Sri Aurobindo
Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda
Avec commentaires
3. Les théories modernes
Ce fut l’intérêt porté par une culture étrangère qui brisa, plusieurs siècles plus tard, le sceau que Sayana et son autorité incontestable avaient posé sur l’interprétation ritualiste du Véda. L’antique Écriture fut livrée à une érudition laborieuse, audacieuse dès qu’elle spéculait, ingénieuse quand elle se laissait emporter par son imagination, consciencieuse dans les limites de ses propres lumières, mais mal équipée pour comprendre la méthode des anciens poètes mystiques; car manquant totalement d’affinité pour ce tempérament d’une époque révolue, elle n’avait, dans son propre contexte intellectuel ou spirituel, aucune clef pour saisir les notions dissimulées derrière les images et paraboles védiques. Le résultat est ambivalent: on assiste, d’une part, aux débuts d’un traitement plus minutieux, plus approfondi, plus vigilant et plus libre également des problèmes de l’interprétation védique, et d’autre part, à l’exagération définitive de son sens concret superficiel et l’occultation totale de son véritable secret.
Malgré la hardiesse de leurs spéculations et l’esprit d’indépendance dont témoignent leurs découvertes ou leurs inventions, les spécialistes du Véda en Europe se sont en réalité appuyés d’un bout à l’autre sur les éléments traditionnels préservés dans le Commentaire de Sayana, et n’ont pas essayé de traiter le problème de manière entièrement originale. Ce qu’ils ont découvert dans Sayana et dans les Brahmanas, ils l’ont développé à la lumière des théories contemporaines et de la connaissance moderne; se livrant à des déductions ingénieuses inspirées des méthodes comparatives appliquée à la philologie, à la mythologie et à l’histoire, spéculant adroitement et extrapolant à partir des données en leur possession, rassemblant les indications éparses dont ils disposaient, ils ont échafaudé une théorie complète de la mythologie védique, de l’histoire védique, de la civilisation védique, qui fascine par sa perfection méticuleuse mais dissimule, sous la sûreté apparente de sa méthode, le fait que cet édifice imposant a été en grande partie construit sur les sables de la conjecture.
La théorie moderne du Véda part du principe, emprunté à Sayana, que les Védas sont un recueil d’hymnes composés par une société archaïque, primitive et essentiellement barbare, ayant des conceptions morales et religieuses frustes, une structure sociale rudimentaire, et une vision du monde extérieur parfaitement enfantine. Le ritualisme, qui pour Sayana faisait partie d’une connaissance divine et possédait une vertu mystérieuse, représentait aux yeux des érudits européens la codification d’anciens sacrifices propitiatoires, offerts par un peuple sauvage à des personnalités surhumaines imaginaires, que l’adoration ou le mépris rendait bienveillants ou malveillants. L’élément historique admis par Sayana fut volontiers adopté et amplifié grâce à de nouvelles traductions, et la recherche avide d’indications éclairant l’histoire, les mœurs et les institutions primitives de ces races barbares, proposa de nouvelles explications aux allusions trouvées dans les hymnes. La dimension naturaliste a joué un rôle plus important encore. L’assimilation évidente des dieux védiques, dans leur comportement extérieur, à certains Pouvoirs de la Nature servit de point de départ à une étude comparative des mythologies aryennes; l’association plus contestable de certaines des divinités secondaires avec des Pouvoirs du Soleil, servit de principe général pour expliquer le système de constitution des mythes chez les primitifs; la Mythologie comparée s’enrichit pour sa part de nouvelles théories sur les mythes solaires et stellaires. Vue sous cet angle, l’hymnologie védique finit par être interprétée comme une allégorie mi-superstitieuse mi-poétique de la Nature, comportant un élément astronomique important. Le reste est en partie de l’histoire contemporaine, en partie les codes et pratiques d’un ritualisme sacrificiel, non pas mystique, mais simplement primitif et superstitieux.
Une telle interprétation reflète parfaitement les théories scientifiques sur la culture humaine archaïque et son émergence récente à partir du pur sauvage, théories populaires tout au long du dix-neuvième siècle et qui prédominent encore aujourd’hui. Mais les progrès de notre connaissance ont considérablement ébranlé cette première et trop hâtive généralisation. Nous savons maintenant qu’il y a plusieurs milliers d’années des civilisations remarquables ont existé en Chine, en Égypte, en Chaldée, en Assyrie, et il est désormais généralement admis que la Grèce et l’Inde n’ignoraient pas, elles non plus, cette haute culture largement répandue en Asie et parmi les races méditerranéennes. Si les Indiens de l’époque védique échappent encore à cette révision de la connaissance, c’est parce que se perpétue la théorie d’où est partie l’érudition européenne, à savoir qu’ils appartenaient à la soi-disant race aryenne et se trouvaient culturellement au même niveau que les premiers Aryens grecs, celtes et germains, tels qu’ils nous apparaissent dans les poèmes homériques, les vieilles sagas norvégiennes et les témoignages des Romains sur les anciens Gaulois et Teutons. Ainsi naquit la théorie selon laquelle ces races aryennes étaient des barbares du Nord qui, partis de contrées plus froides, étaient venus envahir les vieilles et riches civilisations de l’Europe méditerranéenne et de l’Inde dravidienne.
Mais les indications dans le Véda sur lesquelles se fonde cette théorie d’une invasion aryenne récente sont très rares et leur sens douteux. Une invasion de ce type n’est jamais réellement mentionnée. La distinction entre Aryen et non-Aryen, dont on s’est tant servi, paraît tenir, d’après l’ensemble des témoignages, à une différence culturelle plutôt que raciale1. La langue des hymnes indique clairement que l’Aryen se reconnaît à un culte ou à une culture spirituelle spécifique – adoration de la Lumière et des pouvoirs de la Lumière et discipline de soi basée sur la culture de la “Vérité” et l’aspiration à l’“Immortalité”, Ritam et Amritam. On ne fait jamais sérieusement allusion à la moindre différence raciale. On peut toujours supposer que la majorité des peuples habitant l’Inde aujourd’hui descendent d’une race nouvelle venue de latitudes plus septentrionales, et peut-être même des régions arctiques, comme le soutient M. Tilak; mais rien dans le Véda, pas plus que dans le profil2 ethnique actuel du pays, ne permet d’établir l’existence d’une telle invasion, à une époque proche de celle des hymnes védiques, ni la lente pénétration, dans une péninsule dravidienne civilisée, d’une petite horde de barbares au teint clair.
Rien ne permet en outre de conclure avec certitude, à partir des données que nous possédons, que les premières cultures aryennes – à supposer que Celtes, Teutons, Grecs et Indiens partagent une même origine culturelle – aient été réellement sous-développées et barbares. Une certaine simplicité pure et noble dans leur vie quotidienne et son organisation, un certain souci de réalisme et une bonhomie joviale dans la conception des dieux qu’ils adoraient et dans leurs rapports avec eux, distinguent le type aryen de celui de la civilisation égypto-chaldéenne plus somptueuse et matérialiste, et de ses religions solennelles et occultes. Mais un tel tempérament n’est pas incompatible avec une haute culture domestique. Au contraire, une multitude de signes contredisent la théorie ordinaire et confirment l’existence d’une grande tradition spirituelle. Les vieilles races celtiques ont certainement possédé quelques-unes des conceptions philosophiques les plus nobles et portent encore de nos jours la marque d’un développement mystique et intuitif précoce, qui, pour produire des effets aussi durables, devait être fort ancien et très poussé. En Grèce, il est probable que le modèle hellène s’est constitué de la même façon sous l’effet des influences orphiques et éleusiniennes, et que la mythologie grecque, telle qu’elle nous a été transmise, avec son lot de suggestions psychologiques subtiles, est l’héritage de l’enseignement orphique. S’il se révélait que la civilisation indienne a été d’un bout à l’autre la continuation de tendances semées en nous par les ancêtres védiques, cela ne ferait donc que confirmer une tradition générale. La vitalité extraordinaire de ces premières cultures, qui déterminent encore chez nous les types principaux de l’homme moderne, les éléments essentiels de son tempérament, les tendances principales de sa réflexion, de son art et de sa religion, n’a pu provenir d’une sauvagerie primaire. Tout ceci est le résultat d’un développement préhistorique profond et puissant.
La mythologie comparée a déformé le sens des premières traditions de l’homme, en ignorant ce stade important du progrès humain. Elle a basé son interprétation sur une théorie selon laquelle rien n’existe entre, d’une part, le sauvage primitif et, d’autre part, Platon ou les Upanishads. Elle a supposé que les religions initiales avaient pour origine l’étonnement de barbares qui, réalisant soudain qu’il existait, fait stupéfiant, des choses aussi étranges que l’aurore et la nuit et le soleil, ont tenté de les expliquer d’une façon grossière, barbare et imagée. Et, de cet émerveillement enfantin, nous sautons d’un bond aux théories profondes des philosophes grecs et des sages du Védanta. La mythologie comparée est la création d’hellénistes, interprétant des données non-helléniques selon une perspective basée elle-même sur une mécompréhension de la mentalité grecque. Un jeu ingénieux de l’imagination poétique plutôt qu’une patiente recherche scientifique lui a servi de méthode.
Si nous examinons les résultats du procédé, nous constatons une confusion extraordinaire où se mêlent images et interprétations, une masse chaotique totalement dépourvue de la moindre logique ou cohérence. Nous avons là une collection de détails qui se heurtent, se bousculent au hasard, s’associent pour immédiatement se contredire, alors que leur crédibilité dépend du bon vouloir de suppositions fantaisistes prises comme seul moyen de connaissance. Une telle incohérence a même été érigée en critère de vérité; car d’éminents érudits prétendent, sérieusement, qu’une méthode qui arriverait à un résultat plus logique et mieux structuré se réfuterait et se discréditerait du fait même de sa cohérence, puisque, dans leur hypothèse, la faculté mytho-poétique primitive repose essentiellement sur la confusion. Mais dans ce cas, rien ne nous oblige à accepter les résultats de la mythologie comparée, et toutes les théories se vaudront; car il n’y a aucune raison valable pour préférer un certain amas d’incohérences à un autre amas d’incohérences différemment aménagé.
Il y a beaucoup de choses utiles dans les spéculations de la mythologie comparée; mais pour que l’ensemble de ses conclusions soit fiable et convaincant, il lui faut utiliser une méthode plus patiente et suivie, de façon à pouvoir s’intégrer à une science solide des religions. Nous devons accepter l’idée que les religions étaient jadis des systèmes organiques, fondés sur des idées qui étaient au moins aussi cohérentes que celles qui constituent nos systèmes actuels de croyance. Nous devons admettre aussi que le passage des systèmes primitifs aux doctrines religieuses et philosophiques plus récentes s’est fait progressivement et de façon parfaitement intelligible. Animés par cette conviction, c’est par une étude vaste et approfondie des données dont nous disposons, et en réalisant comment ont véritablement évolué la pensée et les croyances humaines, que nous arriverons à une connaissance réelle. Le simple fait de constater une analogie entre noms grecs et sanskrits, et la découverte ingénieuse que le bûcher d’Héraclès est une image du soleil couchant, ou que Paris et Hélène sont des déformations grecques de Sarama et des Panis védiques, constituent une diversion intéressante pour un mental Imaginatif, mais ne peuvent en soi conduire à aucun résultat sérieux, même si ces hypothèses se révélaient fondées. On peut d’ailleurs douter sérieusement de leur exactitude, car le vice de la méthode fragmentaire et fantaisiste ayant servi à expliquer les mythes du soleil et des étoiles est que ce genre d’interprétation peut s’appliquer avec autant de succès et d’autorité à toute tradition ou conviction humaines, voire même à des événements historiques authentiques3. Celui qui use d’un tel procédé ne peut jamais savoir avec certitude s’il a touché une vérité ou s’il contemple un simple artifice.
La philologie comparée peut, il est vrai, nous rendre des services, mais cette science, au stade où elle en est, n’apporte rien de vraiment décisif. La philologie contemporaine marque un progrès immense sur tout ce que nous avons connu avant le dix-neuvième siècle. Elle a introduit un esprit d’ordre et de méthode là où ne régnait que pure fantaisie. Elle nous a donné des idées plus justes sur la morphologie du langage et sur ce qui est ou n’est pas possible en étymologie. Elle a établi un petit nombre de règles gouvernant les phénomènes liés à l’érosion du langage qui nous aident à identifier un même terme ou des termes connexes après modification de leur forme dans des langues différentes mais voisines. Là cependant s’arrêtent ses succès. Les grands espoirs qui ont accompagné sa naissance n’ont pas été satisfaits à sa maturité. Elle n’a pas réussi à créer une Science du Langage, et nous ne pouvons faire autrement que de lui appliquer la description, donnée en guise d’excuse par un grand philologue, après quelques décennies d’un consciencieux travail, quand, parlant de ses recherches favorites, il se vit contraint de les appeler “nos petites sciences conjecturales”. Mais une hypothétique science n’a rien de scientifique. Aussi les partisans de disciplines plus rigoureuses et précises refusent-ils formellement ce titre à la philologie comparée, allant jusqu’à nier la possibilité d’une science linguistique.
Les résultats obtenus à ce jour par la philologie n’apportent en fait aucune certitude réelle; car, hormis une ou deux lois d’application limitée, il n’existe nulle part de base fiable. Hier, nous étions tous persuadés que Varuna était identique à Ouranos, le ciel des Grecs; aujourd’hui, on accuse une telle équivalence d’être une erreur philologique; demain, elle sera peut-être réhabilitée. Parame vyoman est une expression védique que la plupart d’entre nous traduiraient par “dans le ciel le plus haut”; mais M.T. Paramasiva Aiyar, dans son travail brillant et étonnant, Les Riks, prétend que cela signifie “dans le creux le plus bas”; car vyoman “veut dire brèche, fissure, son sens littéral étant absence de protection, ūma”; et le raisonnement qu’il emploie épouse si parfaitement la courbe de l’érudition moderne, que le philologue se voit refusé le droit de répliquer qu’“absence de protection” ne peut en aucun cas signifier “fissure”, le langage humain n’ayant pas été construit sur de tels principes. Ces principes sur lesquels le langage est bâti, ou plutôt s’est développé de façon organique, la philologie n’a pas réussi à les découvrir; d’autre part, elle porte encore trop souvent la marque de cette vieille mentalité essentiellement ingénieuse et fantaisiste, et abonde en déductions de ce genre, aussi hasardeuses que brillantes. Mais alors, il s’ensuit que rien ne peut nous aider à décider si parame vyoman, dans le Véda, veut dire le ciel le plus haut ou l’abîme le plus bas. Si elle peut se révéler un auxiliaire précieux, une science du langage aussi approximative ne pourra jamais être, c’est évident, un guide sûr pour comprendre le sens du Véda.
En réalité, il faut bien convenir que le traitement du Véda par les érudits européens a bénéficié d’un prestige excessif tiré de son association, dans la mentalité populaire, avec les progrès de la science occidentale. La vérité est qu’un gouffre énorme sépare les sciences physiques prudentes, rigoureuses et exactes de ces autres branches du savoir, brillantes mais immatures, sur lesquelles repose l’érudition védique. Celles-là s’assurent de leur base, tardent à généraliser, étayent leurs conclusions; celles-ci sont obligées de bâtir, sur de rares données, des théories vastes et floues, et de pallier l’insuffisance d’indications sûres par un excès de conjecture et d’hypothèse. Pleines de promesses éclatantes, elles ne peuvent cependant parvenir à aucune conclusion certaine. Elles sont le premier stade, l’échafaudage rudimentaire d’une science encore en chantier, mais, pour l’instant, ce ne sont pas des sciences.
Il s’ensuit que le problème entier de l’interprétation du Véda demeure un espace vacant où sera la bienvenue toute contribution pouvant aider à l’élucider. Trois contributions de ce genre ont été apportées par des érudits indiens. Deux d’entre elles suivent le schéma ou les méthodes de la recherche européenne, tout en frayant la voie à des théories nouvelles qui, si elles se confirmaient, devraient modifier considérablement notre point de vue sur le sens exotérique des hymnes. M. Tilak, dans sa Patrie arctique des Védas, a accepté les conclusions générales des spécialistes occidentaux, mais en réexaminant les paraboles de l’Aurore et des vaches védiques, ainsi que les données astronomiques contenues dans les hymnes, a démontré que les races aryennes ont très probablement commencé leur migration depuis les régions arctiques au cours de la période glaciaire. Se démarquant avec plus d’audace encore, M.T. Paramasiva Aiyar a tenté de prouver que l’ensemble du Rig-Véda est une représentation imagée de phénomènes géologiques liés à la renaissance de notre planète, après son sommeil prolongé sous les glaces, pendant la même période de l’évolution terrestre. Il est difficile d’accepter globalement les raisonnements et les conclusions de M. Aiyar, mais il a du moins éclairé de façon originale le grand mythe védique d’Ahi Vritra et la débâcle des sept fleuves. Son explication est beaucoup plus vraisemblable et cohérente que celle de la théorie courante, que la langue des hymnes ne justifie pas. Associée au travail de M. Tilak, elle pourrait servir de point de départ à une interprétation exotérique nouvelle de l’antique Écriture, expliquant dans une large mesure ce qui demeure inexplicable, et recréant pour nous, sinon son réel contexte matériel, du moins les origines concrètes de l’ancien monde aryen.
La troisième contribution indienne, de date moins récente, se rapproche davantage de mon propos actuel. C’est la tentative remarquable de Swami Dayananda, fondateur de l’Arya Samaj, visant à refaire du Véda une Écriture religieuse vivante. Dayananda est parti d’un emploi très libre de la philologie indienne telle qu’il l’a découverte dans le Nirukta de Yaska. Lui-même grand spécialiste du sanskrit, il a traité ses matériaux avec une compétence et une originalité étonnantes. Particulièrement créative a été son exploitation d’un trait caractéristique de la langue sanskrite archaïque, que résume parfaitement une formule de Sayana, “la polysémie des racines”. Nous verrons que l’utilisation judicieuse de cette clef est d’une importance capitale pour comprendre la méthode particulière des Rishis védiques.
L’interprétation des hymnes offerte par Dayananda repose sur l’idée que les Védas sont la révélation complète d’une vérité religieuse, éthique et scientifique. Leur doctrine est monothéiste, les dieux védiques décrivant, sous des noms divers, une Divinité unique, tout en témoignant eux-mêmes de Ses pouvoirs, dont nous constatons l’action dans la Nature; une juste compréhension du sens des Védas nous mènerait donc à toutes les vérités scientifiques qui ont été découvertes par la recherche contemporaine.
Une telle théorie est, évidemment, difficile à démontrer. Le Rig-Véda lui-même, il est vrai, affirme (1-164-46) que les dieux ne sont que des appellations différentes de l’Être universel unique, qui dans Sa réalité propre transcende l’univers; le langage même des hymnes nous force cependant à voir dans les dieux non seulement des noms mais aussi des aspects, pouvoirs et incarnations multiples du Déva unique. Le monothéisme du Véda inclut aussi les perspectives moniste, panthéiste et même polythéiste sur le cosmos, et il n’a rien de commun avec les convictions tranchées et simplistes du théisme moderne. Ce n’est qu’en violentant le texte qu’on pourrait lui imposer de force un discours moins complexe.
Il est aussi vraisemblable que ces peuples avaient jadis une connaissance des sciences physiques beaucoup plus poussée qu’on ne veut bien l’admettre. Égyptiens et Chaldéens, nous le savons maintenant, avaient découvert une bonne partie de ce qui a été redécouvert depuis par la science moderne et une bonne partie également de ce qui reste encore à redécouvrir. Les Indiens étaient autrefois d’honnêtes, sinon d’excellents, astronomes et ont toujours été des médecins habiles; la médecine et la chimie hindoues ne semblent pas d’ailleurs avoir été importées. Il se peut qu’ils aient aussi maîtrisé, même très tôt, certaines autres disciplines des sciences de la matière. Mais prétendre, comme le fait Swami Dayananda, que les découvertes scientifiques avaient atteint un stade de perfection absolue sera extrêmement difficile à vérifier.
L’hypothèse suivant laquelle j’entends mener ma propre enquête est que le Véda possède un double aspect et que ces deux aspects, bien qu’étroitement associés, doivent être traités séparément. Les Rishis ont agencé la substance de leur pensée selon un système de valeurs parallèles, les mêmes divinités représentant simultanément des Pouvoirs subjectifs et objectifs de la Nature universelle, et ils ont réussi à le formuler en s’appuyant sur un discours ambivalent, où un même langage servait à la fois les deux aspects de leur culte. Le sens psychologique prédomine pourtant et il est plus fréquent, mieux intégré et plus cohérent que le sens littéral. Le Véda est destiné avant tout à faciliter l’illumination et le développement spirituels. C’est par conséquent ce sens qui doit être rétabli en premier.
Chacun des systèmes d’interprétation, qu’il soit ancien ou récent, apporte à cette tâche un concours indispensable. Sayana et Yaska procurent le cadre ritualiste des symboles extérieurs et leur vaste collection de significations et d’explications traditionnelles. Les Upanishads nous apportent la clef des idées psychologiques et philosophiques des premiers Rishis et nous transmettent leur méthode d’expérience et d’intuition spirituelles. L’érudition européenne fournit une méthode critique de recherche comparée, qui, si elle doit être encore améliorée, est néanmoins capable d’enrichir considérablement les données disponibles, et qui finira sûrement par apporter cette certitude scientifique et cette base intellectuelle solide dont nous avons manqué jusqu’à présent. Dayananda a livré la clef du secret linguistique des Rishis et a réaffirmé un concept essentiel de la religion védique, le concept de l’Être Un, et de plusieurs Dévas exprimant sous des noms et formes multiples la diversité des aspects de Son unité.
Bénéficiant de l’apport aussi riche d’un passé proche, nous parviendrons peut-être un jour à reconstituer cette plus lointaine antiquité et à pénétrer, par la porte du Véda, dans la mentalité et le vécu d’une sagesse préhistorique.
1 On fait valoir que les Dasyus sont dépeints comme étant noirs de peau et sans nez, par opposition aux Aryens de teint clair et doté d’un grand nez. Mais la première distinction s’applique certainement aux Dieux aryens et aux Pouvoirs Dasa, pris au sens de lumière et d’obscurité. Par ailleurs, le mot anāsaḥ ne veut pas dire “sans nez”; même si c’était le cas, on ne pourrait nullement l’appliquer aux races dravidiennes; car le nez du Sud n’a rien à envier à n’importe quelle “protubérance aryenne” septentrionale.
2 En Inde, nous sommes depuis longtemps habitués à classer les ethnies locales d’après leur langue, et connaissons surtout les spéculations de M. Risley, basées sur ces anciennes généralisations. Mais les progrès récents de l’ethnologie rejettent tous les critères linguistiques, leur préférant l’idée d’une race homogène unique occupant la péninsule indienne.
3 Le Christ et ses douze apôtres, par exemple, représentent, comme nous l’assure un grand savant, le soleil et les douze mois. La carrière de Napoléon est le plus parfait de tous les mythes solaires, histoire et légende confondues.