Mère
Entretiens
Le 18 avril 1956
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«À l’un des pôles, le chercheur peut n’être conscient que du Maître de l’Existence qui répand sur lui ses énergies de connaissance, de pouvoir et de béatitude afin de le libérer et le diviniser, tandis que la Shakti lui apparaît seulement comme une Force impersonnelle qui exprime ces énergies, ou comme un attribut de l’Îshwara. À l’autre pôle, il peut rencontrer la Mère universelle, créatrice des mondes, qui émane de sa substance spirituelle les dieux et les sphères, toute chose et toute existence. Ou même s’il voit les deux aspects, c’est peut-être encore avec une vision inégale et séparative, subordonnant l’un à l’autre et ne considérant la Shakti que comme un moyen de s’approcher de l’Îshwara. Il en résulte une tendance unilatérale ou un manque d’équilibre, un pouvoir de réalisation qui n’est pas solidement fondé, ou la lumière d’une révélation qui n’est pas parfaitement dynamique. C’est seulement quand une complète union des deux côtés de la Dualité est effectuée et gouverne sa conscience, que le chercheur commence à s’ouvrir à un pouvoir plus plein qui le dégagera tout à fait du conflit obscur des idées et des forces ici-bas, le faisant entrer dans une Vérité plus haute et rendant possible la descente de cette Vérité pour qu’elle illumine, délivre ce monde de l’Ignorance et agisse souverainement sur lui.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 138-39)
Oui, s’il voit les deux aspects (c’est-à-dire le Maître de l’Existence et la Mère universelle), il peut les voir avec une inégalité de vision, c’est-à-dire qu’encore il les sépare et qu’il donne plus d’importance à l’un qu’à l’autre. Et dans ce cas-là, il y a une tendance unilatérale; il ne voit qu’un côté ou il y a un manque d’équilibre entre les deux perceptions. Et alors, le pouvoir de réalisation n’est pas parfaitement soutenu, c’est-à-dire que l’action de la Mère n’a pas le soutien de ce qu’il appelle le Maître, l’action de la Mère n’a pas la base suffisante du soutien du Maître; ou bien c’est la lumière d’une révélation (c’est-àdire la Conscience du Maître) qui ne se réalise pas, qui n’est pas parfaitement dynamique, c’est-à-dire qu’elle ne se traduit pas dans une création.
Ou c’est le Pouvoir créateur qui n’est pas supporté par la révélation, ou c’est la révélation qui n’est pas exprimée dans le Pouvoir créateur. C’est ce que Sri Aurobindo veut dire. On a tendance à aller vers l’un ou vers l’autre, au lieu d’avoir les deux en même temps si on ne les sépare plus dans sa conscience.
Sri Aurobindo dit que, quand on arrive à ne pas les séparer dans sa conscience, alors on peut comprendre complètement ce qu’est le Seigneur du Sacrifice. Autrement, on penche d’un côté ou on penche de l’autre, et naturellement ce que l’on fait est incomplet. Il dit très bien, n’est-ce pas, que si l’on penche du côté du Maître sans insister sur la Shakti ou la Mère, on s’en va dans l’Impersonnel et hors de la création, on retourne au Nirvâna. Il dit que cette tendance vers l’Impersonnel peut exister même dans le yoga des oeuvres, dans le Karmayoga, et que l’on considère toujours la force impersonnelle, l’action impersonnelle, comme l’aspect libérateur, qui vous libère de l’étroitesse de la personne. Et c’est pour cela qu’il n’y a rien d’étonnant à la puissance «écrasante» de cette expérience... C’est jusqu’à présent ce que l’on a toujours considéré comme le yoga: abandonner le Personnel et entrer dans la conscience de l’Impersonnel. Sri Aurobindo en parle comme d’une expérience écrasante, parce qu’elle vous donne l’impression de la libération de toutes les limitations de l’ego. Et après, il décrit l’union; l’insistance sur le côté personnel et l’union avec la Personne divine; alors le monde n’est plus une illusion ni une chose passagère qui disparaîtra après un temps, mais l’expression constante et dynamique de la Personne divine éternelle.
C’est l’autre côté.
Et quand on a les deux ensemble, on est parfait.
Autre chose?
Douce Mère, quelle est cette «belle fleur» de l’Énergie cosmique dont il parle ici: «Cette belle fleur de l’Énergie cosmique porte en elle une prescience du but et un aperçu du motif même du labeur universel.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 140)
C’est l’âme qu’il appelle cette belle fleur de l’Énergie cosmique.
(Mère lit) «... la personnalité, comme la conscience, comme la vie, comme l’âme, n’est pas une étrangère de courte durée dans une Éternité impersonnelle, mais qu’elle contient le sens même de l’existence.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 140)
La présence de la Personne divine, n’est-ce pas.
«Cette belle fleur de l’Énergie cosmique porte en elle...»
C’est l’âme.
«... porte en elle la prévision du but et un aperçu du motif même du labeur universel.»
La réalisation de l’Éternel conscient et vivant.
C’est cela. C’est l’aperçu du but.
Et le motif même du labeur.
Aussitôt après, Sri Aurobindo écrit: «À mesure que la vision occulte se développe chez le chercheur, il perçoit des mondes au-delà où la conscience et la personnalité tiennent une place énorme et assument une valeur de première importance...» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 140)
Et alors, qu’est-ce que vous voulez? Nous avons parlé de cela je ne sais combien de fois. Qu’est-ce que vous voulez à ce sujet? Vous voulez la description de ces mondes, ou le moyen d’y aller — lequel des deux?
Le moyen d’y aller.
Le moyen d’y aller, oh! oh!
Savez-vous vous extérioriser?
Savez-vous seulement ce que c’est que de s’extérioriser?
(Pas philosophiquement ou psychologiquement, je veux dire occultement.) Êtes-vous conscient dans votre extériorisation, la faites-vous volontairement? Savez-vous quitter votre corps et vivre dans un corps plus subtil, puis encore quitter ce corps-là et vivre dans un autre corps plus subtil, et ainsi de suite? Savezvous faire tout cela? L’avez-vous fait? Non.
Alors, nous en reparlerons un autre jour.
Ça arrive, Mère, en rêve.
En rêve? Vous savez où vous êtes dans vos rêves?
Un petit peu.
Un petit peu? Cela devient intéressant!
Et où allez-vous dans vos rêves?
Souvent dans des régions...
Quelles régions?
Des régions vitales.
Oh! Oh! Vous allez dans le monde vital — et il ne vous arrive rien de désagréable?
Si, le plus souvent.
Ah! et comment est-ce que vous vous tirez d’affaire?
S’enfuir dans le corps!
C’est là que se borne votre connaissance?
Non. Quelquefois il y a un appel, et là on voit que l’on n’a pas besoin de s’enfuir. Mais ça ne reste pas longtemps.
Ça ne dure pas.
Mais vous entrez, vous sortez à volonté?
Pas à volonté.
Vous pouvez retourner à un endroit que vous avez déjà fréquenté auparavant?
Non, Mère.
Vous ne retrouvez pas le même endroit plusieurs fois?
Pas à volonté.
Ah! mais il y a des enfants qui savent cela, ils continuent leurs rêves. Tous les soirs quand ils vont se coucher, ils retournent au même endroit et ils continuent leur rêve.
Quand j’étais enfant, je faisais cela.
Vous n’êtes plus un enfant, c’est dommage!
Parce que je n’étais pas préoccupé alors.
Eh bien, redevenez un enfant et vous saurez le faire encore. Voilà.
Il n’y a rien de plus intéressant. C’est une occupation pour les nuits, qui est tout à fait agréable. Vous commencez une histoire, puis, quand il est temps de se réveiller, vous mettez un point à la dernière phrase et vous rentrez dans votre corps. Et puis la nuit suivante, vous repartez, vous rouvrez la page et vous recommencez votre histoire pendant tout le temps que vous êtes sorti; et puis vous arrangez bien les choses — il faut que ce soit bien arrangé, que ce soit bien joli. Et quand c’est le moment de revenir, vous mettez encore un point final et vous dites aux choses: «Restez bien tranquilles jusqu’à ce que je revienne!» Et vous rentrez dans votre corps. Et vous continuez cela tous les soirs, et vous écrivez un livre de contes de fées merveilleux — à condition que vous vous souveniez quand vous vous réveillez.
Mais cela dépend d’une condition tranquille dans la journée, n’est-ce pas?
Non, cela dépend de la candeur de l’enfant.
Et de la confiance en ce qui lui arrive, de l’absence de sens critique mental, et d’une simplicité de coeur, et d’une énergie jeune et active — ça dépend de tout cela, d’une sorte de générosité vitale intérieure: il ne faut pas être trop égoïste, il ne faut pas être trop avare, il ne faut pas être trop pratique, trop utilitaire — enfin, il y a toutes sortes de choses qu’il ne faut pas être, comme les enfants. Et puis, il faut avoir un pouvoir d’imagination vivant, parce que (j’ai l’air de vous raconter des bêtises, mais c’est tout à fait vrai) il y a un monde où vous êtes le suprême formateur: c’est votre monde vital à vous. Vous êtes le suprême formateur et vous pouvez faire une merveille de votre monde si vous savez vous en servir. Si vous avez une conscience d’artiste, de poète, si vous aimez l’harmonie, la beauté, vous bâtirez là une chose merveilleuse qui aura tendance à pousser dans la manifestation matérielle.
Quand j’étais petite, c’est ce que j’appelais «se raconter des histoires». Ce n’est pas du tout se raconter avec des mots, dans sa tête; c’est s’en aller dans cet endroit, qui est vierge, et... y bâtir une histoire merveilleuse. Et quand vous savez vous raconter une histoire comme cela, qu’elle est vraiment belle, vraiment harmonieuse, vraiment forte et vraiment coordonnée, cette histoire se réalisera dans votre existence — peut-être pas exactement sous la forme où vous l’avez créée, mais comme une expression physique plus ou moins déformée de ce que vous aurez fait.
Cela prendra peut-être des années; mais votre histoire aura tendance à organiser votre existence.
Mais il y a très peu de gens qui savent raconter une belle histoire; et puis ils y mélangent toujours des horreurs, qu’ils regrettent après.
Si l’on pouvait faire une histoire magnifique, sans aucune horreur dedans, rien que de la beauté, cela aurait une influence considérable sur l’existence de chacun. Et cela, on ne le sait pas.
Si l’on savait utiliser cette puissance, cette puissance créatrice dans le monde des formes vitales, si l’on savait utiliser cela quand on est un enfant, un petit enfant... parce que c’est à ce moment-là que l’on construit son destin matériel. Mais généralement, les gens qui vous entourent, quelquefois même vos petits camarades, mais surtout les parents et les professeurs, ils barbotent là-dedans et vous abîment tout, si bien qu’il y a très peu de fois où la chose peut réussir totalement.
Mais autrement, si c’était fait comme ça, avec la candeur spontanée d’un enfant, vous pourriez vous organiser une existence merveilleuse (je vous parle du monde physique).
Les rêves de l’enfance sont les réalités de l’âge mûr.