Mère
Entretiens
Le 22 août 1956
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Douce Mère, qu’est-ce que Sri Aurobindo appelle «le ciel du mental libéré»?
Le ciel du mental libéré? C’est une comparaison imagée. Quand le mental est libéré, il monte à des hauteurs qui sont célestes. Ce sont des régions supérieures du mental que Sri Aurobindo compare au ciel au-dessus de la terre; elles sont célestes par rapport au mental ordinaire.
C’est tout?
(silence)
Quelqu’un m’a posé une question au sujet de la transe (ce que dans l’Inde on appelle le samâdhi), c’est-à-dire quand on passe ou qu’on entre dans un état dont il ne reste aucun souvenir conscient quand on se réveille:
«L’état de transe ou de samâdhi est-il un signe de progrès?»
Dans l’ancien temps, c’était considéré comme une condition très supérieure. On pensait même que c’était le signe d’une grande réalisation, et les gens qui voulaient faire le yoga ou la sâdhanâ essayaient toujours d’entrer dans un état comme celuilà. On a dit toutes sortes de choses merveilleuses de cet état-là — on peut en dire tout ce que l’on veut, puisque justement on ne se souvient pas! et que les gens qui y sont entrés sont incapables de dire ce qui leur est arrivé. Alors, on peut dire tout ce que l’on veut.
Je pourrais incidemment vous dire que, dans toutes sortes de littératures soi-disant spirituelles, j’avais toujours lu des choses merveilleuses sur cet état de transe ou de samâdhi, et il se trouvait que je ne l’avais jamais eu. Alors, je ne savais pas si c’était un signe d’infériorité. Et quand je suis arrivée ici, une de mes premières questions à Sri Aurobindo a été: «Que pensezvous du samâdhi, de cet état de transe dont on ne se souvient pas? On entre dans une condition qui paraît être béatifique, mais quand on en sort, on ne sait pas du tout ce qui est arrivé.» Alors il m’a regardée, il a vu ce que je voulais dire et il m’a dit: «C’est de l’inconscience.» Je lui ai demandé une explication, je lui ai dit: «Quoi!» Il m’a dit: «Oui, vous entrez dans ce que l’on appelle samâdhi quand vous sortez de votre être conscient et que vous entrez dans une partie de votre être qui est complètement inconsciente, ou plutôt dans un domaine où vous n’avez aucune conscience correspondante — vous dépassez le champ de votre conscience et vous entrez dans une région où vous n’avez plus de conscience. Vous êtes dans l’état impersonnel, c’est-à-dire un état où vous êtes inconscient; et c’est pour cela que, naturellement, vous ne vous souvenez de rien parce que vous n’avez été conscient de rien1.» Alors, cela m’a rassurée et je lui ai dit: «Eh bien, voilà, cela ne m’est jamais arrivé.» Il m’a répondu: «À moi non plus!» (rires)
Et depuis ce moment-là, quand les gens me parlent de samâdhi, je leur dis: «Bien, tâchez de développer votre individualité intérieure, et vous pourrez entrer dans ces mêmes régions en pleine conscience, et avoir la joie de la communion avec les régions les plus hautes, sans pour cela perdre toute conscience et revenir avec un zéro au lieu d’une expérience.»
Alors c’est ma réponse à celui qui demande si le samâdhi ou la transe est un signe de progrès. Le signe du progrès, c’est quand il n’y a plus d’inconscience, quand on peut monter dans les mêmes régions sans entrer en transe.
Mais il y a une confusion dans les mots.
Quand vous quittez une partie de votre être (par exemple, quand vous entrez tout à fait consciemment dans le monde vital), votre corps peut, lui, entrer en transe, mais ce n’est pas un samâdhi. C’est plutôt ce qu’on appelle un état léthargique ou cataleptique. Quand c’est à son maximum, c’est un état cataleptique, parce que la partie de l’être qui anime le corps en est sortie, alors le corps est à moitié mort; c’est-à-dire que sa vie est diminuée d’autant et que ses fonctions sont presque abolies: le coeur se ralentit et devient à peine sensible et la respiration est à peine perceptible. C’est cela, la vraie transe. Mais vous, pendant ce temps-là, vous êtes pleinement conscient dans le monde vital. Et même, avec une discipline, qui n’est d’ailleurs ni facile ni sans danger, vous pouvez faire que le minimum de forces que vous laissez dans votre corps lui permette d’être indépendamment conscient. Avec un dressage (comme je dis, ce n’est pas facile), un dressage tout à fait méthodique, on peut faire que le corps garde son autonomie de mouvement, même quand on est presque totalement extériorisé. Et c’est ainsi que, dans un état de transe presque totale, on peut parler et raconter ce que la partie de l’être qui s’est extériorisée voit et fait... Pour cela, il faut être assez avancé sur le chemin.
Il y a des exemples spontanés et pas voulus d’un état qui n’est pas tout à fait celui-là, mais qui est analogue: ce sont les états de somnambulisme, c’est-à-dire quand vous êtes profondément endormi, sorti vitalement de votre corps, et que le corps obéit d’une façon automatique à la volonté et à l’action de la partie qui est sortie, la partie vitale. Seulement, comme ce n’est pas l’effet d’une action voulue et d’une éducation réglée, progressive, cet état-là n’est pas désirable, parce qu’il peut produire des désordres dans l’être. Mais c’est une illustration de ce que je viens de dire, d’un corps qui peut, tout en étant aux trois quarts endormi, obéir à la partie de l’être qui est sortie et qui, elle, est pleinement éveillée et tout à fait consciente. Cela, c’est la vraie transe.
Je vous ai déjà dit plusieurs fois, je crois, que quand on se soumet à cette discipline occulte on peut arriver à laisser son corps physique, à sortir vitalement et à bouger tout à fait consciemment, à agir tout à fait consciemment dans le monde vital; puis à laisser son être vital endormi et à en sortir mentalement, à agir et à vivre dans le monde mental d’une façon tout à fait consciente et avec des relations analogues (parce que le monde mental est en relation avec l’être mental, comme le monde physique est en relation avec l’être physique), et ainsi de suite, progressivement et par une discipline régulière. J’ai connu une femme qui avait été ainsi dressée, qui avait des facultés personnelles tout à fait remarquables, qui était consciente dans tous ses états d’être et elle parvenait à sortir douze fois de son corps, c’est-à-dire de douze corps consécutifs, jusqu’à ce qu’elle arrive au sommet de la conscience individuelle, ce que l’on pourrait appeler le seuil du Sans-Forme. Elle se souvenait de tout et elle racontait tout, en détail. C’était une Anglaise; j’ai même traduit de l’anglais un livre où il y avait la description de tout ce qu’elle voyait et faisait dans tous ces domaines.
C’est évidemment le signe d’une grande maîtrise de son être, et le signe qu’on est arrivé à un grand degré de développement conscient. Mais c’est presque l’opposé de l’autre expérience, qui consiste à sortir de sa conscience pour entrer dans un état où l’on n’est plus conscient; c’est pour ainsi dire l’opposé.
(silence)
Ceci m’amène à quelque chose qui est une recommandation et un conseil.
Nous avons lu dans La Synthèse des Yogas, et aussi traduit ces temps derniers dans La Vie Divine, des passages où Sri Aurobindo donne des détails, des explications et des conseils à ceux qui font la sâdhanâ et qui essayent d’avoir des expériences qui parfois sont des expériences trop fortes pour leur état de conscience, ce qui a des résultats assez fâcheux. À ce sujet, j’ai fait une réflexion, et on m’a demandé de vous expliquer ma réflexion. J’ai dit:
«Il faut toujours être plus grand que son expérience.»
Ce que je voulais dire, c’est ceci:
Quels que soient la nature, la puissance et l’émerveillement d’une expérience, il ne faut pas être dominé par elle au point qu’elle gouverne votre être tout entier et que vous perdiez l’équilibre et le contact avec une attitude raisonnable et tranquille. C’est-à-dire que lorsque vous entrez d’une façon quelconque en rapport avec une force ou une conscience qui dépasse la vôtre, au lieu d’être entièrement dominé par cette conscience ou cette force, il faut que vous puissiez vous souvenir toujours que ce n’est qu’une expérience parmi des milliers et des milliers d’autres et que, par conséquent, elle n’a pas un caractère absolu, qu’elle est relative. Si belle qu’elle soit, vous pouvez et vous devez en avoir de meilleures; si exceptionnelle qu’elle soit, il y en a d’autres qui sont encore plus merveilleuses; et si haute qu’elle soit, vous pouvez toujours monter plus haut encore dans l’avenir. Alors, au lieu de perdre la tête, on situe l’expérience dans la chaîne du développement et on garde un équilibre physique sain, afin de ne pas perdre le sens de la relativité avec la vie ordinaire. Comme cela on ne risque rien.
Le moyen?... Celui qui sait faire cela le trouvera toujours très facile, mais pour celui qui ne le sait pas, c’est peut-être un petit peu... un petit peu embarrassant.
Il y a un moyen.
C’est de ne jamais perdre la notion du don total de soi à la Grâce, qui est l’expression du Suprême. Quand on se donne, qu’on s’abandonne, qu’on s’en remet entièrement à Ce qui est au-dessus, au-delà de toute création, et qu’au lieu de rechercher un avantage personnel à l’expérience on en fait l’offrande à la Grâce divine et on sait que c’est d’Elle que vient l’expérience et que c’est à Elle que doit être redonné le résultat de cette expérience, alors on est en sécurité.
En d’autres mots: pas d’ambition, pas de vanité, pas d’orgueil. Un sincère don de soi, une sincère humilité, et on est à l’abri de tout danger. Voilà, c’est cela que j’appelle être plus grand que son expérience.
Maintenant, est-ce que quelqu’un a une question?
(silence)
(Il y a une nuée d’insectes) Cela nous fait descendre des hauteurs! (riant) Je crois qu’il serait très sage d’éteindre la lumière et de se débarrasser des insectes... Vous n’allez pas vous endormir, non?
Il y a une chose que l’on m’a demandée il y a quelque temps, à laquelle je n’ai pas encore répondu, c’est celle-ci. J’ai écrit quelque part:
«L’absolu de chaque être est sa relation unique avec le Divin et son mode unique d’exprimer le Divin dans la manifestation.»
C’est ce qu’on appelle ici, dans l’Inde, la vérité de l’être, ou la loi de l’être, le dharma de l’être: ce qui est le centre et la cause de l’individualité.
Chacun porte sa vérité en soi-même, qui est une vérité unique, qui lui appartient en propre et qu’il doit exprimer dans sa vie. Alors quelle est cette vérité? On m’a posé cette question:
«Quelle est cette vérité de l’être, et comment se traduitelle extérieurement dans la vie physique?»
Elle se traduit comme ceci: chaque individualité a une relation directe et unique avec le Suprême, l’Origine, Ce qui est au-delà de toute création. C’est cette relation unique qui doit s’exprimer dans sa vie, par un mode unique d’être en relation avec le Divin. Par conséquent, chacun est directement, et exclusivement, en relation avec le Divin — la relation que l’on a avec le Divin est unique et exclusive. Ce qui fait que vous recevez du Divin, quand vous êtes en état de le recevoir, la totalité de la relation qu’il vous est possible d’avoir, et que ce n’est ni un partage, ni une partie, ni une répétition, mais que c’est exclusivement et uniquement la relation que chacun peut avoir avec le Divin. Donc, au point de vue psychologique, on est tout seul à avoir cette relation directe avec le Divin.
On est tout seul avec le Suprême2.
La relation que l’on a avec Lui n’aura jamais de second, d’identique. Il n’y en a pas deux pareilles, et par conséquent rien ne peut vous être pris pour être donné à un autre, rien ne peut vous être retiré qui soit donné à un autre. Et si cette relation disparaissait de la création, elle disparaîtrait réellement — ce qui est impossible.
Ce qui fait que, si l’on vit dans la vérité de son être, on est une partie indispensable de la création. Naturellement, je ne veux pas dire si l’on vit ce que l’on croit que l’on doit être, je dis si l’on vit la vérité de son être, si, par développement, on arrive à entrer en contact avec la vérité de son être, on est immédiatement dans une relation unique et exclusive avec le Divin, qui n’a pas sa semblable.
Voilà.
Et naturellement, étant la vérité de votre être, c’est cela qu’il faut exprimer dans votre vie.
1 Au moment de la publication de cet Entretien, Mère a ajouté le commentaire suivant: «Il y a aussi certaines gens qui entrent dans des domaines où ils ont une conscience, mais entre cet état conscient et leur conscience normale de veille, il y a un vide: leur personnalité n’existe pas entre l’état de veille et cet état profond; alors au passage ils oublient. Ils ne peuvent pas transporter la conscience qu’ils avaient là dans cette conscienceci, parce qu’il y a un vide entre les deux. Il y a même une discipline occulte qui consiste à se construire des champs intermédiaires pour pouvoir se rappeler des choses.»
2 Cette phrase a été ajoutée par Mère le 13 mai 1962.