Sri Aurobindo
Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda
Avec commentaires
2. Rétrospective de la théorie védique
Le Véda appartient donc à une époque fondatrice antérieure à nos philosophies intellectuelles. La pensée procédait alors par d’autres méthodes que celles adoptées par notre raisonnement logique et l’expression parlée autorisait des tournures que nos habitudes modernes jugeraient inadmissibles. Les plus sages se basaient alors sur l’expérience intérieure et sur les suggestions du mental intuitif, pour toute connaissance dépassant le cadre des perceptions ordinaires et des activités quotidiennes de l’humanité. Leur but était l’illumination, non la persuasion logique, leur idéal le voyant inspiré, non le raisonneur scrupuleux. La tradition indienne a fidèlement conservé cette perception de l’origine des Védas. Le Rishi n’était pas l’auteur particulier d’un hymne, mais le voyant – draṣṭā – d’une vérité éternelle et d’une connaissance impersonnelle. Le langage du Véda lui-même est śruti, rythme non pas composé par l’intellect mais entendu, Verbe divin qui arrivait vibrant de l’Infini à celui qui s’était au préalable préparé à “écouter” intérieurement cette connaissance impersonnelle. Les termes eux-mêmes, draṣṭā et śruti, la vue et l’ouïe, sont des expressions védiques; ceux-ci et d’autres de même nature désignent, dans la terminologie ésotérique des hymnes, la connaissance révélatrice et le contenu de l’inspiration.
Le concept védique de révélation ne suggère rien de miraculeux ou de surnaturel. Le Rishi qui employait ces facultés les avait acquises par un développement personnel progressif. La connaissance elle-même était un voyage et un aboutissement, ou une découverte et une conquête; la révélation ne venait qu’à la fin, la lumière était la récompense de la victoire finale. Le Véda reprend sans cesse cette image du voyage, de l’âme qui marche vers la Vérité. En chemin, elle s’élève à mesure qu’elle avance; son aspiration débouche sur des perspectives nouvelles de pouvoir et de lumière; elle conquiert par un effort héroïque ses possessions spirituelles amplifiées.
Sur le plan historique, le Rig-Véda peut être considéré comme le témoignage d’un grand progrès effectué par l’humanité, grâce à des moyens spéciaux, à un moment donné de son évolution collective. D’un point de vue tant ésotérique qu’exotérique, c’est le Livre des Œuvres, du sacrifice intérieur et extérieur; c’est l’hymne de la bataille et de la victoire de l’esprit, tandis qu’il découvre et gravit les plans de pensée et d’expérience inaccessibles à l’homme naturellement plein d’animalité; c’est la glorification par l’homme de la Lumière, de la Puissance et de la Grâce divines à l’œuvre dans le mortel. Il ne cherche donc pas, loin s’en faut, à consigner les résultats d’une spéculation intellectuelle ou fantaisiste, ni ne renferme les dogmes d’une religion primitive. Seulement, à partir d’une communauté d’expérience et compte tenu de l’impersonnalité de la connaissance reçue, se développent un corps fixe de notions constamment répétées et un discours symbolique fixe lui aussi qui, en ces débuts du langage humain, était sans doute la forme nécessaire que devaient prendre ces conceptions, parce que seule capable, grâce à son réalisme et son pouvoir de suggestion mystique combinés, d’exprimer ce qui pour le mental ordinaire de la race demeurait inexprimable. Nous voyons en tout cas les mêmes notions se répéter d’hymne en hymne, usant constamment des mêmes termes et des mêmes images, et fréquemment des mêmes expressions, avec un mépris total pour toute recherche de l’originalité poétique ou toute exigence d’innovation dans la pensée et de hardiesse dans le langage. Ne recherchant ni l’élégance, ni la richesse ni la beauté esthétiques, ces poètes mystiques s’en tiennent à la forme consacrée, qui était devenue pour eux une sorte d’algèbre divine, transmettant les formules éternelles de la Connaissance aux générations successives d’initiés.
Les hymnes possèdent en effet une métrique consommée, une technique toujours subtile et ingénieuse, de grandes variations de style et de tempérament poétique; ils ne sont pas l’œuvre d’artisans grossiers, barbares et primitifs, mais le souffle vivant d’un art souverain et conscient, moulant ses créations dans le mouvement puissant mais bien maîtrisé d’une inspiration vigilante. Tous ces talents prestigieux furent cependant délibérément exercés en respectant un cadre invariable, en se servant toujours des mêmes matériaux. Car pour les Rishis, l’art de dire n’était qu’un moyen, pas un but; leur principale préoccupation était résolument pratique, presque utilitaire, au sens le plus noble de l’utilité. L’hymne était, pour le Rishi qui le composait, un moyen de progrès spirituel, pour lui-même et pour autrui. Jailli de son âme et devenu pouvoir de son mental, il permettait de véhiculer ce que lui-même cherchait à formuler dans un moment important ou même critique de l’histoire intérieure de sa vie. L’hymne l’aidait à exprimer le dieu en lui, à détruire le dévoreur, le porte-parole du mal; entre les mains de l’aryen combattant pour la perfection il devenait une arme; il jetait des éclairs comme la foudre d’Indra lancée contre l’Accapareur au flanc de la montagne, le Loup au détour du chemin, le Voleur sur les berges des fleuves.
Le monolithisme de la pensée védique, une fois associée à sa profondeur, sa richesse et sa subtilité, suscite quelques spéculations intéressantes. Car nous aurions raison de soutenir qu’une telle rigidité dans la forme et le contenu serait difficilement possible dès que débutent la pensée et l’expérience psychologique, ou même quand s’amorcent leur progrès et leur manifestation. Nous pouvons par conséquent supposer que notre actuel saṃhitā (recueil ou collection d’hymnes) marque la fin d’une période, non son commencement, ni même un stade ultérieur de son évolution. Il est même possible que ses hymnes les plus anciens soient un développement ou une version relativement moderne d’un évangile lyrique plus primitif1, rédigé dans les formes plus libres et plus souples d’un langage humain encore plus archaïque. Ou encore, toute la masse volumineuse de ses litanies pourrait n’être qu’une sélection faite par Véda Vyasa, à partir d’une tradition aryenne plus prodigue encore. Composé, comme le veut la coutume, par Krishna de l’île, le grand sage de la tradition, le compilateur colossal (Vyasa), qui contemplait les débuts de l’Âge de Fer, les siècles du crépuscule grandissant et de l’ultime obscurité, il se peut qu’il soit le dernier testament des Âges de l’Intuition, des lumineuses Aurores des Ancêtres, à leurs descendants, à une race humaine dont l’esprit se tournait déjà vers les basses plaines et les gains plus faciles et plus sûrs – sûrs en apparence seulement peut-être – de la vie matérielle et de l’intellect et de la raison logique.
Mais ce ne sont là que spéculations et déductions. Ce qui est certain, c’est que les faits ont pleinement confirmé cette tradition ancienne selon laquelle, conformément au cycle de son évolution, l’humanité verrait le Véda progressivement se voiler et disparaître. L’éclipsé avait déjà commencé bien avant que ne débute la nouvelle grande époque de la spiritualité indienne, l’époque védantique, qui fit de son mieux pour préserver ou retrouver ce qui restait encore de l’antique connaissance. Il ne pouvait guère en être autrement. Car le système des Mystiques védiques reposait sur des expériences difficilement accessibles à l’humanité ordinaire et faisait appel à des facultés qui, chez la plupart d’entre nous, sont rudimentaires et imparfaitement développées, et si jamais elles sont actives, opèrent de façon trouble et intermittente. Une fois retombée la première ardeur de cette recherche de la vérité, il fallait qu’interviennent des périodes de fatigue et de relâchement, au cours desquelles les vieilles vérités devaient être partiellement perdues. Elles ne sauraient être alors aisément retrouvées en examinant le sens des anciens hymnes; car ceux-ci étaient rédigés dans un langage volontairement ambigu.
Une langue inintelligible se laisse déchiffrer, quand la clef est trouvée; un discours délibérément équivoque, rempli de pièges et d’allusions déconcertantes, garde son secret avec beaucoup plus d’obstination et de succès. Aussi, quand les penseurs en Inde se mirent à réexaminer le sens du Véda, la tâche fut difficile et la réussite partielle seulement. Il subsistait une source de lumière, la connaissance traditionnelle transmise chez ceux qui savaient par cœur et expliquaient le texte du Véda ou avaient la charge du rituel védique – deux fonctions qui à l’origine se recoupaient; dans les premiers temps en effet, le prêtre était aussi maître et voyant. Mais la clarté de cette lumière était déjà ternie. Les Purohits de renom eux-mêmes accomplissaient les rites avec une connaissance très imparfaite du pouvoir et du sens des paroles sacrées qu’ils récitaient. Car la dimension pratique du culte védique avait recouvert d’une croûte épaisse la connaissance intime, et étouffait progressivement ce qu’elle avait auparavant mission de protéger. Le Véda était déjà devenu une collection de mythes et de rites. Le pouvoir avait commencé à fuir la cérémonie symbolique; la lumière avait abandonné la parabole mystique pour ne laisser apparaître en surface que caricature et naïveté.
Les Brahmanas et les Upanishads marquent une vigoureuse renaissance qui, partant du texte et du rituel sacrés, aboutit à une formulation nouvelle de la pensée et de l’expérience spirituelles. Ce mouvement suivit deux directions complémentaires: d’une part le maintien de la forme, de l’autre la révélation de l’âme du Véda – la première représentée par les Brahmanas2, la seconde par les Upanishads.
Les Brahmanas s’efforcent de codifier et de préserver les détails de la cérémonie védique, les conditions pratiques à remplir pour qu’ils s’avèrent efficaces, le sens et le but symboliques de leurs différentes composantes, de leurs gestes et ustensiles, la signification des textes importants pour le rituel, ce que visent les allusions obscures, le souvenir des anciens mythes et traditions. Plusieurs de leurs légendes sont évidemment postérieures aux hymnes, inventées pour expliquer des passages qu’on ne comprenait plus; d’autres ont pu appartenir à l’appareil initial du mythe et de la parabole utilisé autrefois par les symbolistes, ou être la transcription d’un réel contexte historique dans lequel s’inscrit la composition des hymnes. La tradition orale est toujours une lumière qui obscurcit; un symbolisme nouveau, travaillant sur un ancien à moitié disparu, court le risque de le recouvrir plutôt que de le révéler; les Brahmanas, par conséquent, bien que riches d’indications intéressantes, nous aident fort peu dans notre recherche et ne sont pas davantage un guide sûr pour déterminer le sens de textes particuliers, dont ils s’efforcent de donner une interprétation rigoureuse et littérale.
Les Rishis des Upanishads ont adopté une autre méthode. Ils ont cherché à retrouver la connaissance perdue ou défaillante par la méditation et l’expérience spirituelle, et se sont servis du texte des anciens mantras pour conforter ou légitimer leurs propres intuitions et perceptions; ou bien la Parole védique faisait germer en eux une pensée et une vision grâce auxquelles, sous des formes nouvelles, ils redécouvraient d’antiques vérités. Ce qu’ils trouvaient, ils l’exprimaient autrement, en termes plus intelligibles pour l’époque où ils vivaient. D’un certain point de vue, n’étant pas mû par le désir scrupuleux de l’érudit d’arriver à l’intention exacte derrière les mots, à l’idée précise derrière les phrases, pris dans leur contexte réel, leur maniement des textes n’était pas désintéressé. Ils étaient en quête d’une vérité plus haute que verbale, et se servaient de ce que les mots suggéraient uniquement pour parvenir à l’illumination qu’ils s’efforçaient d’atteindre. Ils ignoraient ou négligeaient le sens étymologique, et utilisaient souvent une méthode d’interprétation symbolique de la phonétique qui est difficilement acceptable. Voilà pourquoi, si leur éclairage des idées principales et du système psychologique des anciens Rishis est un apport inestimable, les Upanishads ne nous aident guère plus que les Brahmanas à déterminer le sens précis des textes qu’elles citent. Leur mission réelle fut avant tout de fonder le Védanta plutôt que d’interpréter le Véda.
Ce vaste mouvement, en effet, a permis finalement d’exposer une pensée et une spiritualité nouvelles et plus durablement puissantes, le Véda culminant dans le Védanta. Deux nettes tendances l’habitaient, qui ont contribué à désintégrer la pensée et la culture védiques primitives. D’abord, une certaine propension à subordonner de plus en plus complètement le rituel extérieur, la fonction pratique du mantra et du sacrifice, à un dessein plus nettement spirituel. L’équilibre, la synthèse, préservés par les anciens Mystiques entre l’objectif et le subjectif, la vie matérielle et la vie spirituelle, une fois rompus se modifièrent. Un équilibre nouveau, une synthèse nouvelle, furent instaurés, privilégiant finalement l’ascétisme et le renoncement, avant d’être à leur tour rompus et modifiés quand leurs propres tendances s’exacerbèrent dans le bouddhisme. Le sacrifice, le rituel symbolique devinrent de plus en plus une survivance inutile, voire même un handicap; cependant, du fait même de leur automatisme et de leur impuissance, on finit par insister, comme c’est souvent le cas, sur tout ce qu’ils comportaient de plus superficiel, tandis que cette partie du génie national qui s’y accrochait encore obligeait, contre toute raison, à s’y conformer dans le moindre détail. Il en résulta une nette division, observée dans les faits bien que jamais admise en théorie, entre le Véda et le Védanta, distinction que pourrait résumer la formule: “Le Véda aux prêtres, le Védanta aux sages.”
Le mouvement védantique tendit d’autre part à se débarrasser progressivement du langage symbolique, du voile constitué par le mythe concret et l’imagerie poétique dans lequel les Mystiques avaient enveloppé leur pensée, lui substituant une présentation plus claire et un langage plus philosophique. À terme cette tendance devait rendre caduc le recours non seulement au rituel, mais aussi au texte védique. Les Upanishads, au langage de plus en plus limpide et direct, alimentèrent la réflexion indienne la plus noble et remplacèrent la poésie inspirée de Vasishtha et de Vishvamitra3. Les Védas, cessant progressivement d’être la base indispensable de l’éducation, ne furent désormais plus étudiés avec le même zèle et la même intelligence; leur langage symbolique, cessant d’être employé, perdit, pour les générations nouvelles dont la manière de penser différait totalement de celle de leurs prédécesseurs védiques, le peu qui lui restait de son sens secret. Les Âges de l’Intuition s’apprêtaient à disparaître pour laisser la place à la première aurore de l’Âge de la Raison.
Le bouddhisme, mettant un terme à cette révolution, ne garda des manifestations extérieures du monde ancien que quelques grandioses cérémonies et autres coutumes mécaniques. Il chercha à abolir le sacrifice védique et à promouvoir l’usage de la langue commune populaire pour remplacer la langue littéraire. Et bien que la renaissance de l’hindouisme dans les religions puraniques ait empêché pendant plusieurs siècles son œuvre d’aboutir, le Véda lui-même n’a que peu profité de ce répit. Pour combattre la popularité de la religion nouvelle, il aurait fallu en effet proposer, au lieu de textes vénérables mais inintelligibles, des Écritures rédigées de manière accessible dans un sanskrit plus moderne. Pour la masse de la nation, les Puranas ont écarté le Véda, et le culte des nouveaux systèmes religieux a remplacé les vieilles cérémonies. Le Véda avait déserté jadis le sage pour le prêtre, il allait désormais passer des mains du prêtre entre celles de l’érudit. Et cette nouvelle tutelle acheva de mutiler son sens, de rabaisser sa dignité et son caractère sacré authentiques.
Non que le travail fait sur les hymnes par l’érudition indienne, entamé avant l’ère chrétienne, ait été en tout point une faillite, Bien au contraire, c’est le soin diligent et le génie conservateur des pandits qui seuls ont permis de préserver le Véda, après la perte de son secret, les hymnes eux-mêmes ayant cessé d’être dans la pratique une Écriture vivante. Les deux millénaires d’orthodoxie scolastique nous ont même laissé, pour redécouvrir le secret perdu, certains atouts inestimables: un texte établi scrupuleusement jusqu’au moindre accent, le Lexique important de Yaska et le grand Commentaire de Sayana qui, malgré ses nombreuses et souvent étonnantes lacunes, demeure pour le savant une première étape indispensable dans la constitution d’une science védique solide.
Les érudits
Le texte du Véda en notre possession est resté inchangé depuis plus de deux mille ans. Il date, pour autant que nous le sachions, de cette grande période d’activité intellectuelle en Inde, contemporaine de l’épanouissement grec mais antérieure à ses débuts, qui a fondé la culture et la civilisation consignées dans la littérature classique du pays. Il est impossible de dire si notre texte remonte à un passé plus lointain encore. Mais certaines considérations nous autorisent à croire qu’il date de la plus haute antiquité. Un texte reproduisant fidèlement la moindre syllabe, le moindre accent, était quelque chose de suprêmement important pour les ritualistes védiques; car de cette exactitude scrupuleuse dépendait l’efficacité du sacrifice. On raconte par exemple dans les Brahmanas l’histoire de Tvashtri qui, accomplissant un sacrifice pour se procurer quelqu’un qui vengerait son fils tué par Indra, obtint, du fait d’une erreur d’accent, non pas un assassin d’Indra mais quelqu’un dont Indra devait être le meurtrier. La fidélité prodigieuse de la mémoire des Indiens d’autrefois est également légendaire. Et le caractère sacré du texte interdisait toutes ces interpolations, altérations, révisions, modernisations, comme celles qui, dénaturant l’ancien poème épique des Kurus, nous valent la forme actuelle du Mahabharata. Il est par conséquent fort probable que nous possédions, dans sa substance même, le Samhita de Vyasa, tel qu’il a été agencé par le grand sage et compilateur.
En substance, mais non dans sa rédaction actuelle. La prosodie védique différait à bien des égards de celle du sanskrit classique, utilisant notamment avec beaucoup plus de souplesse le principe de combinaison euphonique des mots séparés (sandhi), qui caractérise la langue littéraire. Les Rishis védiques, comme il sied à ceux qui parlent une langue vivante, plutôt que de suivre une règle fixe, se fiaient à l’oreille; tantôt ils combinaient les mots, tantôt les laissaient séparés. Mais quand il fallut consigner par écrit le Véda, la loi de combinaison euphonique avait acquis une autorité beaucoup plus despotique sur le langage, et le texte ancien fut rédigé par les grammairiens, en respectant autant que possible ses principes. Ils veillèrent cependant à l’accompagner d’un autre texte, appelé Padapatha, qui, procédant en sens inverse, revenait aux mots originaux séparés et qui allait même jusqu’à signaler comment ils se décomposaient.
Un tel système aurait pu aisément semer la confusion. Nous n’avons pourtant jamais aucun mal à restituer les harmonies initiales de la prosodie védique à partir de la version officielle, et cela nous le devons essentiellement à la diligence des anciens scribes. Extrêmement rares sont les exemples où l’exactitude ou le jugement sain du Padapatha peuvent être remis en question.
Nous avons donc à la base un texte que nous pouvons accepter en toute confiance et qui, même si nous l’estimons douteux ou défectueux par endroits, n’exige en aucun cas le travail de correction souvent débridé qu’appellent certains ouvrages classiques européens. Cela constitue, d’emblée, un avantage inestimable, fruit de l’antique et méticuleuse sagesse indienne envers laquelle nous ne saurions être trop reconnaissants.
Sur certains autres points, il pourrait être risqué de suivre aveuglément la tradition scolastique – comme lorsqu’il s’agit d’établir quel Rishi est l’auteur d’un poème védique, chaque fois qu’une tradition plus ancienne hésite à se prononcer. Mais ce sont là détails mineurs. Il n’y a pas non plus, selon moi, de raison suffisante pour remettre en cause, dans la plupart des hymnes, l’ordre des vers et leur intégralité. Les exceptions, s’il y en a, sont rares et sans grande importance. Quand les hymnes nous paraissent incohérents, c’est parce que nous ne les comprenons pas. Une fois la clef trouvée, nous découvrons qu’ils constituent des ensembles parfaits, aussi admirables par la structure de leur pensée que par leur diction et leurs rythmes.
C’est quand nous nous tournons, pour interpréter le Véda, vers l’érudition indienne traditionnelle que nous ne pouvons nous empêcher d’émettre les plus grandes réserves. Car dès le tout début de l’érudition classique, l’analyse ritualiste du Véda l’emportait déjà; le sens originel des mots, des vers, des allusions, la clef de la structure de la pensée avaient été perdus ou éclipsés depuis longtemps; et chez les érudits manquait cette intuition ou cette expérience spirituelle permettant de retrouver, partiellement du moins, le secret perdu. Dans un tel domaine, la simple érudition, surtout quand elle s’accompagne d’un mental scolastique ingénieux, est autant un piège qu’un guide.
Dans le Lexique de Yaska, notre auxiliaire le plus précieux, il nous faut distinguer deux éléments de valeur très inégale. Quand Yaska le lexicographe recense les diverses acceptions des termes védiques, son autorité est grande et son aide capitale. Sa connaissance de toutes les significations anciennes n’était, semble-t-il, pas parfaite, car le Temps et l’Évolution avaient effacé beaucoup d’entre elles qui, en l’absence d’une philologie scientifique, n’avaient pu être par la suite rétablies. Mais la tradition en avait préservé un grand nombre. Chaque fois que Yaska respecte cette tradition et renonce à son ingéniosité de grammairien, les sens qu’il attribue aux mots, même s’ils ne sont pas toujours applicables au passage auquel il se réfère, peuvent néanmoins être corroborés par un examen philologique approfondi. Mais Yaska l’étymologiste ne vaut pas Yaska le lexicographe. Ce sont les érudits indiens qui, les premiers, ont élaboré une grammaire scientifique, mais nous devons à la recherche moderne les bases d’une philologie solide. Rien ne peut être plus fantaisiste et anarchique que les méthodes de pure ingéniosité qu’employèrent jadis, jusqu’au dix-neuvième siècle, les étymologistes, que ce soit en Europe ou en Inde. Et quand Yaska adopte de telles méthodes, nous sommes obligés de lui fausser compagnie. Et son interprétation de textes spécifiques n’est pas plus convaincante que celle donnée plus tard par les recherches de Sayana.
Le commentaire de Sayana met fin à la période d’investigation scolastique originale et vivante sur le Véda, période inaugurée, en quelque sorte, par le Nirukta de Yaska, une autorité majeure parmi tant d’autres. Le Lexique a été établi alors que la mentalité indienne, encore pleine de vigueur, rassemblait ses acquis préhistoriques pour y puiser la substance d’un nouvel accès d’originalité; le Commentaire est, lui, l’une des dernières grandes œuvres du genre que nous ait léguée la tradition classique, depuis son ultime foyer et refuge en Inde du Sud, avant que la conquête musulmane ne disloque et éparpille la culture ancienne. Il y eut par la suite des sursauts vigoureux et originaux, des tentatives éparses pour la faire renaître et la recomposer, mais une entreprise d’un caractère aussi général, massif et monumental n’a guère été possible.
Les mérites indiscutables de ce grand héritage sont évidents. Composé par Sayana, avec la collaboration des spécialistes les plus éminents de son époque, l’ouvrage représente un gigantesque travail d’érudition, trop gigantesque sans doute pour qu’un seul cerveau ait pu alors s’en acquitter. Et pourtant il porte la marque de l’intelligence qui l’a coordonné. L’ensemble est homogène, malgré de multiples incohérences de détail, épouse généralement un plan, d’ailleurs très simple, est composé dans un style lumineux, concis, dont l’élégance quasi littéraire pourrait paraître étrangère au style habituel du commentaire indien. On n’y rencontre nulle part le moindre étalage de pédanterie; le combat avec les difficultés du texte est soigneusement camouflé, et l’atmosphère de perspicacité lucide qui s’en dégage, de maîtrise certaine et sans prétention, force l’admiration de ses détracteurs eux-mêmes. Les premiers spécialistes du Véda en Europe ont particulièrement apprécié l’esprit rationnel des interprétations de Sayana.
Cependant, même pour une lecture littérale du Véda, il est impossible d’accepter, sans les plus grandes réserves, tant la méthode de Sayana que ses résultats. Qu’il procède en prenant, avec la langue et la syntaxe, des libertés qui sont inutiles et parfois inconcevables, et obtienne ses résultats, très souvent, en interprétant les termes védiques courants et même les formules védiques convenues avec une stupéfiante incohérence, soit. Ce sont là des défauts mineurs, sans doute inévitables vu l’état des textes qu’il avait à traiter. Mais le défaut fondamental du système de Sayana, c’est cette obsession permanente de la formule rituelle dans le moule étriqué duquel il s’efforce perpétuellement de faire entrer le sens du Véda. Aussi néglige-t-il plusieurs indications et suggestions capitales pour établir le sens superficiel de l’antique Écriture – problème tout aussi intéressant que la recherche de son sens profond. Le résultat est une peinture des Rishis, de leurs pensées, leur culture, leurs aspirations, si mesquine et si pauvre qu’elle rend, pour peu qu’on l’accepte, l’ancienne vénération pour le Véda, pour son autorité sacrée et son statut divin, complètement incompréhensible à la raison, ou ne s’explique que si l’on en fait la perpétuation aveugle d’un dogme incontestable fondé au départ sur une erreur.
Le Commentaire présente, il est vrai, d’autres aspects et éléments, mais ceux-ci se subordonnent à l’idée principale ou en dépendent. Sayana et ses collaborateurs avaient à travailler sur une masse importante de spéculations et de traditions, souvent antagonistes, héritées du passé. Certains de ses éléments, il fallait les approuver formellement, pour d’autres ils se sentaient obligés de transiger en n’y souscrivant que très partiellement. Il est possible que la grande autorité, longtemps incontestée, dont a joui l’œuvre de Sayana soit due à l’habileté avec laquelle il a su tirer d’un flou ou même d’une confusion antérieurs une interprétation présentant forme et cohésion rigoureuses.
Le premier élément que Sayana dut traiter, le plus intéressant pour nous, a été le reliquat des vieilles interprétations spirituelles, philosophiques ou psychologiques de la Shruti, fondement même de son caractère sacré. Chaque fois que celles-ci correspondaient à la conception courante ou orthodoxe4, Sayana les admet; mais elles constituent un élément exceptionnel dans son œuvre, de quantité et d’importance négligeables. Il lui arrive de mentionner en passant ou de reconnaître à la rigueur des interprétations psychologiques moins courantes. Il signale, par exemple, sans toutefois y souscrire, une ancienne interprétation de Vritra, faisant de lui le Recouvreur qui dissimule et refuse à l’homme ce qu’il désire et à quoi il aspire. Pour Sayana, Vritra représente soit tout simplement l’ennemi, soit concrètement le démon du nuage qui accapare les eaux et doit être transpercé par Celui qui donne la pluie.
Un deuxième élément est le contenu mythologique ou, comme on pourrait presque l’appeler, le contenu puranique – les mythes et histoires des dieux, relatés d’une façon anecdotique qui les prive de cette signification plus profonde et de cette réalité symbolique où tout Purana puise sa vérité essentielle.5
Un troisième élément est la dimension légendaire et historique, les histoires des anciens rois et Rishis, relatées dans les Brahmanas ou par une tradition postérieure, et destinées à expliquer les allusions obscures du Véda. Sayana aborde ces récits non sans quelque réticence. Il y voit souvent une interprétation juste des hymnes tout en leur donnant, parfois, un sens différent, évidemment plus conforme à sa pensée, mais hésite entre les deux explications.
L’interprétation naturaliste est un élément plus important. Il y a non seulement les associations évidentes ou traditionnelles, Indra, les Maruts, le triple Agni, Surya, Usha, mais nous constatons aussi que Mitra personnifiait le Jour, Varuna la Nuit, Aryaman et Bhaga le Soleil, les Ribhus ses rayons. Nous avons là les germes de cette théorie naturaliste du Véda, que l’érudition européenne a tant développée. Les érudits indiens, quand ils spéculaient, ne se permettaient pas jadis la même liberté ni ne se montraient aussi systématiquement pointilleux. Cet élément du Commentaire de Sayana est cependant à l’origine même de la science européenne de la mythologie comparée.
Mais c’est la conception ritualiste qui prédomine; c’est la note persistante où se perdent toutes les autres. D’après la convention des écoles philosophiques, les hymnes, même quand on en fait l’autorité suprême pour acquérir la connaissance, ont néanmoins pour objet, d’abord et essentiellement, le Karmakanda, les œuvres – avec pour tâche principale de se conformer au rituel des sacrifices védiques. Cette conception guide tout l’effort de Sayana. C’est dans ce moule qu’il coule la langue du Véda, donnant une coloration ritualiste à l’ensemble de ses termes caractéristiques – nourriture, prêtre, dispensateur, richesse, louange, prière, rite, sacrifice.
Richesse et nourriture – car ce sont les possessions les plus égoïstes et les plus terre à terre que le sacrifice se propose d’obtenir, biens matériels, force, pouvoir, enfants, serviteurs, or, chevaux, vaches, la victoire, le massacre et le pillage des ennemis, la perte d’un critique malveillant. En lisant cette succession d’hymnes ainsi interprétés, on commence à mieux comprendre la contradiction apparente de l’approche de la Gita qui, sans jamais cesser de reconnaître dans le Véda la connaissance divine (Gita, XV-15), fustige pourtant sévèrement les partisans d’un védisme intransigeant (Gita, 11-42), tous ceux dont les beaux préceptes visaient uniquement à se procurer richesse, pouvoir et jouissance matériels.
Le plus grand tort du Commentaire de Sayana a été d’attribuer au Véda, de façon définitive et péremptoire, ce sens le plus dégradant possible. La prédominance de l’interprétation ritualiste avait déjà empêché l’Inde de faire un usage vivant de sa plus grande Écriture, et lui avait refusé la clef permettant d’accéder véritablement au sens complet des Upanishads. Le Commentaire de Sayana a sanctionné un vieux malentendu, sanction qui n’a pu être levée pendant plusieurs siècles. Et ses suggestions, quand une autre civilisation a découvert et voulu étudier le Véda, sont devenues dans la mentalité européenne la source d’erreurs nouvelles.
Néanmoins, si elle a été une clef tournée à double tour sur le sens intime du Véda, l’œuvre de Sayana reste pourtant indispensable pour ouvrir l’antichambre des connaissances védiques. Tout l’immense travail de l’érudition européenne, si utile soit il, n’a pu s’y substituer. À chaque pas nous sommes obligés de nous écarter d’elle, mais à chaque pas nous sommes obligés de nous en servir. C’est un tremplin nécessaire, ou une marche à l’entrée, que nous devons franchir si nous désirons pénétrer plus avant dans le sanctuaire.
1 Le Véda parle lui-même constamment de Rishis “anciens” et “modernes”, pūrvaḥ... nūtanaḥ (1-1-2), les premiers suffisamment anciens pour être considérés comme une sorte de demi-dieux, les pères fondateurs de la Connaissance.
2 Il est évident que ces appréciations, comme d’autres dans ce chapitre, reposent sur une observation succincte et sommaire de certaines tendances principales. Les Brahmanas, par exemple, ont également, par endroits, une dimension philosophique.
3 Là encore, ceci n’exprime que la tendance générale et mérite d’être nuance. Les Védas sont encore cités comme faisant autorité; mais, dans l’ensemble, ce sont les Upanishads qui deviennent le Livre de la Connaissance, le Véda demeurant plutôt le Livre des Œuvres.
4 J’emploie le mot au sens large. Les termes orthodoxe et hétérodoxe, dans leur acception européenne ou sectaire, ne peuvent en effet s’appliquer à l’Inde où a toujours existé la liberté d’opinion.
5 Il y a toute raison de supposer que Purana (légende et apologue) et Itihasa (tradition historique) faisaient partie de la culture védique, longtemps avant l’apparition de la forme actuelle des Puranas et des Poèmes épiques historiques.