Mère
Entretiens
Le 5 septembre 1956
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«Un principe de sombre et lourde inertie est à la base de la Vie; tout y est enchaîné par le corps, ses besoins, ses désirs, enchaîné à un mental trivial, à des émotions et des espoirs mesquins, à une répétition insignifiante de petits fonctionnements sans valeur — petits besoins, petits soucis, petites occupations, petits chagrins et petits plaisirs — qui ne mènent à rien au-delà d’eux-mêmes et portent le sceau d’une ignorance qui ne connaît pas sa propre raison d’être ni son but. Ce mental physique d’inertie ne croit à aucune autre divinité qu’à ses petits dieux terrestres; il aspire, peut-être, à un confort, un ordre, un plaisir plus grands, mais il ne demande aucune élévation, aucune délivrance spirituelle. Plus haut, au centre de la Vie, nous trouvons une Volonté-de-Vie dont la force et l’élan sont plus grands, mais c’est un Daïmôn aveuglé, un esprit perverti, qui trouve son exultation dans les éléments mêmes qui font de la vie un tourbillon plein de luttes et un imbroglio malheureux; c’est une âme de désir, humaine ou titanique, accrochée aux couleurs tapageuses, à la poésie désordonnée, la tragédie violente ou le mélodrame grandiloquent qui vont avec le flot mélangé du bien et du mal, de la joie et du chagrin, de la lumière et de l’obscurité, de la jouissance capiteuse ou de la torture amère. Elle aime ces choses et voudrait en avoir toujours plus, et même quand elle souffre et crie contre elles, elle n’accepte rien d’autre, et rien d’autre ne peut lui donner de la joie. Elle hait toutes les choses supérieures et se révolte contre elles, et dans sa furie voudrait piétiner, déchirer ou crucifier tout Pouvoir plus divin qui aurait la présomption de rendre la vie pure, lumineuse, heureuse, et voudrait arracher de ses lèvres le breuvage enflammé de cet excitant mélange. Il y a bien une autre Volonté-dans-la-Vie, qui consent à suivre les améliorations du mental idéal et se laisse séduire quand il offre d’extraire de la vie quelque harmonie, quelque beauté, quelque lumière, quelque ordre plus nobles, mais ce n’est qu’une petite partie de la nature vitale, et elle est facilement écrasée par ses compagnons de joug plus violents ou plus lourds et plus obscurs, et elle ne se rallie pas aisément non plus à un appel qui dépasse celui du mental, à moins que cet appel ne trahisse ses propres fins, comme le fait d’habitude la religion en abaissant ses exigences à des conditions plus intelligibles pour notre nature vitale obscure. Le chercheur spirituel devient conscient de toutes ces forces en lui-même; il les trouve partout autour de lui; il doit se battre et lutter constamment pour se débarrasser de leurs griffes et les déloger du bastion bien retranché où pendant si longtemps elles ont régné sur son être et sur l’existence humaine qui l’entoure. La difficulté est grande; car leur emprise est si forte, si invincible en apparence, qu’elle justifie le dicton méprisant qui compare la nature humaine à la queue du chien — redressez-la tant que vous voudrez par la force morale, la religion, la raison ou n’importe quel autre effort rédempteur, elle finira toujours par revenir à la courbe tortueuse de la Nature. Et si grande est la vigueur, la poigne de cette Volonté-de-Vie agitée, si immense est le péril de ses passions et ses erreurs, si subtilement insistante ou continûment envahissante, si obstinée jusqu’aux portes mêmes du Ciel est la furie de ses attaques ou l’obstruction fastidieuse de ses obstacles, que même le saint et le yogi ne sont jamais sûrs, contre ses intrigues ou ses violences, de leur pureté libérée ni de la maîtrise acquise sur eux-mêmes à force de discipline.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 190-91)
(Après un long silence) Il me semble que quand on commence à voir les choses comme cela, quand elles vous apparaissent telles qu’elles sont décrites ici, on est déjà près, très près de la solution.
Le pire est que généralement toute la réalité matérielle paraît la seule réelle, et que tout ce qui n’est pas cela semble tout à fait secondaire. Et le «droit» de cette conscience matérielle à gouverner, à diriger, à organiser la vie, à dominer tout le reste est légitimé au point que, si quelqu’un essaye de toucher à cette sacro-sainte autorité, on le considère comme un demi-fou ou un être profondément dangereux... Il me semble qu’il faut aller déjà un très long chemin pour considérer la vie comme Sri Aurobindo l’a décrite ici. Et je suis tout à fait convaincue que si on la sent, on la voit comme cela, telle qu’il l’a décrite, on est tout près, très près de la guérison.
Ce ne sont que les natures d’élite, celles qui ont déjà eu un contact avec une réalité plus haute, avec quelque chose de la Conscience divine, qui sentent l’existence terrestre de cette manière-là. Et quand on peut être si complètement conscient de toutes ces infirmités et ces stupidités de la conscience extérieure, de tous ces mensonges de la soi-disant connaissance matérielle et des soi-disant lois physiques, des soi-disant nécessités du corps, de la «réalité» de ses besoins... si l’on commence à voir à quel point c’est faux, stupide, illusoire, obscur, imbécile, on est vraiment très près de la solution.
C’est cela, l’impression que j’ai eue en lisant. Par rapport à l’atmosphère ordinaire qui me vient des gens qui m’entourent, j’ai eu l’impression que pour voir les choses comme cela il faut déjà monter sur un sommet très élevé, et qu’on est à la porte de la libération. C’est parce que j’ai senti cela si fort que j’ai voulu vous le dire.
Si l’on peut relire ce passage et se convaincre de sa réalité et de sa vérité absolues, eh bien, on a déjà fait un grand pas.
(silence)
Personne n’a de questions à poser?... J’en ai là (Mère montre un paquet de questions), mais elles paraissent appartenir presque à un autre monde.
Quelqu’un m’a posé, il y a quelque temps, cette question:
Quel sera l’effet du Supramental sur la terre?
Probablement, l’un des premiers effets sera justement de faire voir les choses terrestres comme cela, comme ce que je viens de vous lire.
Et alors une autre question, à laquelle je croyais avoir déjà répondu; parce que je vous ai dit immédiatement qu’avant que les effets de la manifestation supramentale ne soient visibles et tangibles, perceptibles pour tout le monde, il pourra se passer peut-être des milliers d’années; mais enfin, je suppose que ces notions sont gênantes pour la conscience humaine avec le sens de sa courte durée et l’espèce d’impatience que cela donne.
Alors on m’a demandé: Est-ce que ce sera long avant que le Supramental, qui est involué dans la Nature matérielle, n’émerge à la conscience extérieure et n’ait des résultats visibles?
Cela dépend dans quel état de conscience on répond, parce que... Pour la conscience humaine, évidemment, je pense que ce sera assez long. Pour une autre conscience, ce sera rapide, relativement; et pour une autre conscience encore, c’est déjà fait. C’est une chose faite. Mais pour que l’on s’en aperçoive, il faut pouvoir entrer dans un autre état de conscience que la conscience physique ordinaire.
Sri Aurobindo a parlé (je crois vous l’avoir lu, il me semble que c’est dans La Synthèse des Yogas) du mental vrai, du vital vrai et du physique vrai ou physique subtil, et il a dit qu’ils coexistent avec le mental, le vital et le physique ordinaires, et que dans certaines conditions on peut entrer en contact avec eux, et alors on s’aperçoit de la différence entre ce qui est en vérité et l’apparence des choses.
Eh bien, pour une conscience développée, le Supramental est déjà réalisé quelque part dans un domaine du physique subtil, il est déjà existant, visible, concret, et il s’exprime dans des formes et dans des activités. Et quand on est en rapport avec ce domaine, qu’on y vit, on a une très forte impression qu’il suffirait de condenser, pour ainsi dire, ce monde, afin qu’il devienne visible pour tous. Ce qui serait donc intéressant, ce serait de développer cette perception intérieure qui vous mettrait en rapport avec la vérité supramentale qui est déjà manifestée, et qui n’est voilée pour vous que par le manque d’organes appropriés pour entrer en relation avec elle.
Il se peut que ceux qui sont conscients de leurs rêves puissent avoir des rêves d’un genre nouveau qui les mettent en rapport avec ce monde-là, parce qu’il est accessible pour le physique subtil de tous ceux qui ont des organes correspondants en eux-mêmes. Et forcément, il y a une influence subtile de ce physique sur la matière extérieure, si l’on est prêt à en recevoir les impressions et à les admettre dans sa conscience. Voilà.
Maintenant, si personne n’a de questions à poser, eh bien, nous nous tairons.
Quelque chose à dire là-bas? (Mère regarde un disciple) Oh! lui, il est déjà sur des charbons ardents!
Mère, après avoir réalisé tout cela, on s’abandonne encore au mental inférieur pour chercher la solution.
Après avoir compris, on retombe dans les mêmes errements?... C’est dommage!
Et quotidiennement.
Quotidiennement! C’est encore plus dommage! Et alors, quel remède proposez-vous?
Je le demande.
Oh! vous me le demandez! Moi, il me semblait que quand on a vu les choses comme cela, eh bien, si l’on a une sensibilité, on ne peut plus les admettre telles qu’elles sont. Il faut vraiment être très insensible, quand on s’aperçoit à quel point tout cela est dégradant, pour continuer à l’admettre.
Oui, c’est encore une chose que j’ai remarquée, et qui m’a toujours étonnée. Il m’a toujours paru tout à fait normal, facile, presque élémentaire, d’éliminer de sa conscience et de sa nature, les choses que l’on considère ne pas être acceptables. De la minute où l’on sait, où on les voit telles qu’elles sont, où on n’en veut plus, cela me paraît être tout à fait... enfin d’une simplicité presque enfantine. Mais je me suis aperçue que, dans la plupart des cas — dans la presque totalité des cas —, quand je dis à quelqu’un les choses telles qu’elles sont, que je lui fais le tableau véridique de la condition dans laquelle il se trouve ou de la nature d’un mouvement, de ce qu’il représente, et que, avec force, j’exprime cela pour que, selon moi, il ait instantanément la réaction qui me paraît la réaction normale et qu’il dise: «Ah! si c’est comme cela, je n’en veux plus», et presque chaque fois, je me trouve en présence de quelque chose qui s’écroule et qui me dit: «Ah! vous n’êtes pas encourageante!» J’avoue que, moi, cela me coupe les bras et les jambes. Alors, voir, ça ne suffit pas? Savoir que les choses ne doivent pas être là, ce n’est pas suffisant? Cela devrait vous donner cette espèce de ressort intérieur, de force dynamique qui fait qu’on rejette l’erreur de telle façon qu’elle ne peut plus venir!
Mais retomber dans une erreur que l’on sait être une erreur, refaire une faute que l’on a déjà faite et que l’on sait être une faute, cela me paraît fantastique! Il y a longtemps — enfin, relativement à la mesure humaine —, il y a longtemps que je suis sur la terre, et je ne suis pas encore arrivée à comprendre cela. Cela me paraît... cela me paraît impossible. Les pensées fausses, les impulsions fausses, les mensonges intérieurs, extérieurs, les choses qui sont laides, qui sont basses, tant qu’on les fait ou qu’on les a par ignorance — l’ignorance est dans le monde —, on comprend, on est habitué à le faire; c’est une chose ignorante, on ne sait pas que cela devrait être autrement. Mais de la minute où la connaissance est là, où la lumière est là, où on a vu la chose telle qu’elle est, comment peut-on recommencer? Ça, je ne comprends pas!
Alors on est fait de quoi? On est fait avec des chiffons? On est fait avec je ne sais pas quoi, de la gélatine?... On ne peut pas expliquer. Mais il n’y a pas de ressort, il n’y a pas de volonté, il n’y a rien? Il n’y a pas un dynamisme intérieur?
On exploite la Grâce!
Ayo! comme un mollusque!
Mais la Grâce est là, Elle est là toujours, Elle ne demande qu’à aider — on ne La laisse pas faire.
Et rien que ce sentiment: «Oh! je ne peux pas!» voilà, ça suffit à L’empêcher de travailler.
Comment accepter l’idée qu’on ne peut pas? On ne sait pas — ça, on peut ne pas savoir —, mais une fois qu’on sait, c’est fini!
Enfin...