Mère
Entretiens
Le 11 avril 1956
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«D’un côté, il [le chercheur] perçoit un Divin tel qu’il est en son être [Îshwara], infini et existant en soi, contenant toutes choses dans une potentialité d’existence ineffable, un Moi de tous les moi, une Âme de toutes les âmes, une Substance spirituelle de toutes les substances, une Existence impersonnelle et inexprimable, mais en même temps une Personne illimitée qui est représentée ici-bas par d’innombrables personnalités, un Maître de la Connaissance, un Maître des Forces, un Seigneur d’amour et de béatitude et de beauté, une Origine unique des mondes, un Créateur de soi et un Manifestateur de soi, un Esprit cosmique, un Mental universel et une Vie universelle, une consciente et vivante Réalité qui soutient cette apparence que nous percevons comme Matière inconsciente et inanimée.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 136)
Douce Mère, que veut dire un «Créateur de soi»?
Créateur de soi? Cela veut dire qu’Il se crée Lui-même.
Créer est pris dans le sens de manifester, de rendre objectif, apparent. Alors c’est Soi-même qu’Il manifeste. C’est Lui-meme qu’Il manifeste, qu’Il rend évident, qu’Il objective.
Au fond, le mot créer est généralement pris dans un autre sens: cela veut dire faire quelque chose avec quelque chose d’autre. C’est pour cela que Sri Aurobindo a dit «de soi», cela veut dire que c’est de Lui-même, c’est à Lui-même qu’Il donne une forme extérieure. C’est un changement de mode d’être: au lieu d’être une possibilité non manifestée, cela devient une réalité manifestée. C’est simplement renversé, pas autre chose. C’est la même chose: de cette façon-ci, ça ne se voit pas; de cette façon-là, ça se voit — c’est tout. On retourne et ça se voit. On tourne comme cela, on ne voit pas; on tourne comme ça, on voit. C’est tout. Aussi simple que cela.
«... de l’autre [côté], il perçoit le même Divin en tant que conscience et puissance réalisatrices [Shakti] émanant une Force consciente qui contient tout et porte tout en elle-même et qui est chargée de manifester le Divin dans le temps et dans l’espace universels.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 136-37)
Oui, c’est cela, c’est exactement ce que je disais: d’une façon, c’est comme si cela n’existait pas, et puis c’est «poussé en avant», n’est-ce pas, Il fait comme cela (geste), Il le pousse en avant et cela devient visible et existant et alors, au lieu d’être une chose qui existe tout en même temps, ça se développe, c’est manifesté dans le temps et dans l’espace. C’est ce que dit Sri Aurobindo, c’est là que commence la notion de temps et d’espace, parce que ce n’est plus simultané.
Sri Aurobindo a d’abord parlé de la dualité Brahman- Mâyâ (l’Existence éternelle et l’existence du monde), et maintenant il parle de la dualité Îshwara-Shakti (le Divin en son Être et le Divin dans sa Force de réalisation cosmique). Cette dualité Îshwara-Shakti, ce n’est pas clair, n’est-ce pas?
L’autre est plus simple, parce que c’est coupé en deux, distinct: l’une est Réalité et l’autre est illusion; l’une est Lumière et l’autre est obscurité; l’une est Conscience, l’autre est inconscience; l’une est Vérité, l’autre est mensonge. Ça, c’est très commode.
Ici, c’est beaucoup plus difficile: c’est la même chose qui existe en soi, non manifestée, et puis qui, tout d’un coup, fait comme ça (geste de projection). Et c’est exactement la même chose, mais c’est un mouvement qui pousse en avant ce qui était au-dedans. Et ça, cela fait le monde. C’est la même chose dans un double mouvement: comme quand tu dors et que tu te réveilles, ou quand tu restes immobile et que tu te mets à bouger, ou quand tu es silencieuse et que tu commences à faire du bruit, c’est comme cela. Un mouvement est audedans, contenant tout en soi, sans aucune expression de ce qui est; et l’autre mouvement, c’est justement de faire comme ça (même geste de projection), et tout ce qui est en soi vient au-dehors.
Et alors, pour que cela devienne perceptible, il faut que cela se suive. Quand c’est au-dedans, ça peut être simultané parce que c’est non manifesté, alors tout est dans une éternité hors du temps et de l’espace — immobile, inexistant. Dans l’autre sens, tout devient, et alors dans une continuité de perceptions qui se suivent et qui se répandent dans l’espace et dans le temps.
Et c’est la même chose.
C’est exactement comme quand tu es comme ça (geste replié sur soi), et puis que tu fais comme ça (geste d’ouverture) — et ça, cela s’en va dehors. Alors, ces deux mouvements sont littéralement opposés, mais c’est la même chose dans deux attitudes opposées, et qui sont simultanées: cela reste comme ça (geste au-dedans), et en même temps c’est comme ça (geste au-dehors); l’un n’abolit pas l’autre et ça existe simultanément. Mais dans un sens, c’est imperceptible parce que c’est contenu en soi, et dans l’autre mouvement, c’est précipité au-dehors, et alors ça se voit. Et quand c’est contenu en soi, c’est coexistant dans une simultanéité parfaite; et dans l’autre mouvement, ça se déroule dans un devenir constant. Et quand ça se déroule, cela crée nécessairement l’espace et le temps, tandis que là, c’est hors de l’espace, hors du temps et hors de toute perception possible. Mais c’est la même chose en deux mouvements opposés.
Et ça, c’est vraiment ce qui est.
C’est comme cela. Et quand ça fait comme cela (geste audehors), ça ne cesse pas d’être comme cela (geste au-dedans), c’est-à-dire que, quand c’est contenu en soi, ça ne cesse pas de se manifester, et quand ça se manifeste, ça ne cesse pas d’être contenu en soi. Autrement dit, c’est une dualité permanente et simultanée, mais c’est la même chose, une chose unique sous deux aspects opposés.
Ça entre un peu, non?
Rien? Tu n’as plus rien à demander?
Douce Mère, est-ce que je peux te poser une question que j’ai déjà posée avant? Parce que je n’ai pas bien compris.
Ah! Voyons si je serai plus claire.
Je n’ai pas encore compris le sens de «Personnel» et «Impersonnel»: «... les deux grands éléments du divin Mystère — le Personnel et l’Impersonnel — sont ici fondus l’un en l’autre...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 137)
Oui.
Toi, tu es personnelle, n’est-ce pas, tu te sens comme une personne. Et puis l’air, tu ne sens pas l’air comme une personne — alors l’air, c’est impersonnel. Ce n’est pas tout à fait correct, c’est une analogie: l’air, le vent, l’eau ont une personnalité, mais c’est pour te faire comprendre. L’air, tu ne peux pas lui donner une forme précise et définie, il est partout: dans ton corps, hors de ton corps, ici, là; mais il n’a pas de forme précise. Il a une constitution exacte, précise, mais enfin nous ne parlons pas de la chimie, nous parlons de l’apparence seulement. Tu n’as pas le sentiment d’une personne quand tu penses à l’air.
Je parle moins de l’eau, parce que l’eau a des caractéristiques très précises. L’eau d’une rivière n’est pas la même que l’eau d’une autre rivière; et ça, c’est perceptible, alors elle a aussi un caractère un peu personnel.
Mais l’air, ou la vapeur, tu as l’impression de quelque chose qui n’est pas une personne; eh bien, c’est cela. Quand une force ou une qualité se manifeste dans un corps défini, comme ton corps ou le corps d’un autre, cela devient personnel. Mais quand c’est partout à la fois et sans caractéristiques propres, exprimé d’une façon indéfinie, c’est ce que l’on appelle «impersonnel».
Alors, le Dieu personnel, c’est le Dieu auquel on donne une forme. Par exemple, le Dieu intérieur à chacun est un Dieu personnel, parce qu’Il est en relation personnelle avec chacun, Il est le Dieu qui appartient à cette personne, qui lui est propre.
Mais quelque chose qui n’a ni forme ni caractéristique et qui n’a aucune délimitation d’aucun genre, et avec quoi on ne peut pas avoir une relation personnelle, cela, c’est la Divinité impersonnelle.
Et alors Sri Aurobindo dit qu’il y a un état où les deux sont un. C’est encore la même chose: c’est comme l’envers et l’endroit de la même chose. Si vous vous approchez du Divin d’une certaine manière, vous Le rencontrez sous sa forme impersonnelle, c’est-à-dire que vous ne pouvez avoir aucun contact personnel avec Lui. Mais si vous L’approchez de l’autre manière, alors vous Le rencontrez comme une personne — qui est hors de proportion avec votre petite personne —, mais avec qui vous pouvez avoir des relations personnelles. Et pourtant c’est le même Divin, vu comme ceci ou comme cela.