Mère
Entretiens
Le 29 août 1956
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Je suppose que la plupart d’entre vous viennent le vendredi écouter la lecture de Wu Wei. Si vous avez écouté, vous vous souviendrez qu’il y est question d’être «spontané» et que la vraie façon de vivre la vraie vie, c’est de vivre spontanément.
Ce que Lao Tseu appelle spontané, c’est ceci: au lieu d’être mû par une volonté (mentale ou vitale, ou physique) personnelle, on doit cesser tout effort extérieur et se laisser guider et mouvoir par ce que les Chinois appellent Tao et qu’ils identifient à la Divinité (ou Dieu, ou le Principe suprême, ou l’Origine de toutes choses, ou la Vérité créatrice, enfin toutes les notions humaines que l’on peut avoir du Divin et du but à atteindre).
Être spontané, cela veut dire ne pas vouloir personnellement combiner, organiser, décider et faire effort pour réaliser.
Je vais vous donner deux exemples pour vous faire comprendre ce qu’est la vraie spontanéité. L’un, vous le connaissez tous sans doute, c’est quand Sri Aurobindo a commencé à écrire l’Ârya1, en 1914. Ce n’était ni une connaissance mentale, ni même une création mentale qu’il transcrivait: il faisait le silence dans sa tête et il se mettait à sa machine à écrire, et d’en haut, des régions supérieures, tout ce qui devait être écrit descendait, tout prêt, et il n’avait qu’à faire mouvoir ses doigts sur la machine, cela se transcrivait. C’est dans cette condition de silence mental, qui laisse passer la connaissance (et même l’expression) d’en haut, qu’il a écrit tout l’Ârya, qui avait soixante-douze pages imprimées par mois. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a pu le faire, parce que, si cela avait dû être une oeuvre mentale de construction, ç’aurait été tout à fait impossible.
Cela, c’est la vraie spontanéité mentale.
Et si l’on pousse cela plus loin, on devrait ne jamais penser et combiner à l’avance ce que l’on doit dire ou ce que l’on doit écrire. Il faudrait simplement être capable de faire le silence dans son mental, de le tourner comme un réceptacle vers la Conscience supérieure, et d’exprimer au fur et à mesure, dans le silence mental, ce qui vient d’en haut. Ce serait la vraie spontanéité.
Naturellement ce n’est pas très facile, cela demande une préparation.
Et si l’on descend dans le domaine de l’action, c’est encore plus difficile; parce que normalement, si l’on veut agir avec quelque logique, généralement il faut penser d’avance à ce que l’on veut faire et le combiner avant de le faire; autrement, on peut être ballotté par toutes sortes de désirs et d’impulsions qui seraient fort éloignés de l’inspiration dont il est question dans Wu Wei; ce seraient tout simplement les mouvements de la nature inférieure qui vous pousseraient à agir. Par conséquent, à moins que l’on ne soit arrivé à l’état de sagesse et de détachement du sage chinois dont il est question dans cette histoire, il est préférable de ne pas être spontané dans les actions quotidiennes, parce que l’on risquerait d’être le jouet de toutes les impulsions et de toutes les influences les plus désordonnées.
Mais une fois que l’on entre dans le yoga et que l’on veut faire le yoga, il est très nécessaire de ne pas être le jouet de ses propres formations mentales. Si l’on veut pouvoir se fier à ses expériences, il faut faire bien attention de ne pas bâtir audedans de soi, par exemple, la notion des expériences que l’on veut avoir, l’idée que l’on s’en fait, la forme que l’on attend ou que l’on espère. Parce que la formation mentale, comme je vous l’ai déjà dit plusieurs fois, est une formation réelle, une création réelle, et qu’avec votre idée vous créez des formes qui sont quelque peu indépendantes de vous et qui vous reviennent comme du dehors, et qui vous donnent l’impression d’être des expériences. Mais ces expériences, qui sont ou voulues ou recherchées ou prévues, ne sont pas des expériences spontanées et risquent d’être des illusions — parfois même de dangereuses illusions.
Par conséquent, quand on suit une discipline mentale, il faut être particulièrement soigneux de ne pas imaginer ou vouloir à l’avance avoir certaines expériences, parce que vous pouvez vous créer ainsi l’illusion de ces expériences. Dans le domaine du yoga, cette très stricte et sévère spontanéité est tout à fait indispensable.
Pour cela, il ne faut naturellement ni ambition ni désir, ni excessive imagination, ni ce que j’appelle «romantisme spirituel», le goût du miraculeux — tout cela doit être éliminé très soigneusement pour être sûr d’avancer sans crainte.
Maintenant, après cette explication préliminaire, je vais vous lire ce que j’avais écrit et que l’on m’a demandé de commenter. Ce sont des aphorismes, qui peut-être appellent des explications. J’avais écrit cela, inspirée peut-être par la lecture dont je vous parlais tout à l’heure, mais c’était surtout l’expression d’une expérience personnelle:
«Il faut être spontané pour pouvoir être divin.»
C’est ce que je vous ai expliqué juste maintenant. Alors se pose la question: comment être spontané?
«Il faut être parfaitement simple pour pouvoir être spontané.»
Et comment être parfaitement simple?
«Il faut être absolument sincère pour pouvoir être parfaitement simple.»
Et maintenant, que veut dire être absolument sincère?
«Être absolument sincère, c’est n’avoir aucune division, aucune contradiction dans son être.»
Si vous êtes fait de morceaux, qui sont non seulement différents, mais souvent tout à fait contradictoires, ces morceaux nécessairement créent une division dans votre être. Par exemple, vous avez une partie de vous-même qui aspire à la vie divine, à connaître le Divin, à s’unir à Lui, à Le vivre intégralement, et puis vous avez une autre partie qui a des attachements, des désirs (ce qu’elle appelle des «besoins») et qui non seulement recherche ces choses, mais est tout à fait bouleversée quand elle ne les a pas. Il y a d’autres contradictions, mais celle-là est la plus flagrante. Il y en a d’autres, comme celle-ci, par exemple, de vouloir se soumettre complètement au Divin, s’abandonner totalement à Sa Volonté et à Sa Direction et, en même temps, quand vient l’expérience (qui est une expérience courante sur le chemin quand on essaye sincèrement de s’abandonner au Divin), la notion qu’on n’est rien, qu’on ne peut rien, qu’on n’existe même pas en dehors du Divin, c’est-à-dire que s’Il n’était pas là on n’existerait pas et on ne pourrait rien faire, on ne serait rien du tout... Cette expérience vient naturellement comme une aide sur le chemin du don de soi total, mais il y a une partie de l’être, quand l’expérience vient, qui entre dans une terrible révolte et qui dit: «Mais pardon! je tiens à être, je tiens à être quelque chose, je tiens à faire les choses moi-même, je veux avoir une personnalité.» Et naturellement, la seconde défait tout ce que la première avait fait.
Ce ne sont pas des cas exceptionnels, c’est très fréquent. Je pourrais vous donner d’innombrables exemples de contradictions comme cela dans l’être: quand l’une essaye de faire un pas en avant, l’autre vient et démolit tout. Alors, on a tout le temps à recommencer, et tout le temps c’est démoli. C’est pour cela qu’il faut faire ce travail de sincérité qui fait que si l’on aperçoit dans son être une partie qui tire de l’autre côté, la prendre soigneusement, l’éduquer comme on éduque un enfant et la mettre en accord avec la partie centrale. Cela, c’est le travail de sincérité qui est indispensable.
Et c’est naturellement quand il y a une unité, un accord, une harmonie dans toutes les volontés de l’être, que l’on peut avoir un être simple, candide, et uniforme dans son action et dans sa tendance. C’est seulement quand tout l’être est groupé autour d’un mouvement central unique que l’on peut être spontané. Parce que si, au-dedans de vous, il y a quelque chose qui est tourné vers le Divin et qui attend l’inspiration et l’impulsion, et qu’en même temps il y ait une autre partie de l’être qui recherche ses propres fins et qui travaille à réaliser ses désirs, on ne sait plus où l’on en est, et on ne peut pas non plus être sûr de ce qui arrive, parce qu’une partie peut non seulement défaire, mais contredire totalement ce que l’autre veut faire.
Et bien sûr, pour être en accord avec ce qui est dit dans Wu Wei, après avoir vu très clair ce qui est nécessaire et ce qui doit être fait, il est recommandé de ne mettre ni de violence ni trop d’ardeur dans la réalisation de ce programme, parce qu’un excès d’ardeur est au détriment de la paix et de la tranquillité, et du calme nécessaire pour que la Conscience divine puisse s’exprimer à travers l’individu. Et cela revient à ceci:
L’équilibre est indispensable, le chemin qui évite soigneusement les extrêmes opposés est indispensable, la trop grande hâte est à redouter, l’impatience vous empêche d’avancer; et en même temps, l’inertie vous met des boulets aux pieds.
Alors pour toutes choses, c’est le chemin du milieu, comme l’appelait le Bouddha, qui est le meilleur.
(silence)
Il y a deux autres questions ici, qui sont corollaires. La première question est comme ceci:
Qu’entendez-vous par ces paroles: «Quand vous avez une difficulté, élargissez»?
Je parle naturellement des difficultés sur le chemin du yoga, des incompréhensions, des limitations, des choses qui sont comme des obstacles, qui vous empêchent d’avancer. Et quand je dis «élargissez», je veux dire élargissez votre conscience.
Les difficultés proviennent toujours de l’ego, c’est-à-dire de la réaction personnelle, plus ou moins égoïste, que vous avez vis-à-vis des circonstances, des événements et des gens qui vous entourent, des conditions de votre vie. Elles viennent aussi de ce sentiment d’être enfermé dans une sorte de coque, qui empêche votre conscience de s’unir à des réalités plus hautes et plus vastes.
On peut très bien penser qu’on veut être vaste, qu’on veut être universel, que tout est l’expression du Divin, qu’il ne faut pas avoir d’égoïsme — on peut penser beaucoup de choses —, mais ce n’est pas nécessairement une guérison, parce que très souvent on sait ce que l’on doit faire, et puis on ne le fait pas, pour une raison ou une autre. Mais si, quand on a à faire face à une angoisse, une souffrance, une révolte, une douleur, ou un sentiment d’impuissance — n’importe, toutes les choses qui vous arrivent sur le chemin et qui sont justement des difficultés —, si vous pouvez physiquement, c’est-à-dire dans votre conscience corporelle, avoir l’impression de vous élargir, on pourrait dire de vous déplier (vous vous sentez comme quelque chose qui est tout replié, un pli sur l’autre, comme une étoffe, n’est-ce pas, qui est pliée et repliée et encore pliée), alors si vous avez cette impression que ce qui vous tient et qui vous serre et qui vous fait souffrir, ou qui vous immobilise dans votre mouvement, est comme une étoffe qui serait pliée trop serrée, trop étroitement, ou comme un paquet qui serait trop bien ficelé, trop bien fermé, et que lentement, petit à petit, vous défaites tous les plis et que vous vous étalez, comme on déplie justement une étoffe ou un papier et qu’on le répand à plat, qu’on se fait plat et très large, aussi large que l’on peut, en se répandant aussi loin que l’on peut, en s’ouvrant et en s’étalant dans une attitude de complète passivité, avec ce que je pourrais appeler «la face à la lumière»: ne pas se recroqueviller sur sa difficulté, se replier sur elle, l’enfermer pour ainsi dire dans votre personne, mais au contraire vous déployer autant que vous pouvez, aussi parfaitement que vous pouvez, en présentant la difficulté à la lumière — la lumière qui vient d’en haut —, si vous faites cela dans tous les domaines, et même si mentalement vous n’y arrivez pas (parce que c’est quelquefois difficile), si vous pouvez imaginer que vous faites cela physiquement, presque matériellement, eh bien, quand vous aurez fini de vous déplier et de vous étaler, vous vous apercevrez que plus des trois quarts de la difficulté sont partis. Et alors, juste un petit travail de réceptivité à la lumière, et le dernier quart disparaîtra.
C’est beaucoup plus facile que de lutter contre une difficulté avec sa pensée, parce que si vous commencez à discuter avec vous-même, vous vous apercevrez qu’il y a des arguments pour et contre qui sont tellement probants qu’il est tout à fait impossible de s’en tirer sans une lumière supérieure. Là, vous ne luttez pas contre la difficulté, vous n’essayez pas de vous convaincre vous-même, ah! simplement, vous vous étalez devant la lumière comme si vous vous étendiez sur le sable devant le soleil. Et vous laissez la lumière faire son oeuvre. Voilà.
(silence)
Et voici l’autre question:
Quelle est la façon la plus aisée de s’oublier soi-même?
Naturellement cela dépend de chacun; chacun a sa manière spéciale de s’oublier, qui est pour lui la meilleure. Mais évidemment, il y a une manière assez générale qui peut s’appliquer sous des formes diverses: c’est de s’occuper de quelque chose d’autre. Au lieu de s’occuper de soi, on peut s’occuper de quelqu’un d’autre, ou des autres, ou d’un travail, ou d’une activité intéressante et qui demande de la concentration.
Et c’est encore la même chose: au lieu de se replier sur soi et de se contempler, ou de se choyer pourrait-on dire, comme la chose la plus précieuse au monde, si l’on peut se déployer et s’occuper d’autre chose, de quelque chose qui n’est pas exactement vous-même, alors c’est la manière la plus simple et la plus prompte de s’oublier.
Il y en a beaucoup d’autres, mais celle-là est à la portée de tout le monde. Voilà, mes enfants.
Maintenant, si vous n’avez rien à dire sur ce sujet ou sur autre chose, nous pouvons nous taire.
1 R appelons que c’est dans la revue Ârya, en l’espace de six années (1914-1920), que Sri Aurobindo a publié la majeure partie de son oeuvre écrite: La Vie Divine, La Synthèse des Yogas, Le Cycle Humain, L’Idéal de l’Unité Humaine, Essai sur la Gîtâ, Le Secret du Véda, La Poésie Future, Les Fondements de la Culture Indienne, pour ne citer que les oeuvres principales.