Mère
Entretiens
Le 4 avril 1956
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«D’un côté, il [le chercheur] perçoit une Conscience-Témoin réceptrice qui observe et enregistre, et qui paraît ne pas agir, mais pour laquelle toutes ces activités en nous et hors de nous semblent être entreprises et continuer. Et de l’autre côté, en même temps, il perçoit une Force créatrice ou une Énergie d’accomplissement qu’il voit constituer, pousser et guider toutes les activités concevables, créant des myriades de formes, visibles et invisibles pour nous, et les utilisant comme le support stable du flux incessant de son action et de sa création. S’il entre exclusivement dans la conscience-témoin, le chercheur devient silencieux, indifférent, immobile; il voit que jusqu’à présent il avait réfléchi passivement les mouvements de la Nature et se les était appropriés, et que c’est par cette réflexion qu’ils avaient acquis de l’âme-témoin en lui ce qui semblait être une valeur et une importance spirituelles. Mais désormais, il a cessé de s’approprier ces mouvements, il a retiré cette identification réfléchissante; il est conscient seulement de son moi silencieux, loin de tout ce qui est en mouvement autour de lui; toutes les activités sont en dehors de lui et cessent aussitôt d’être intimement réelles; elles apparaissent désormais comme une chose mécanique que l’on peut détacher et arrêter.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 134)
Qu’est-ce que l’âme-témoin?
C’est l’âme qui entre dans un état où elle regarde sans faire. Le témoin, c’est celui qui observe ce qui est fait, mais qui ne fait pas lui-même. Alors, quand l’âme est dans l’état où elle ne participe pas à l’action, où elle n’agit pas à travers la Nature, où simplement elle se retire et observe, elle devient l’âme-témoin.
Si l’on veut arrêter les activités extérieures, c’est le meilleur moyen. On se retire dans son âme, à l’extrême limite de son existence, dans une sorte d’immobilité. Une immobilité qui observe mais qui ne participe pas, qui ne donne même pas d’ordres. C’est tout.
Tu ne comprends pas?
Quand on veut se détacher de quelque chose, d’un mouvement ou d’une activité ou d’un état de conscience, c’est le procédé le plus efficace; on fait un pas en arrière, on regarde la chose comme ça, comme on regarderait une scène, et on n’intervient pas. Et au bout d’un moment, cela ne vous concerne plus, c’est quelque chose qui se passe en dehors de vous. Alors on devient très tranquille.
Seulement, quand on fait cela, on ne guérit jamais rien dans le mouvement extérieur, il reste ce qu’il est, mais il ne vous affecte plus. Nous avons dit cela je ne sais combien de fois déjà: c’est un premier pas seulement, c’est pour arriver à ne pas être très troublé par les choses. Mais les choses restent ce qu’elles sont — indéfiniment. C’est une condition négative.
Est-ce cela que Sri Aurobindo appelle «l’aspect séparateur et libérateur»? (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 136)
Oui. Il libère justement. C’est bien cela. On le fait pour cela, n’est-ce pas, pour la libération, pour être libre des attachements, libre des réactions, libre des conséquences. Ceux qui comprennent la Gîtâ de cette façon vous disent cela, ils ne comprennent pas plus loin que cela, ils vous disent: «Pourquoi voulez-vous essayer de changer le monde? Le monde sera toujours ce qu’il est et restera ce qu’il est, vous n’avez qu’à faire un pas en arrière, à vous détacher, à regarder ça comme un témoin regarde quelque chose qui ne le concerne pas — et laisser faire ça.» C’était mon premier contact avec la Gîtâ à Paris. J’ai rencontré un Indien qui était un très grand fervent de la Gîtâ et qui était un très grand ami du silence. Il disait: «Quand je m’approche de mes disciples, s’ils sont en bonne condition, je n’ai pas besoin de parler. Alors, on se tait ensemble, et dans le silence on réalise quelque chose. Mais quand ils ne sont pas en assez bonne condition pour cela, alors je parle un peu, juste un peu, pour tâcher de les mettre en bonne condition. Et quand ils sont encore en plus mauvaise condition, ils posent des questions!» (rires)
Mais c’est lui qui ne voulait pas changer le monde, n’est-ce pas, qui disait que nous étions des révolutionnaires?
Ça, c’est pour excuser vos questions! (rires)
Non, c’était une façon de comprendre la Gîtâ; ce sont ceux qui citent toujours cette phrase (je pense, en la tronquant) où il est dit qu’il n’y a pas de feu sans fumée1. Peut-être était-ce vrai il y a un millier d’années, ou même cinq cents ans, mais maintenant c’est une idiotie. Alors on ne peut pas se servir de cette phrase-là pour expliquer les choses: «Pourquoi vous tracassez- vous de l’état dans lequel est le monde? Il n’y a pas de feu sans fumée.»
Ce n’est pas vrai.
Mais enfin, c’est un point de vue. Je pense que tous les points de vue sont nécessaires — si chacun se tient à sa place et n’essaye pas d’encombrer les autres. S’il avait simplement ajouté: «Mon expérience est comme cela», c’était très bien; mais il se servait de cela pour critiquer ce que les autres faisaient. Et là, il avait tort.
Cela veut dire qu’il n’était pas vraiment sincère?
Pourquoi? Il était peut-être sincère dans sa propre conviction... Vous voulez dire que, quand on fait de la propagande, on n’est pas sincère?
Il croit qu’il est sincère.
Non, pardon, il est convaincu. Il avait négligé (peut-être par politesse) de me dire la quatrième condition qui était encore pire: c’est celle où, après avoir posé la question, on commence à discuter la réponse. Celle-là, c’est la fin de tout!
Si vous arrivez à cette conception que le monde est l’expression du Divin dans toute sa complexité, alors la nécessité de la complexité et de la diversité s’impose, et il vous devient impossible de vouloir convaincre les autres de penser et de sentir comme vous.
Chacun doit avoir son mode propre de penser, de sentir et de réagir; pourquoi voulez-vous que les autres fassent comme vous et soient comme vous? Et même en admettant que vous ayez une plus grande vérité que la leur (quoique ce mot ne signifie rien du tout, parce que, d’un certain point de vue, toutes les vérités sont vraies — elles sont toutes partielles, mais elles sont vraies puisque ce sont des vérités), mais de la minute où vous voulez que votre vérité soit plus grande que celle du voisin, vous commencez à sortir de la vérité.
Cette habitude de vouloir obliger les autres à penser comme vous pensez m’a toujours parue bizarre; c’est ce que j’appelle «l’esprit propagandiste», et ça mène très loin. Vous pouvez faire un pas de plus et vouloir que les gens fassent comme vous faites, sentent comme vous sentez, et alors cela devient l’uniformité effroyable.
J’ai rencontré au Japon le fils de Tolstoï, qui parcourait le monde pour le salut de la très grande unité humaine. Et sa solution était très simple: tout le monde devait parler le même langage, mener la même vie, s’habiller de la même façon, manger la même chose... Et je ne plaisante pas, il disait cela tel quel. Je l’ai rencontré à Tokyo, il disait: «Mais tout le monde serait heureux, tout le monde s’entendrait, personne ne se querellerait si tout le monde faisait la même chose.» Il n’y avait pas moyen de lui faire comprendre que ce n’était pas très raisonnable! Il était parti parcourir le monde pour cela, et comme on lui demandait son nom, il disait Tolstoï — alors Tolstoï, n’est-ce pas... Les gens disaient oh! (il y avait des gens qui ne savaient pas que Tolstoï était mort) et ils pensaient: «Oh! quelle aubaine, nous allons entendre quelque chose de remarquable» — et puis il vous sortait cela!
Eh bien, c’est seulement une exagération de la même attitude.
En tout cas, je peux vous assurer qu’il y a un moment où l’on ne sent plus du tout, du tout, la nécessité de convaincre les autres de la vérité de ce que l’on pense.
Quand on critique ce que je suis, la vérité que je réalise, quand d’autres critiquent...
On peut lui dire poliment: mêlez-vous de ce qui vous regarde. Mais ça doit s’arrêter là. Vous voulez convaincre quelqu’un qui critique qu’il a tort de critiquer! Plus vous lui direz, plus il sera convaincu qu’il a raison!
Pas lui, mais les autres qui suivent?
Oh! vous avez peur qu’ils ne fassent de la propagande à l’envers...
Cela ne fait rien. Nous avons eu un exemple comme cela, qui était très amusant. Il y a quelqu’un que je ne nommerai pas, qui est venu ici et qui a écrit dans un des grands journaux de France un article absolument imbécile qui était... enfin, qui démontrait la stupidité du monsieur et qui était extrêmement violent contre l’Ashram (ce n’est pas pour cela que je dis qu’il était un imbécile, mais enfin...). Eh bien, le résultat — l’un des résultats — de cet article est que l’on a reçu une lettre de quelqu’un: «J’ai lu l’article, je veux venir à l’Ashram tout de suite.»
Cela peut avoir un effet opposé.
1 Peut-être Mère fait-elle allusion aux deux versets suivants de la Gîtâ: «Toutes les existences suivent leur nature: à quoi sert de la contraindre? Même l’homme de connaissance agit selon sa propre nature... De même que le feu est couvert par la fumée et le miroir par la poussière, de même que l’embryon est enveloppé par l’amnios, de même cette connaissance est enveloppée par le désir.» (III. 33, 38)