Mère
Entretiens
Le 15 mars 1957
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L’entretien suivant a eu lieu un vendredi, jour de lecture aux enfants.
Souvenirs de Tlemcen
Ce soir encore, je ne lis pas, mais je ne vais pas vous raconter une histoire: je vais vous parler de Madame T.
Madame T. était née à l’île de Wight et elle habitait Tlemcen avec son mari qui était un grand occultiste. Madame T. ellemême était une occultiste de grand pouvoir, une voyante remarquable, et elle avait des qualités médiumniques. Ses pouvoirs étaient d’un ordre exceptionnel; elle avait reçu un entraînement extrêmement complet et rigoureux, et elle était capable de s’extérioriser, c’est-à-dire de faire sortir de son corps matériel un corps subtil, en toute conscience, et cela douze fois de suite. C’est-à-dire qu’elle pouvait passer d’un état d’être à un autre consciemment, y vivre aussi consciemment que dans son corps physique, et puis encore mettre ce corps plus subtil en transe, s’extérioriser de lui, et ainsi de suite douze fois, jusqu’à l’extrême limite du monde des formes... De cela, je vous parlerai plus tard, quand vous comprendrez mieux de quoi je parle. Mais je vais vous raconter des petits incidents que j’ai vus quand j’étais à Tlemcen moi-même1, et une histoire qu’elle m’a racontée et que je vous dirai.
Les incidents sont d’un ordre plus extérieur, mais très amusants.
Elle était presque toujours en transe et elle avait tellement bien dressé son corps que même quand elle était en transe, c’est-à-dire quand une partie de son être (ou plus) était extériorisée, son corps avait une vie qui lui était propre et elle pouvait se promener, et même vaquer à certaines petites occupations matérielles... Elle faisait beaucoup de travail, parce que, dans ses transes, elle pouvait parler librement et elle racontait ce qu’elle voyait, qui était noté et dont on faisait un enseignement (qui a paru d’ailleurs). Et à cause de tout cela et du travail occulte qu’elle faisait, elle était souvent fatiguée, en ce sens que son corps était fatigué et qu’il avait besoin de récupérer d’une façon très concrète sa vitalité.
Alors, un jour qu’elle était spécialement fatiguée, elle m’a dit: «Vous allez voir comment je vais récupérer des forces.» Et elle avait cueilli dans son jardin — ce n’était pas un jardin, c’était une propriété immense avec des oliviers centenaires, des figuiers comme je n’en ai vu nulle part, c’était une merveille, à flanc de montagne, depuis la plaine jusqu’à presque la moitié du sommet — et il y avait dans ce jardin beaucoup de citronniers, d’orangers... et des pamplemousses. Le pamplemousse a des fleurs qui sentent encore meilleur que les fleurs d’oranger (ce sont de grosses fleurs comme cela, dont elle-même savait faire une essence, elle m’en avait donné une bouteille), et elle avait cueilli un gros pamplemousse comme cela, gros, gros et mûr, et elle s’est couchée sur son lit et elle a mis le pamplemousse sur le plexus solaire, là, comme cela, en le tenant avec ses deux mains. Elle s’est couchée et elle s’est reposée. Elle n’a pas dormi, elle s’est reposée. Et elle m’a dit: «Revenez dans une heure.» Une heure après, je suis revenue... et le pamplemousse était plat comme une galette. C’est-à-dire qu’elle avait un tel pouvoir d’absorber la vitalité, qu’elle avait absorbé toute la vie du fruit et qu’il était devenu mou et tout à fait plat. Et cela, je l’ai vu. Vous pouvez essayer, vous n’y arriverez pas! (rires)
Une autre fois, et c’est encore plus amusant... Mais je vais d’abord vous parler un peu de Tlemcen, que vous ne connaissez probablement pas. Tlemcen est une petite ville du Sud algérien qui est presque en bordure du Sahara. La ville elle-même est construite dans la vallée, qui est entourée d’un cercle de montagnes pas très hautes, mais enfin plus hautes que des collines. Et c’est une vallée très fertile, verdoyante, magnifique. Il y a là-bas une population arabe surtout et de riches marchands, enfin c’est une ville très... c’était, je ne sais pas ce qu’elle est maintenant, je vous parle de choses qui sont arrivées au commencement du siècle; il y avait des marchands très prospères et, de temps en temps, ces Arabes venaient rendre visite à Monsieur T. Ils ne savaient rien, ils ne comprenaient rien, mais ils étaient très intéressés.
Un jour, vers le soir, il y en a un qui est arrivé, et qui posait des questions saugrenues, d’ailleurs. Alors Madame T. m’a dit: «Vous allez voir, on va s’amuser.» Il y avait dans la véranda de la maison une grande table qui servait à manger, une table qui était bien grande comme cela, assez large, et avec huit pieds, quatre de chaque côté. C’était massif, n’est-ce pas, et lourd. Alors on avait préparé des chaises pour le recevoir, à une certaine distance de la table. Il était à un bout, Madame T. était à un autre bout; moi, j’étais assise d’un autre côté, Monsieur T. aussi. On était là tous les quatre. Personne n’était près de la table, on était à une assez grande distance. Et alors, il posait des questions, comme j’ai dit assez saugrenues, sur les pouvoirs que l’on pouvait avoir, ce qu’on pouvait faire avec ce qu’il appelait «la magie»... Elle m’a regardé, et puis elle n’a rien dit, elle s’est tenue très tranquille. Tout d’un coup, j’entends un cri: un cri d’effroi. C’était la table qui commençait à bouger et, avec un mouvement presque héroïque, allait à l’assaut du pauvre homme qui était assis à un bout! Elle est allée se cogner contre lui. Madame T. ne l’avait pas touchée, personne ne l’avait touchée. Elle s’était seulement concentrée sur la table et avec son pouvoir vital, n’est-ce pas, elle l’avait fait marcher. D’abord, la table avait vacillé un petit peu, comme cela, puis elle avait commencé à se mouvoir lentement, puis tout d’un coup, comme d’un seul bond, elle est allée se jeter sur cet homme, qui est parti et n’est jamais revenu! Elle avait aussi le pouvoir de dématérialiser et de rematérialiser les choses. Et elle ne disait jamais rien; elle ne se vantait pas, elle ne disait pas: «Je vais faire», elle ne parlait de rien; elle le faisait tranquillement. Elle n’y attachait pas une grande importance, elle savait que c’étaient des choses qui sont juste une démonstration qu’il y a d’autres forces que les forces purement matérielles.
Quand je sortais le soir (vers la fin de l’après-midi, je sortais me promener avec Monsieur T. pour voir le pays, me promener à pied dans les montagnes, les villages voisins, etc.), je fermais ma porte à clef, c’était mon habitude, je fermais toujours ma porte à clef. Madame T. sortait rarement, pour les raisons que je vous ai dites, parce qu’elle était le plus souvent en transe et qu’elle aimait rester à la maison. Mais quand je rentrais de la promenade et que j’ouvrais ma porte (qui était fermée à clef, par conséquent personne n’avait pu entrer), je trouvais toujours sur mon oreiller une sorte de petite guirlande de fleurs. C’étaient des fleurs qui poussaient dans le jardin, on les appelle des «belles-de-nuit»; nous en avons ici, elles s’ouvrent le soir et sentent merveilleusement bon. Il y en avait toute une allée, avec de grands buissons hauts comme cela; et ce sont des fleurs remarquables (je crois qu’ici aussi c’est la même chose), sur le même buisson, il y a des fleurs de couleurs différentes: des jaunes, des rouges, des mélangées, des violettes. Ce sont de petites fleurs comme des... des campanules; non, un peu comme les liserons, mais ce sont des buissons (les liserons sont des plantes grimpantes, et ce sont des buissons), nous en avons ici dans le jardin. Elle s’en mettait toujours aux oreilles parce que cela sent très bon, oh! ça sent délicieusement bon. Et alors, elle se promenait dans cette allée, entre ces grands buissons qui étaient hauts comme cela, et elle ramassait des fleurs, et puis, quand je revenais, ces fleurs étaient dans ma chambre!... Elle ne m’a jamais dit comment elle le faisait, mais enfin certainement elle n’y entrait pas. Elle m’a dit une fois: «Il n’y avait pas de fleurs dans votre chambre?»
— Ah! ça, j’ai dit, oui!
Et c’est tout. Alors j’ai su que c’était elle qui les avait mises.
Je pourrais vous raconter beaucoup d’histoires, mais je finirais par celle-ci qu’elle m’a racontée, que je n’ai pas vue.
Comme je vous le disais, Tlemcen est tout près du Sahara et c’est le climat du désert excepté que, dans la vallée, il coule une rivière qui ne se dessèche jamais et qui rend tout le pays très fertile. Mais les montagnes étaient absolument arides. Il n’y avait que la partie occupée par les agriculteurs où quelque chose poussait. Or, le parc de Monsieur T. (enfin la grande propriété) était comme je vous le disais un endroit merveilleux... il y poussait de tout, tout ce que l’on pouvait imaginer et dans des proportions magnifiques. Alors elle m’a raconté (ils étaient là depuis fort longtemps) qu’il y avait de cela cinq ou six ans, je crois, on s’était avisé que ces montagnes arides pourraient un jour faire que la rivière se dessèche et qu’il serait mieux d’y planter des arbres; et l’administrateur de Tlemcen avait donné l’ordre qu’on plante des arbres sur toute les collines avoisinantes: un grand cirque, n’est-ce pas. Il avait dit que l’on plante des pins parce que, en Algérie, les pins maritimes poussent très bien. Et on voulait faire une tentative. Or, pour une raison quelconque — d’oubli ou de fantaisie, on ne sait pas —, au lieu de commander des pins, on avait commandé des sapins! Les sapins sont des arbres des pays nordiques, pas du tout des arbres des pays désertiques. Et on avait très consciencieusement planté tous ces sapins. Et Madame T. avait vu cela et je crois qu’elle avait envie de faire une expérience. Il se trouve qu’après quatre ou cinq ans, ces sapins avaient non seulement poussé, mais qu’ils étaient devenus magnifiques et quand moi, je suis allée à Tlemcen, les montagnes tout autour étaient absolument vertes, magnifiques d’arbres. Elle m’a dit: «Vous voyez, ce ne sont pas des pins, ce sont des sapins», et en effet, c’étaient des sapins (vous savez que les sapins sont les arbres de Noël, n’est-ce pas!), c’étaient des sapins. Alors elle m’a raconté qu’après trois ans, quand les sapins étaient grands, tout d’un coup, un jour, ou plutôt une nuit de décembre, comme elle venait de se coucher et d’éteindre sa lumière, elle avait été réveillée par un tout petit bruit (elle était très sensible au bruit), elle ouvre les yeux et voit comme un rayon de lune — il n’y avait pas de lune cette nuitlà — qui éclairait un coin de sa chambre. Et elle s’est aperçue qu’il y avait là un petit gnome, comme ceux que l’on voit dans les contes de fée de Norvège ou de Suède, scandinaves. C’était un tout petit bonhomme, avec une grosse tête, un bonnet pointu, des chaussures à pointe, d’un vert foncé, une longue barbe blanche, et tout couvert de neige.
Alors elle le regarde (elle avait les yeux ouverts), elle le regarde et dit: «Mais... Eh! qu’est-ce que tu fais ici? (Elle était un peu inquiète, parce que, dans la chaleur de la chambre, la neige fondait et cela faisait une petite mare sur le parquet de sa chambre.) Mais qu’est-ce que tu fais ici!»
Alors il lui a souri de son plus aimable sourire et il a dit: «Mais on nous a fait signe avec les sapins! Les sapins, ça appelle la neige. Ce sont des arbres de pays de neige. Moi, je suis le Seigneur de la Neige, alors je suis venu t’annoncer que... nous arrivons. On nous appelle, nous arrivons.»
— La neige?... Mais nous sommes près du Sahara!
— Ah! il ne fallait pas mettre des sapins!
Enfin elle lui a dit: «Écoute, je ne sais pas si ce que tu me dis est vrai, mais tu es en train de salir mon parquet, va-t’en!»
Alors il est parti. Le clair de lune est parti en même temps que lui. Elle a allumé une lampe (parce qu’il n’y avait pas d’électricité), elle a allumé une lampe et elle a vu... une petite mare d’eau à la place où il se tenait. Par conséquent, ce n’était pas un rêve, c’était vraiment un petit être qui avait fait fondre sa neige dans sa chambre. Et le lendemain matin quand le soleil s’est levé, il s’est levé sur des montagnes couvertes de neige. C’était la première fois, on n’avait jamais vu cela dans le pays.
Depuis ce moment-là, tous les hivers — pas pour longtemps, pour un court moment —, toutes les montagnes se couvrent de neige.
Voilà mon histoire.
1 En 1907.