SRI AUROBINDO
Lettres sur le Yoga
Volume 2. Section 2
9. La sâdhanâ à l'Ashram et dans le monde
1663
Notre Ashram a été fondé dans un but différent de celui qui est en général commun à toutes les institutions de ce genre:
non pour le renoncement au monde, mais comme un centre où puisse s'élaborer et se pratiquer un autre mode, une autre forme de vie qui, au stade ultime de son développement, serait mue par une conscience spirituelle supérieure, et qui concrétiserait une plus grande vie de l'esprit. Aucune règle générale ne fixe le stade où l'on peut abandonner la vie ordinaire pour entrer ici; dans chaque cas, cela dépend de la nécessité et de l'impulsion personnelles, et de la possibilité ou de l'opportunité de prendre cette mesure.
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1664
Notre Ashram n'est pas comme les autres; ses membres ne sont pas des sannyâsî: le mokṣa n'est pas ici le seul but du yoga. Ce qui s'accomplit ici est une préparation à une œuvre, œuvre qui sera fondée sur la conscience yoguique et la Yoga-Shakti et ne saurait avoir d'autre base. Dans l'intervalle, chacun des membres de l'Ashram est censé y faire un certain travail: c'est une partie de cette préparation spirituelle.
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1665
La difficulté est qu'elle ne semble avoir que du vairāgya pour la vie du monde, sans rien savoir de notre yoga ni ressentir pour lui aucun appel particulier; or ce yoga et la vie que l'on mène ici sont tout différents des yogas et des Ashrams ordinaires. Ce n'est pas, comme ailleurs, une vie de retraite méditative. De plus il nous serait impossible d'exiger d'elle quoi que ce soit sans l'avoir vue et sans savoir par nous-mêmes comment elle est. Pour le moment, nous ne sommes pas disposés à accepter davantage de résidents à l'Ashram, sauf dans de très rares cas.
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1666
Certains sont très capables de "consacrer leur vie" sans habiter ici. C'est une question d'attitude intérieure et de consécration totale de l'être au Divin.
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1667
Nous ne pensons pas que ce serait opportun à ce stade [que X vienne vivre à l'Ashram]. Lorsqu'on s'installe à l'Ashram, les difficultés ne cessent pas pour autant; où que l'on soit, il faut y faire face et les surmonter. Pour certaines natures, vivre à l'Ashram dès le début est une aide; d'autres doivent se préparer à l'extérieur.
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1668
J'ai lu votre lettre et y ai réfléchi, et j'ai décidé de vous donner l'occasion de faire ce que vous demandez: vous pouvez résider à l'Ashram pendant deux ou trois mois pour commencer et voir si c'est bien le lieu et le chemin que vous cherchiez; nous pourrons aussi, en observant de plus près vos capacités spirituelles, discerner de quelle manière nous pouvons le mieux vous aider, et si notre yoga est ce qu'il y a de mieux pour vous.
Cet essai est nécessaire pour de nombreuses raisons, dont la principale est que ce yoga est difficile à pratiquer; peu nombreux sont ceux qui peuvent réellement satisfaire à ce qu'il exige de la nature. Vous m'avez écrit que vous voyez en moi quelqu'un qui s'est spiritualisé et divinisé par la perfection de l'intellect, mais en réalité c'est par le silence complet du mental que je suis arrivé à un résultat et si ce mental a pu atteindre une spiritualisation ou une divinisation quelconque, c'était par la descente, dans ce silence, d'une connaissance supérieure à l'intellect. Le livre "Essais sur la Guîtâ" a été écrit dans ce silence du mental, sans effort intellectuel et par une libre activité de cette connaissance d'en haut. Ce point est important, car le principe de notre yoga n'est pas la perfection de la nature humaine telle qu'elle est, mais une transformation psychique et spirituelle de toutes les parties de l'être par l'action d'une conscience intérieure, puis d'une conscience supérieure qui œuvre sur elles, expulse les mouvements anciens ou les transforme à l'image de ses propres mouvements, et transmue ainsi la nature inférieure en nature supérieure. Il ne s'agit pas tant de perfectionner l'intellect que de le transcender, de transformer le mental, d'y substituer un principe de connaissance plus vaste et plus grand; et il en est de même pour tout le reste de l'être.
C'est un processus lent et ardu; la route est longue et il est difficile d'établir ne serait-ce que la base nécessaire. La vieille nature est là qui résiste, crée des obstructions, les difficultés s'élèvent l'une après l'autre et se répètent jusqu'à ce qu'elles aient été surmontées. Il est par conséquent nécessaire de s'assurer que ce sentier est bien celui vers lequel on est appelé avant de prendre la décision finale de s'y engager.
Si vous le désirez, nous sommes prêts à vous permettre cette tentative, comme vous le demandez. Lorsque la Mère aura reçu votre réponse, elle prendra les dispositions nécessaires pour votre séjour à l'Ashram.
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1669
Il est inutile d'abandonner la vie ordinaire avant que l'être soit prêt à mener une vie pleinement spirituelle. Cela ne fait que hâter l'apparition d'un conflit entre les divers éléments de la nature et le porter à une intensité qu'elle n'est pas prête à soutenir. Vous devez résoudre en partie vos difficultés vitales par la discipline et l'expérience de la vie, sans perdre de vue le but spirituel et en essayant de l'amener peu à peu à gouverner votre existence, dans l'esprit du Karmayoga.
C'est pour cette raison que nous avons donné notre probation à vos projets de mariage.
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1670
Non, il ne suffit pas de vivre à l'Ashram; il faut s'ouvrir à la Mère et laisser de côté le mental avec lequel on jouait dans le monde.
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1671
Il n'y a pas à proprement parler d'initiation, il suffit d'être accepté; mais en général je n'accepte pas la personne sans l'avoir vue, ou sans que la Mère l'ait vue, à moins d'une indication claire qu'elle est faite pour notre yoga. Parfois ceux qui veulent devenir des disciples m'ont vu en rêve ou en vision avant d'être acceptés.
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1672
Ce que vous dites est juste. Penser que le Divin a besoin du sâdhak et non le sâdhak du Divin dénote une attitude complètement fausse et absurde. Quand les disciples sont acceptés ici, on leur donne la chance de recevoir une Grâce divine exceptionnelle, de devenir les instruments d'une grande œuvre. Supposer que le Divin est incapable d'accomplir son œuvre sans l'aide de telle ou telle personne est sans nul doute tout à fait arrogant et illogique. Ceux qui pensent ainsi devraient se souvenir de la Guîtâ: ṛte'pi tvām, "même sans toi" le travail peut se faire, et nimittamātram bhava.
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1673
Je ne songeais pas au Pranâm [et à d'autres formes de dévotion] qui ont une valeur vivante, mais aux vieilles formes qui persistent même si elles n'ont plus aucune valeur, comme par exemple le śrāddha pour les morts. Et aussi à des formes qui n'ont pas de rapport avec notre yoga: ainsi les chrétiens qui persistent à observer les rites chrétiens, les musulmans attachés au Namaz, les hindous au Sandhyâvandana à l'ancienne mode, risquent bientôt de s'apercevoir que ces pratiques disparaissent d'elles-mêmes ou font obstacle au libre développement de leur sâdhanâ.
1674
Ce que vous écrivez démontre que vous aviez une idée fausse du travail. Le travail à l'Ashram n'a pas été institué pour servir l'humanité ou une portion de celle-ci dénommée les sâdhak de l'Ashram. Il n'était pas non plus censé servir de prétexte à une joyeuse vie mondaine, à un flot de sentiments et d'attachements entre les sâdhak et à l'expression de mouvements vitaux, à un échange vital sans contrainte avec certains ou avec tous. Le travail a été créé pour le service du Divin, pour fournir un domaine où pratiquer l'ouverture intérieure au Divin, la soumission au Divin seul, le rejet de l'ego et de tous les mouvements vitaux ordinaires, où s'entraîner à l'élévation psychique, à l'absence d'ego, à l'obéissance, au renoncement à toute affirmation mentale, vitale ou autre de la personnalité limitée. Le but n'est pas de s'affirmer, ce n'est pas non plus la formation d'un ego vital collectif. Fondre le petit ego dans l'union avec le Divin, purifier l'être, le consacrer, substituer la direction divine à votre propre direction ignorante fondée sur vos propres idées et vos sentiments personnels, tel est le but du Karmayoga; c'est la soumission de votre volonté à la Volonté divine.
Si l'on sent que les êtres humains sont proches et le Divin lointain, et si l'on cherche le Divin par le service et l'amour des êtres humains, et non directement par le service et l'amour du Divin, alors le principe que l'on suit est erroné, car c'est le principe de la vie mentale, vitale et morale, non de la vie spirituelle.
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1675
["L'Amour du Divin dans tous les êtres et la perception, l'acceptation constantes de son action en toutes choses".] C'est très bien dans le Karmayoga ordinaire qui a pour but l'union avec l'esprit cosmique et ne dépasse pas le surmental, mais ici un travail spécial doit être fait et une nouvelle réalisation s'accomplir pour la terre et non pour nous seuls. Il est nécessaire que nous nous tenions à l'écart du monde pour nous séparer de la conscience ordinaire, afin d'en faire descendre une nouvelle.
Non que l'amour pour tous ne fasse pas partie de la sâdhanâ, mais cela ne veut pas dire qu'il faille aussitôt se mettre à fréquenter tout le monde; il ne peut s'exprimer que par une bienveillance universelle, générale et, si besoin est, dynamique, mais pour le reste il doit s'appliquer à notre tâche, qui est de faire descendre la conscience supérieure et toutes les conséquences qu'elle entraîne pour la terre. Quant à accepter l'action du Divin en toutes choses, ici aussi c'est nécessaire, dans le sens où nous devons voir cette action même derrière nos luttes et nos difficultés, mais non pas accepter la nature de l'homme et le monde tels qu'ils sont: notre but est de progresser vers une action plus divine qui remplacera la manifestation actuelle par une manifestation plus grande et plus heureuse. Et cela aussi, c'est un labeur d'Amour divin.
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1676
Pour notre part, nous estimons que la vie ordinaire est Maya non dans le sens où elle serait une illusion, car elle existe et est bien réelle, mais parce qu'elle est une Ignorance, une chose qui, du point de vue spirituel, se fonde sur un mensonge. Il est donc logique de l'éviter; ou plutôt, nous sommes obligés d'avoir avec elle certains contacts, mais nous les minimisons autant que possible, sauf dans la mesure où ils peuvent être utiles à notre dessein. Il nous faut transformer la vie en changeant le mensonge en vérité spirituelle, faire d'une vie d'Ignorance une vie de connaissance spirituelle — Mais tant que nous n'y serons pas parvenus pour nous-mêmes, mieux vaudra nous tenir à l'écart de la vie d'Ignorance du monde; sinon notre petite lumière, qui grandit doucement, risque fort d'être submergée par les océans d'obscurité qui l'environnent. Même telle qu'elle est, notre entreprise est suffisamment difficile; elle le serait dix fois plus si nous n'étions pas isolés.
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1677
Le travail que l'on fait ici n'est évidemment pas de même nature que le travail effectué dans le monde. Là, le travail n'a rien de spécialement divin: c'est un travail ordinaire dans le monde. On doit pourtant le considérer comme un entraînement et l'accomplir dans l'esprit du Karmayoga; l'important n'est pas alors la nature du travail lui-même, mais l'esprit dans lequel il est exécuté. Cet esprit doit être celui de la Guîtâ, sans désir, avec détachement, sans répugnance, mais avec la plus grande perfection possible, non pour la famille, non pour obtenir une promotion ni pour plaire aux supérieurs, mais simplement parce que c'est la chose qui a été mise entre vos mains pour que vous la fassiez. C'est un domaine d'exercice intérieur et rien d'autre. Il faut y apprendre l'égalité, l'absence de désir, la consécration. Ce n'est pas le travail lui-même, mais le fait de le faire et la manière de le faire qu'il faut consacrer au Divin. Accompli dans cet esprit, peu importe ce qu'il est. Si vous pratiquez cet entraînement spirituel, vous serez prêt à effectuer de la manière juste n'importe quel travail particulier directement dédié au Divin (comme le travail de l'Ashram) qui pourra à tout moment vous être assigné.
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1678
C'est évident, la vie ici n'est pas celle que l'on trouverait dans un endroit où le mental et le vital pourraient espérer se satisfaire et s'épanouir, ou mener une vie animée. C'est seulement si l'on peut vivre au-dedans qu'elle devient satisfaisante... Mais la monotonie n'existe pas pour celui dont la e intérieure est bien établie. La réalisation intérieure doit être le premier objectif; le travail pour le Divin, sur la base du moi intérieur véritable et d'une conscience nouvelle, non sur les bases de l'ancienne, est le résultat qui peut en découler. Jusque-là, le travail et la vie ne peuvent être qu'un moyen de la sâdhanâ, non un "accomplissement de soi" ou une vie vitale brillante et intéressante sur les bases anciennes.
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1679
Rien ici ne pourvoit aux exigences de la nature vitale humaine: le travail est modeste, silencieux, coupé du monde extérieur et de ses événements; sa seule valeur est d'offrir à chacun un champ d'action où cultiver ses aptitudes spirituelles. Si l'on est gouverné uniquement par le mobile spirituel et que l'on a la conscience spirituelle, on peut trouver joie et intérêt dans ce travail. Ou si le travailleur, en dépit de ses imperfections humaines, est porté avant tout vers le progrès spirituel et la perfection de soi, alors il peut, là aussi, s'intéresser au travail et tout à la fois sentir que cela l'aide à découvrir et à purifier sa nature égoïste, mentale, vitale et physique, et y trouver la joie de servir le Divin.
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1680
Ce n'est pas du tout une question d'utilité, bien que votre travail soit très utile quand vous vous décidez à le faire. Le travail fait partie de la sâdhanâ et dans la sâdhanâ, la question de l'utilité ne se pose pas: c'est là une manière pratique et extérieure de mesurer les choses; et encore, même dans la vie extérieure ordinaire, l'utilité n'est pas le seul critère. Il s'agit ici d'aspiration au Divin; il s'agit de savoir si oui ou non, c'est cela votre but central dans la vie, votre nécessité intérieure. La sâdhanâ que l'on fait pour soi-même est différente: on peut la prendre ou la laisser. La vraie sâdhanâ se fait pour le Divin, c'est le besoin de l'âme et on ne peut l'abandonner même si, dans des moments de découragement, on s'en croit capable.
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1681
travail que l'on fait ici n'a pas pour but de démontrer ses propres capacités, d'avoir une situation importante ou de servir à se rapprocher physiquement de la Mère; c'est au contraire un champ d'action et une occasion de mettre en œuvre la partie Karmayoga du yoga intégral, d'apprendre à travailler d'une manière vraiment yoguique, à se consacrer par le service, en pratiquant l'absence d'ego, l'obéissance, la méticulosité, la discipline, à mettre le Divin et le travail du divin en premier et soi-même en dernier; d'apprendre aussi l'harmonie, la patience, l'endurance, etc. Quand les travailleurs auront appris cela et auront cessé d'être égocentriques — comme vous l'êtes maintenant, pour la plupart —, alors viendra le temps d'un travail où les compétences pourront vraiment apparaître, bien que même à ce stade le fait de montrer ce dont on est capable ne soit qu'accessoire et ne puisse jamais être la considération principale ni l'objet du travail divin.
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1682
Il n'est pas nécessaire que tous deviennent des artistes ou des écrivains, ou effectuent un travail qui s'adresse au public. X et Y ont leurs propres aptitudes et il suffit pour le moment qu'ils s'exercent à les rendre utiles au travail de la Mère. D'autres ont de grandes capacités qu'ils se contentent d'utiliser dans le travail modeste et obscur de l'Ashram, sans paraître en public pour faire de grandes choses. L'important, maintenant, est d'acquérir la conscience vraie qui vient d'en haut, de se débarrasser de l'ego (ce que personne n'a encore fait jusqu'à présent) et d'apprendre à être un instrument de la Force divine. Ensuite la manifestation pourra se produire, pas avant.
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1683
Ce que l'on appelle la politique est trop radjasique, trop corrompu et embrouillé par toutes sortes de motivations égoïstes. Notre voie passe par une pression de l'Esprit qui s'exerce sur la conscience terrestre pour qu'elle se transforme.
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1684
Non, ce travail [la politique] n'est assigné à personne. Certains continuent à en faire par intérêt mental ou par une habitude dont ils ne tiennent pas à se défaire, comme l'habitude vitale de boire du thé ou n'importe quoi de ce genre. Non seulement la politique n'est donnée comme travail à personne, mais il est même déconseillé, autant que possible, d'en discuter.
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1685
Mais la politique n'est assurément pas la seule activité possible pour le vital; il y en a quantité d'autres. Chaque fois que quelque chose doit être produit, créé, organisé, accompli, conquis, c'est le vital qui est indispensable.
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1686
Je me suis fait une règle de ne rien écrire qui concerne la politique. En outre, la question de savoir ce qu'il faut faire dans une assemblée comme le Parlement dépend des circonstances, des nécessités pratiques de la situation qui peuvent changer rapidement. Dans un groupe comme celui-là, le travail n'est pas d'ordre spirituel. Toutes sortes d'activités peuvent être menées avec la conscience spirituelle à l'arrière-plan, mais à moins que l'on ait avancé très loin, on doit en fait être guidé par les nécessités du travail lui-même et sa nature particulière. Puisque vous avez adhéré à ce parti, son programme doit être le vôtre et ce que vous devez faire, c'est y collaborer aussi consciencieusement que possible, avec toute l'habileté et tout le désintéressement dont vous êtes capable. Vous avez raison de ne pas accepter de fonction officielle, puisque vous l'avez promis. Quoi qu'il en soit, lorsqu'un sâdhak aborde la politique, il devrait travailler non pour lui-même, mais pour le pays. S'il accepte une fonction, ce doit être seulement lorsqu'il peut, par là, réaliser quelque chose pour le pays, et pas avant d'avoir fourni la preuve de son caractère, de ses capacités et de son aptitude à exercer cette fonction. Vous devez adopter une norme de conduite élevée qui vous gagnera le respect de tous, même de vos adversaires, et justifiera le choix des électeurs.
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1687
Quant à la propagande, j'ai constaté qu'elle était pour nous parfaitement inutile; si elle a un effet quelconque, il est très insignifiant et dérisoire et ne vaut pas la peine qu'on se donne. Si la Vérité doit se répandre, elle le fera de son propre mouvement: ces activités sont superflues.
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1688
Que nous soyons célèbres ou inconnus n'a absolument aucune importance du point de vue spirituel. Ce n'est que de l'esprit propagandiste. Nous ne sommes ni un parti politique, ni une Église, ni une religion à la recherche d'adhérents ou de prosélytes. Un seul homme qui poursuit sérieusement le yoga a plus de valeur que mille hommes célèbres.
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1689
La peur, dans ces expériences, est une chose dont il faut se débarrasser; s'il y avait un danger, un appel à la Mère suffirait, mais en réalité il n'y en a aucun, car la protection est là.
Il est vrai qu'ici la plupart des sâdhak sont enclins à courir après ceux qui viennent du dehors, surtout s'ils sont renommés ou éminents. C'est une faiblesse courante de la nature humaine et, comme d'autres faiblesses de la nature humaine, les sâdhak ne semblent pas disposés à s'en défaire. C'est parce qu'ils ne vivent pas assez au-dedans, alors le vital est stimulé ou attiré quand quelque chose ou quelqu'un d'important (ou considéré comme tel) vient du dehors.
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1690
Ce que X ou d'autres pensent ou disent n'a guère d'importance, après tout, puisque notre travail ne dépend pas d'eux, mais de la seule Volonté divine. Quantité de gens (des gens du dehors) ont dit ou pensé de nous et contre nous toutes sortes de choses qui ne nous ont pas le moins du monde affectés, et notre travail non plus: c'est d'une importance très mineure.
1691
Dans un Ashram qui est, comme le dit X, un "laboratoire" du yoga spirituel et supramental, il est nécessaire ou plutôt inévitable que l'humanité soit diversement représentée. Car le problème que doit résoudre la transformation met en jeu toutes sortes d'éléments, favorables et défavorables. Le même individu porte en lui un mélange des deux. Si seuls des hommes sattwiques et cultivés, des hommes qui n'ont guère de difficultés vitales en eux, venaient ici pour pratiquer le yoga, il se pourrait bien que l'entreprise échoue, parce que la difficulté que pose l'élément vital dans la nature terrestre n'aurait pas été affrontée et résolue. On pourrait concevoir que dans certaines circonstances, une couche surmentale se superpose au mental, au vital et au physique et les influence, mais il ne pourrait guère s'agir de quelque chose de supramental ou d'une transmutation souveraine de l'être. Ceux qui vivent à l'Ashram viennent de partout et appartiennent à toutes les catégories; il ne peut en être autrement.
Dans le cours du yoga, collectivement — bien que ce ne soit pas forcément le cas pour chacun en particulier —, chaque fois que l'on s'attaque à un plan, toutes ses difficultés apparaissent. C'est l'explication de bien des choses qui se passent à l'Ashram et que les gens ne s'attendent pas à trouver ici. Quand le travail préliminaire sera achevé dans le "laboratoire", tout cela devra changer.
On n'a pas non plus donné beaucoup d'importance à la camaraderie humaine du genre ordinaire entre les Ashramites (bien que la bienveillance, la considération et la courtoisie soient toujours de mise) parce qu'elle n'est pas le but; le but, c'est l'unité dans une nouvelle conscience, et la première chose que chacun doit faire dans notre sâdhanâ est de parvenir à cette nouvelle conscience et d'y réaliser l'unité.
Tout défaut qui se trouve dans les sâdhak doit être éliminé par la Lumière d'en haut: une règle sattwique ne peut transformer que les natures prédisposées à suivre une règle sattwique.
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1692
Si sa foi repose sur la perfection des sâdhak, elle doit, c'est évident, être plutôt branlante! Les sâdhak et les sâdhikâ ne sont pas censés être parfaits. C'est seulement des siddha que l'on peut exiger la perfection, et encore, pas selon les normes du mental... Sa foi semble être plutôt mentale, et la foi mentale peut aisément se dissiper.
Être souvent seul exige une certaine force de la vie intérieure. Il peut être préférable de tempérer la solitude par un peu de son contraire. Mais l'un et l'autre ont leurs avantages et leurs inconvénients et c'est seulement en étant vigilant et en conservant un équilibre intérieur que l'on peut éviter ceux-ci.
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1693
Le principe général de consécration et de don de soi est le même pour tous dans notre yoga, mais chacun a sa propre manière de se consacrer et de se donner. La manière de X est bonne pour X, tout comme la vôtre est la manière juste pour vous, parce qu'elle est en harmonie avec votre nature. Sans cette souplesse et cette variété, si tous devaient être coupés sur le même patron, le yoga serait un mécanisme mental rigide, non un pouvoir vivant.
Si vous pouvez faire jaillir votre chant de votre conscience intérieure où vous sentez la Mère qui fait mouvoir toutes vos actions, vous n'avez pas de raison de vous en abstenir. Le développement des aptitudes est non seulement permis, mais correct quand on peut en faire une partie du yoga; on peut donner au Divin non seulement son âme, mais aussi tous ses pouvoirs.
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1694
Il est un peu difficile de répondre à votre question d'un point de vue spirituel plus vaste et d'une manière qui vous plaise et qui plaise à tout être mental, c'est-à-dire par un péremptoire "tu feras" ou "tu ne feras pas", surtout quand le "tu" est censé englober "tout le monde". Car si le but est essentiellement identique, si l'orientation générale de l'effort est la même, il n'y a cependant pas, dans le détail, en ce qui concerne les choses intérieures, un ensemble de règles qui soit commun à tous et puisse s'appliquer à tous les chercheurs. Vous me demandez: "Telle ou telle chose n'est-elle pas nuisible?" Mais ce qui est mauvais pour l'un peut être bon pour l'autre, ce qui est bon à un certain stade peut cesser de l'être à un autre, ce qui est mauvais dans certaines circonstances peut être bon dans d'autres, ce qui est fait dans un certain esprit peut être désastreux, la même action accomplie dans un esprit tout différent peut être inoffensive ou même bénéfique... Tant d'éléments sont à prendre en considération: l'esprit, les circonstances, la personne, les besoins et les caractéristiques de la nature, le stade atteint. C'est pourquoi l'on dit si souvent que le Gourou doit agir avec ses disciples selon la nature de chacun et guider en conséquence sa sâdhanâ; bien que le chemin de la sâdhanâ soit le même pour tous, il est pourtant à chaque pas différent pour chacun. C'est aussi la raison pour laquelle nous disons nue les voies divines ne peuvent être comprises par le mental, puisque le mental agit selon des règles et des normes fixes et rigides, alors que l'esprit voit la vérité du tout et la vérité de chacun et agit différemment selon sa propre vision nui est complète et complexe. C'est aussi pourquoi nous disons que nul ne peut, par son jugement mental personnel, comprendre les actions de la Mère et ses raisons d'agir: on ne peut les comprendre qu'en pénétrant dans la conscience plus vaste d'où elle voit les choses et agit sur elles. C'est déroutant pour le mental, parce qu'il utilise ses critères étriqués, mais c'est la vérité en la matière.
Vous voyez donc qu'il n'y a pas ici de règle mentale: dans chaque cas la directive est déterminée par des raisons spirituelles qui sont souples. Il n'existe aucune autre considération, aucune règle. La musique, la peinture, la poésie et bien d'autres activités qui relèvent du mental et du vital peuvent être utilisées comme une partie du développement spirituel ou du travail et dans un but spirituel: tout dépend de l'esprit dans lequel elles sont exécutées.
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1695
Pourquoi la Mère serait-elle obligée de traiter tout le monde de la même façon? Ce serait très sot de sa part d'agir ainsi.
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1696
Il n'est pas exact que tout ce que j'écris s'adresse également a fous. Cela reviendrait à dire que tous sont semblables et qu'il n'y a aucune différence entre un sâdhak et un autre. S'il en était ainsi, tous avanceraient de la même façon, auraient les mêmes expériences et mettraient autant de temps à Progresser, par les mêmes méthodes et les mêmes étapes. Ce n t pas cela du tout. Dans le cas dont vous parlez, les règles générales ont été édictées pour quelqu'un qui n'avait fait aucun progrès; mais tout dépend de la manière dont le yoga vient à chacun.
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1697
Appliquer à son propre cas, dans la pratique, ce qui a été écrit pour quelqu'un d'autre n'est pas toujours sans risque. Chaque sâdhak est un cas particulier et on ne peut pas toujours — ni même souvent — adopter une règle mentale et l'appliquer de façon rigide à tous ceux qui pratiquent le yoga. Ce que j'ai écrit à X était destiné à X et convient à son cas, mais s'il s'était agi d'un sâdhak pourvu d'une nature vitale différente de celle de X (c'est-à-dire grossière), j'aurais pu lui dire quelque chose qui aurait pu paraître diamétralement opposé: "Ne cédez pas aux penchants de votre vital inférieur, rejetez votre avidité pour la nourriture, c'est un grave obstacle sur votre chemin; mieux vaudrait pour vous des habitudes ascétiques que l'animalité vulgaire de cette partie de vous-même, telle qu'elle est maintenant". À quelqu'un qui ne prend pas assez de nourriture, de sommeil et de repos, tant sa ferveur est grande, je dirais peut-être: "Mangez mieux, dormez plus, reposez-vous davantage, ne vous surmenez pas, n'introduisez pas un esprit d'ascèse dans votre tapasyâ." À un autre, qui tomberait dans l'excès contraire, je tiendrais peut-être un langage opposé. Chaque sâdhak a une nature ou une tendance dans sa nature qui lui est propre; il est rare que le mouvement du yoga dans deux sâdhak, même s'ils ont entre eux quelques ressemblances, soit tout à fait le même.
De surcroît, en appliquant une vérité qui a été formulée, il est nécessaire de lui donner son sens précis. Il est tout à fait vrai que "dans notre sentier, l'attitude n'a rien d'une répression autoritaire, nigraha"; ce n'est pas une coercition exercée d'après une règle ou un principe mental sur un être vital peu convaincu. Mais cela ne signifie pas non plus que le vital doive aller son propre chemin et agir à sa fantaisie. Notre voie n'est pas la coercition, mais un changement intérieur où le vital inférieur est guidé, illuminé et transformé par une conscience supérieure détachée des objets du désir vital. Pour permettre à cette conscience supérieure de se développer, on doit cependant adopter une attitude où la satisfaction des exigences du vital inférieur a de moins en moins d'importance, acquérir une certaine maîtrise, saṃyama, se tenir au-dessus de toutes ces clameurs, maintenir des choses comme la nourriture, par exemple, dans leurs limites. Le vital inférieur a sa place, il ne doit être ni écrasé ni exterminé, mais il doit être transformé, "saisi par les deux bouts" avec à l'extrémité supérieure une maîtrise et un contrôle, à l'extrémité inférieure une utilisation juste. L'essentiel est de se débarrasser de l'attachement et du désir; alors un usage entièrement juste devient possible. Quant aux mesures pratiques, aux procédés par lesquels peut venir cette maîtrise du vital inférieur et à l'ordre dans lequel ils doivent être appliqués, cela dépend de la nature du sâdhak, du point sur lequel porte l'effort de développement, du mouvement réel du yoga.
Ce qui est important, ce n'est pas de manger ou de ne pas manger d'un certain aliment; l'important, c'est de savoir comment cette question ou n'importe quelle question de nourriture vous affecte, quel est votre état intérieur et si, quand vous cédez à ce penchant, la cuisine ou la nourriture fait ou non obstacle au progrès de cet état intérieur et à sa transformation, ce qui vous convient le mieux comme discipline yoguique. Je puis établir pour vous la règle suivante: "Ne faites rien, ne dites rien, ne pensez rien que vous voudriez dissimuler à la Mère." Et cela répond aux objections qui se sont élevées en vous (nées de votre vital, n'est-ce pas?) contre l'idée de soumettre ces "problèmes mineurs" à la Mère. Pourquoi croyez-vous que la Mère serait importunée par ces problèmes ou les considérerait comme mineurs? Si toute la vie doit être un yoga, que doit-on qualifier "e mineur ou de négligeable? Même si la Mère ne répond Pas, le simple fait de lui avoir soumis, dans l'esprit juste, un problème concernant vos actes ou votre développement personnel signifie que vous l'avez placé sous sa protection, dans la lumière de la Vérité, sous les rayons du Pouvoir qui est à l'œuvre pour la transformation; car aussitôt ces rayons entrent en jeu et agissent sur le problème que l'on a porté à son attention. Tout ce qui, au-dedans, vous conseille de ne pas le faire alors qu'en vous l'esprit vous y pousse, peut fort bien être un artifice du vital pour éviter le rayon de la Lumière et le travail de la Force.
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1698
On ne doit pas traiter la nature humaine comme une machine que l'on peut manipuler selon des règles mentales rigides: une grande souplesse est nécessaire lorsqu'on a affaire à ses mobiles complexes.
1699
Oui, même dans la vie ordinaire, il faut dominer le vital et l'ego; sinon la vie serait impossible. Parmi les animaux, nombre d'entre eux — ceux qui vivent en groupe — ont des, règles strictes qui restreignent l'action de l'ego et ceux qui y désobéissent s'exposent à passer un mauvais quart d'heure. Les Européens comprennent particulièrement bien cette nécessité et quand il s'agit de travail d'équipe ou de vie en groupe, ils sont habiles à tenir leur ego en laisse, bien qu'ils en soient pleins et même s'il grogne à l'intérieur: c'est le secret de leur réussite. Dans la vie du yoga, cependant, il s'agit bien entendu non de maîtriser l'ego, mais de s'en débarrasser et de s'élever à un principe supérieur; toute revendication est donc repoussée avec beaucoup plus de force et d'insistance.
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1700
Une règle que chacun peut modifier à son gré n'est pas une règle. Dans tous les pays où le travail organisé est exécuté avec succès (l'Inde n'en fait pas partie), il existe des règles et nul ne songe à les enfreindre, car tous comprennent que le travail (ou même la vie), sans discipline, aboutirait bientôt à une confusion et à un échec anarchique. Aux grandes époques de l'Inde, tout était soumis à des règles, même l'art et la poésie, même le yoga. Ici, les règles sont en réalité beaucoup moins strictes que dans n'importe quelle organisation européenne. Le discernement personnel peut jouer dans une large mesure, même à l'intérieur d'un ensemble de règles, mais le discernement doit être utilisé... avec discernement, sinon il devient arbitraire ou chaotique.
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1701
La Mère entoure tous les sâdhak de sa protection, mais si, par leurs propres actes ou par leur attitude, ils sortent du cercle de la protection, les conséquences peuvent être fâcheuses.
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1702
[La discipline:] Elle consiste à agir selon une norme de Vérité, une règle ou une loi d'action (dharma), ou en obéissance à une autorité supérieure ou aux principes les plus hauts que l'on ait pu découvrir par la raison et la volonté intelligente, et non selon sa fantaisie, ses impulsions et ses désirs vitaux. Dans le yoga, l'obéissance au gourou ou au Divin et à la loi de Vérité telle qu'elle est énoncée par le gourou est la base de la discipline.
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1703
Vous mettez la charrue avant les bœufs. Poser comme condition que si vous recevez ce que vous voulez, vous serez obéissant et plein de bonne humeur, n'est pas correct. Mais soyez toujours obéissant et plein de bonne humeur, et ce que vous voulez aura quelque chance de venir à vous.
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1704
Les règles sont indispensables à la gestion ordonnée du travail; car sans ordre et sans organisation rien ne peut être fait comme il faut: tout devient heurts, confusion et désordre.
Dans ces rapports avec autrui, vous ne devriez pas considérer seulement votre propre point de vue, mais aussi celui de l'autre. Il ne devrait y avoir ni colère, ni reproches véhéments, ni menaces, car ceux-ci ne font que susciter la colère et la riposte de l'autre partie. Si je vous écris cela, c'est que vous êtes en train d'essayer de vous élever au-dessus de vous-même et de dominer votre vital et quand on veut le faire, on ne saurait être trop strict envers soi-même en ces matières. Mieux vaut même être sévère à l'égard de ses propres erreurs et indulgent envers celles des autres.
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1705
Oui, tout à fait. C'est par manque de perception psychique et de discrimination spirituelle que les gens parlent ainsi et méconnaissent l'importance de l'obéissance. Cette argumentation est celle du mental qui veut suivre sa propre manière de penser et du vital qui cherche la liberté pour réaliser ses désirs. Si vous n'observez pas les règles fixées par le guide spirituel, ou si vous n'obéissez pas à celui qui vous mène au Divin, alors à qui allez-vous obéir, ou à quoi? à rien d'autre qu'aux idées du mental individuel et aux désirs du vital; mais tout cela ne mène nullement à la siddhi dans le yoga. Les règles sont édictées pour vous préserver de certaines influences et de leurs dangers, et pour entretenir dans l'Ashram une bonne atmosphère, propice au développement spirituel; l'obéissance est nécessaire pour que chacun se sépare de son mental et de son vital et apprenne à se conformer à la Vérité.
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1706
Des règles comme celle-ci ont pour but d'aider le vital et le physique à se plier à la discipline de la sâdhanâ et à ne pas se disperser en caprices, impulsions, complaisances envers soi-même; mais elles doivent être appliquées avec simplicité, sans aucun sens de supériorité ni orgueil ascétique, comme Quelque chose qui va de soi. Il est vrai aussi qu'elles peuvent donner prise à une trop grande rigidité mentale, comme si elles étaient d'importance primordiale en elles-mêmes, et pas seulement comme un moyen. Mises à leur juste place et observées dans l'esprit juste, elles peuvent être très salutaires dans leur domaine.
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1707
Ce qu'ils veulent, pour la plupart, c'est que tout soit fait selon leurs désirs, sans frein ni contrôle. Leur discours sur la perfection est une duperie. La perfection ne consiste pas à ce que chacun en fasse à sa tête. La perfection vient par le renoncement aux désirs et la soumission à une Volonté supérieure.
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1708
Si ce que je dis était facile et naturel pour la nature humaine, ce serait certes confortable pour les disciples, mais ne laisserait aucune place à l'objectif ou à l'effort spirituels. Les buts et les méthodes de la vie spirituelle ne sont ni faciles ni naturels (alors que, par exemple, se quereller, se laisser aller a l'activité sexuelle, à la gourmandise, à l'indolence, accepter toutes les imperfections est facile et naturel) et ceux qui deviennent des disciples sont censés poursuivre des buts et s'adonner à des efforts spirituels, si ardus soient-ils et supérieurs à la nature ordinaire, et non continuer à faire ce qui est facile et naturel.
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1709
Dans le monde extérieur on est soumis à une contrainte mentale et sociale, et aussi on est absorbé par d'autres choses. Ici, vous restez seul avec votre propre conscience et vous devez remplacer la contrainte mentale et extérieure par une maîtrise intérieure de l'esprit.
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1710
Il n'est pas question ici de faute ni de punition; si nous devions condamner et punir les gens et nous conduire avec les sâdhak comme un tribunal, aucune sâdhanâ ne serait possible. Je ne vois pas en quoi vos reproches à notre égard pourraient être justifiés. Notre seul devoir envers les sâdhak est de les mener vers leur réalisation spirituelle; nous ne pouvons nous conduire comme un chef de famille qui intervient dans des querelles domestiques, soutenant l'un, accablant l'autre! X peut tomber cent fois, nous devons le prendre par la main, le relever et l'engager une fois de plus à avancer vers le Divin. Nous avons toujours fait de même avec vous. Mais nous ne pouvons soutenir aucune de vos exigences envers lui. Nous avons toujours agi en la matière comme si c'était un problème entre lui et le Divin. En ce qui vous concerne, la seule chose que nous vous avons instamment demandée, et cela avec votre plein consentement, lorsque vos prières nous suppliaient de vous y aider, est de rompre toute relation vitale avec lui et de ne plus rien fonder là-dessus. Et pourtant vous nous écrivez que parce que nous n'avons pas approuvé votre manière d'agir au sujet de ce que vous avez dit à Y — peu importe de quoi il s'agit — vous nous répudiez pour toujours.
Je dois vous demander de redevenir vous-même, de réintégrer votre vraie conscience et de rejeter toutes ces humeurs de passion vitale qui sont indignes de votre âme. Vous avez à maintes reprises, dans vos lettres, exprimé votre amour pour la Mère, décrit l'Ânanda que vous avez reçu d'elle et relaté en grand nombre vos expériences spirituelles. Souvenez-vous-en, et souvenez-vous que c'est votre vraie manière d'être, votre être véritable, et que rien d'autre n'a d'importance. Retrouvez votre équilibre et rejetez la nature inférieure, son obscurité et son ignorance.
1711
Nul n'est en fait retenu ici quand il veut s'en aller ou l'a décidé, bien que le principe de la vie spirituelle s'oppose à tout retour à l'ancienne vie, même pour une brève période et surtout si l'élan intérieur est profond et lutte pour affermir les bases de la nouvelle conscience; le retour à l'atmosphère, à l'environnement et aux motivations ordinaires perturbe en effet le travail et retarde le progrès.
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1712
Lorsque la différence entre l'être intérieur et l'être extérieur est à ce point tranchée, le choix appartient toujours au sâdhak. Quant à la possibilité de revenir, beaucoup, parmi ceux qui sont partis, sont revenus, d'autres non; car lorsqu'on part on risque toujours d'entrer dans un courant de forces qui rend le retour impossible. Quelle que soit votre décision, elle doit être claire et délibérée; sinon vous partirez, et aussitôt après vous voudrez revenir, et après votre retour ici vous voudrez de nouveau partir: ce serait inadmissible.
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1713
Il est bien entendu que la permission [de quitter l'Ashram] qui vous est accordée n'exclut pas la possibilité que cette tentative se termine mal. Mais la tentative devient nécessaire quand l'ego ou être extérieur d'une part et l'âme d'autre part sont attirés dans des directions devenues si contradictoires que le conflit ne peut se résoudre autrement, ou si l'être extérieur tient à mener sa propre expérience.
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1714
C'est en particulier quand l'être extérieur rejette la Vérité s'obstine à vivre sa vie et refuse de se soumettre à la règle de la vie spirituelle que cette tentative [de quitter l'Ashram] devient inévitable. Jamais je n'ai dit qu'elle était à recommander.
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1715
Chez certains, elle [l'impulsion à quitter l'Ashram] est trop forte; ils doivent partir et se rendre compte par eux-mêmes. Cela ne signifie pas que chacun doive s'en aller chaque fois qu'il éprouve une difficulté. Ces cas sont exceptionnels.
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1716
L'impossibilité de vaincre les parties les plus obstinées de votre nature n'existe que dans votre imagination. Tout ce qu'il faut, c'est avoir la persévérance de continuer jusqu'à ce que cette résistance s'effondre et que la partie psychique, qui n'est ni absente ni cachée, soit capable de dominer les autres. Il faut que ce soit fait, que vous restiez ici ou non, et partir ne ferait sans doute qu'accroître la difficulté et compromettre le résultat final; cela ne peut pas vous aider. C'est ici que la lutte, si aiguë soit-elle, a la meilleure chance, la certitude de trouver une solution et une issue heureuse, en raison de la présence physique de la Mère.
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1717
C'est ainsi que les choses se passent d'habitude: quand on quitte le monde extérieur, les forces qui le gouvernent font tout ce qu'elles peuvent pour vous faire revenir dans leur agitation.
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1718
C'est curieux, en effet. La plupart des gens, après avoir senti l'atmosphère d'ici, ne peuvent plus supporter l'atmosphère ordinaire. S'ils s'en vont, ils n'ont de cesse qu'ils ne reviennent. Même la tante de X, qui n'a séjourné ici que quelques mois, s'exprime ainsi dans ses lettres. Mais il est probable que lorsque les gens tombent sous l'empire d'un mensonge, comme Y et Z, ils sont projetés dans la nature vitale non régénérée et ne sentent plus cette différence d'atmosphère.
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1719
Tout yoga est difficile, parce que le but de tout yoga est d'atteindre le Divin, de se tourner entièrement vers le Divin, et cela revient à se détourner des mouvements ordinaires de la nature pour aller vers quelque chose qui la dépasse. Mais quand on aspire avec sincérité, on reçoit la vigueur nécessaire pour surmonter à la longue les difficultés et atteindre le but.
La Mère parlait des sâdhak qui ont pénétré dans la vie et l'atmosphère de l'Ashram et dont le psychique a ressenti le contact de ce qui est ici. Ses paroles ne s'appliquent pas à ceux qui sont venus du monde extérieur, mais continuent à appartenir à ce monde. X était encore liée par toute sa nature à la vie extérieure; son vital n'était en rien adapté à la vie de l'Ashram et répugnait à l'idée de vivre ainsi pour toujours. Elle n'a pas donné à son psychique le temps d'établir la liaison et d'absorber l'influence qui aurait fixé en lui le sentiment que là est sa vraie demeure. Certains peuvent ainsi venir à l'Ashram, y séjourner quelque temps et repartir sans aucune difficulté; beaucoup l'ont fait. Le sentiment de difficulté ou de malaise lors du départ est au contraire le signe que l'âme a pris racine ici et trouve pénible de se déraciner. Certains sont ainsi et ont dû partir, mais ne se sentent pas à l'aise et cherchent sans cesse des moyens revenir le plus tôt possible.
Aider les autres sans égoïsme ni attachement, sans abandonner l'environnement spirituel et la vie spirituelle est une chose; être tiré au-dehors, vers la vie extérieure, par un attachement personnel ou par le besoin d'aider son prochain en est une autre.
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1720
L'incapacité de partir [de l'Ashram] peut venir du psychique qui, le moment venu, interdit aux autres parties de bouger; ou elle peut venir du vital qui n'a plus aucune attirance pour la vie ordinaire et sait qu'il ne s'en satisfera jamais. Ce sont en général les parties supérieures du vital qui réagissent ainsi. Ce qui est encore capable de se tourner vers l'extérieur, c'est sans doute le vital physique où les tendances anciennes n'ont pas été anéanties.
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1721
Vous devriez être capable de voir [...] que la cause de votre agitation est en vous et non dans les circonstances extérieures. C'est votre attachement vital aux liens familiaux et aux idées, aux sentiments sociaux ordinaires qui est apparu en vous et crée cette difficulté. Si vous voulez pratiquer le yoga, vous devez être capable de vivre dans le monde, tant que vous y restez, en gardant le mental fixé sur le Divin et indépendant des circonstances extérieures. En agissant ainsi, on peut aider son entourage cent fois plus qu'en restant lié et attaché au monde.
La Mère n'est pas en mesure de vous dire de rester si vous êtes vous-même, dans votre mental et votre vital, impatient de partir. C'est du fond de vous-même que doit venir la claire volonté de partir ou de rester.
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1722
Il est plus facile de sentir la présence dans l'atmosphère de l'Ashram qu'au-dehors. Mais cette difficulté n'apparaît qu'au début; on peut la surmonter en restant ferme dans son appel et en s'ouvrant sans cesse à l'influence.
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1723
La force est là dans l'atmosphère, mais on doit la recevoir de la bonne manière, dans un esprit de don de soi, d'ouverture, de confiance. Tout le reste en dépend.
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1724
La vérité, c'est qu'une force puissante émane d'ici et elle est naturellement plus puissante au centre. Mais si vous êtes plus loin, ses effets dépendent de votre manière de la recevoir. Si vous la recevez avec une confiance, une foi, une ouverture, une certitude simples, alors sa protection est complète. Elle peut agir aussi de la même façon à distance. Ce n'est pas la proximité de la maison, c'est la proximité intérieure qui compte.
1725
La meilleure manière de se préparer à la vie spirituelle, lorsqu'on doit exercer dans un milieu ordinaire des activités ordinaires, est de cultiver une égalité et un détachement complets et la samatā de la Guîtâ, avec la foi que le Divin est là et que la Volonté divine est à l'œuvre en toutes choses, même si elle est à présent soumise aux conditions d'un monde d'Ignorance. Au-delà sont la Lumière et l'Ânanda que la vie cherche à manifester, mais pour qu'ils viennent et s'établissent dans l'être individuel et sa nature, la meilleure chose à faire est d'accroître cette égalité spirituelle. Ainsi le problème que vous posent les choses déplaisantes et désagréables serait lui aussi résolu. Vous devriez faire face à tout ce qui est déplaisant dans cet esprit de samatā.
Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 3.
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1726
Quand on vit dans le monde, on ne peut pas se conduire comme dans un Ashram: il faut fréquenter les autres et conserver avec eux, du moins extérieurement, des relations ordinaires. L'important, c'est de garder la conscience intérieure ouverte au Divin et de grandir en elle. Si l'on agit ainsi, l'attitude envers les autres se transformera plus ou moins vite, selon l'intensité intérieure de la sâdhanâ. Tout sera vu de plus en plus dans le Divin et, de plus en plus, les sentiments, les actes, etc. seront déterminés non par les anciennes réactions extérieures, mais par la conscience qui grandira en vous.
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1727
Cette difficulté qui vous vient de la famille ou d'autres personnes constitue toujours un obstacle lorsqu'on doit pratiquer la sâdhanâ dans un milieu ordinaire ou peu propice. La seule manière d'y échapper est d'être capable de vivre en soi-même, dans son être intérieur, ce qui devient possible lorsque la faculté de réponse intérieure et la luminosité dont vous parlez dans votre lettre s'accroissent et deviennent normales, car vous percevez alors sans cesse votre être intérieur au point de vivre en lui; l'être extérieur devient un instrument, un moyen de communication et d'action dans le monde extérieur. Il est alors possible de libérer les relations avec les personnes du dehors de toute attache ou de toute réaction inévitable; on peut déterminer du dedans sa propre réaction ou son absence de réaction: c'est une libération fondamentale des nœuds extérieurs... à condition bien entendu de le vouloir.
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1728
vie de saṃsāra est par nature un domaine d'agitation: pour la parcourir de la bonne manière, il faut offrir sa vie et ' actions au Divin et prier pour obtenir la paix du Divin au-dedans. Quand le mental devient tranquille, on peut sentir que la Mère soutient la vie et tout remettre entre ses mains.
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1729
La paix n'est jamais facile à acquérir dans la vie du monde et elle n'est jamais constante, à moins que l'on ait une vie intérieure profonde et que l'on supporte les activités extérieures comme si elles n'étaient qu'une façade à la surface de l'être.
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1730
Étant donné les circonstances de sa vie, la seule chose qu'elle puisse faire pour entrer dans la sâdhanâ est de se souvenir du Divin sans cesse, en acceptant les difficultés comme des épreuves par lesquelles il faut passer, de prier sans relâche et de chercher l'aide du Divin et sa protection, de demander l'ouverture du cœur et de la conscience à la Présence divine qui soutient l'effort.
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1731
La Mère ne peut pas promettre d'accorder son aide dans les affaires du monde. Elle n'intervient que dans des cas spéciaux. Bien entendu certains, par leur ouverture et leur foi, reçoivent son aide dans toutes les difficultés et tous les ennuis de la vie dans le monde, mais leur cas est différent. Ils se souviennent simplement de la Mère et lui font appel, et en temps opportun un résultat se produit.
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1732
La tendance dont vous parlez, qui consiste à quitter la famille et la vie en société pour se consacrer à la vie spirituelle, est traditionnelle en Inde depuis deux mille ans et plus, surtout parmi les hommes; elle n'affecte qu'un très petit nombre de femmes. Il faut se rappeler que la vie sociale indienne a subordonné presque entièrement l'individu à la famille. Les hommes et les femmes ne se marient pas librement; les mariages sont pour la plupart arrangés alors qu'ils sont encore enfants. Et de surcroît le moule de la société a longtemps été d'une fixité presque absolue, assignant à chaque individu sa place et attendant de lui qu'il s'y conforme. Vous parlez de dénouement et de solution courageuse, mais dans cette vie-là, il n'y a ni problème, ni dénouement, et nul besoin de solution; une solution courageuse n'est possible que si la volonté personnelle est libre; mais lorsque la seule solution (si l'on continue à vivre ainsi) est de se soumettre à la volonté de la famille, il ne peut rien y avoir de tel. Ce mode de vie apporte la sécurité et peut même apporter le bonheur, si l'on s'en accommode, si l'on n'aspire pas outre mesure à dépasser la vie ordinaire ou si l'on a la chance d'être bien entouré; mais elle n'offre aucun remède, aucune échappatoire aux mésententes ni à aucune sorte d'insatisfaction individuelle; elle laisse peu de place à l'initiative, à la liberté de mouvement ou à un quelconque individualisme. La seule porte de sortie, pour l'individu, est sa vie intérieure, spirituelle ou religieuse, et l'échappatoire reconnue est l'abandon du saṃsāra, de la vie de famille, par un sannyâsa d'un genre ou d'un autre. Le sannyâsî, le vaïrâgi vishnouïte, le brahmachâri sont libres; ils sont morts pour leur famille et peuvent vivre selon ce que leur dicte l'esprit intérieur. C'est seulement s'ils entrent dans un ordre monastique ou dans un Ashram qu'ils doivent en observer les règles; mais alors c'est eux qui l'ont choisi. La société elle-même reconnaissait ce moyen de lui échapper; la religion approuvait l'idée que le dégoût de la vie sociale ou mondaine était un motif légitime d'adopter la vie du reclus ou du moine errant. Mais cela concernait surtout les hommes: les femmes, sauf dans l'antiquité chez les bouddhistes où elles avaient leurs couvents et, plus tard, chez les vishnouïtes, avaient peu de chances de s'évader ainsi, à moins d'y être poussées par une impulsion spirituelle très forte qui n'aurait admis aucun refus. L'épouse et l'enfant abandonnés par le sannyâsî soulevaient peu de difficultés: la famille tout entière était là pour assumer leur entretien ou plutôt continuer à le faire.
Ce qui arrive actuellement, c'est que le vieux cadre demeure, mais les idées modernes ont introduit un état d'inadaptation et de malaise; l'ancien système familial éclate et les femmes sont plus nombreuses à chercher cette liberté d'en sortir que les hommes ont toujours eue dans le passé. C'est ce qui expliquerait les cas que vous avez rencontrés; mais je ne pense pas que leur nombre soit déjà très considérable, car le phénomène est tout nouveau; l'admission des femmes dans les Ashrams est elle-même une nouveauté. La détresse de celles dont le mental et le vital doivent croître dans un milieu inadapté, de celles dont le mariage imposé est mal assorti, où mari et femme n'ont aucun point commun, de celles qui doivent vivre dans un milieu hostile et intolérant à leur vie intérieure, et d'autre part la tendance innée du mental indien à chercher refuge dans l'évasion spirituelle ou religieuse suffisent à expliquer cette évolution nouvelle. Si la société veut l'empêcher, c'est elle qui doit changer. Quant aux cas individuels, chacun doit être jugé selon ses mérites; le problème est trop complexe, les natures humaines, les situations et les motivations sont trop diverses pour qu'une règle générale puisse être établie.
Je n'ai parlé du problème social qu'en termes généraux. En ce qui concerne la conduite de l'Ashram, nous avons eu de nombreuses demandes d'admission dictées de toute évidence par le refus de faire face aux difficultés et aux responsabilités de la vie, demandes dont nous n'avons naturellement pas tenu compte ou que nous avons écartées, mais celles-ci étaient en majorité formulées par des hommes; deux ou trois demandes seulement, reçues récemment, émanaient de femmes. Autrement les femmes n'ont pas, en général, demandé à être admises ici en raison d'un mariage malheureux ou de difficultés avec leur entourage. Pour la plupart, les sâdhikâ mariées ont suivi ou accompagné Leur mari en faisant valoir qu'elles avaient déjà commencé à pratiquer le yoga; d'autres sont venues après avoir satisfait aux responsabilités du mariage; deux ou trois d'entre elles s'étaient séparées de leur mari, mais la séparation avait eu lieu avant qu'elles ne viennent ici. Dans certains cas, il n'y avait pas d'enfants, dans d'autres les enfants ont été laissés à la famille. Ces cas n'appartiennent pas, en réalité, à la même catégorie que ceux dont vous parlez. Certains sâdhak ont abandonné femme et enfants, mais en tout état de cause je ne pense pas que les difficultés de la vie aient été le motif de leur départ. Il semblait bien plutôt qu'ils avaient entendu l'appel et devaient tout quitter pour y répondre.