Sri Aurobindo
Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda
Avec commentaires
Hymnes choisis du Rig-Véda avec Commentaires1
(Note de G. – Les traductions et commentaires des Hymnes qui suivent ne constituent pas une suite au “Secret du Véda”, mais un accompagnement; c’est pourquoi ils ont été composés par Sri Aurobindo, mois par mois, alors qu’il travaillait aux treize premiers chapitres de ce livre et publiés conjointement, d’août 1914 à juillet 1915, dans la Revue mensuelle “ARYA”, à Pondichéry. Les numéros de chapitre, de XXIV à XXXVI, donnés ici à ces hymnes ne figurent pas, précisons-le, dans le texte original de l’“Rig-Véda”, et n’ont été ajoutés à la présente édition que dans un but d’indexation.)
1. Le colloque d’Indra et d’Agastya (1.170)
1.170.1
न नू॒नमस्ति॒ नो श्वः कस्तद्वे॑द॒ यदद्भु॑तम् ।
अ॒न्यस्य॑ चि॒त्तम॒भि सं॑च॒रेण्य॑मु॒ताधी॑तं॒ वि न॑श्यति ॥१॥
na nūnám asti no iti śvaḥ kaḥ tat veda yat adbhutam
anyasya cittam abhi sam-careṇyam uta ā-dhītam vi naśyati
Indra
Cela n’est pas aujourd’hui. Cela n’est pas demain; qui connaît Ce qui est Suprême et Admirable? Cela a mouvement et action [ou: Cela se meut et s’accomplit. Cela doit être approché] dans la conscience de l’autre, mais, approché par la pensée. Cela s’évanouit.
1.170.2
किं न॑ इन्द्र जिघांससि॒ भ्रात॑रो म॒रुत॒स्तव॑ ।
तेभिः॑ कल्पस्व साधु॒या मा नः॑ स॒मर॑णे वधीः ॥२॥
kim naḥ indra jighāṁsasi bhrātaraḥ marutaḥ tava
tebhiḥ kalpasva sādhu-yā mā naḥ sam-araṇe vadhīḥ
Agatsya
Pourquoi, ô Indra, cherches-tu à nous frapper? Les Maruts sont tes frères; avec leur aide réalise la perfection, mais ne nous détruis pas dans notre combat,
1.170.3-4
किं नो॑ भ्रातरगस्त्य॒ सखा॒ सन्नति॑ मन्यसे ।
वि॒द्मा हि ते॒ यथा॒ मनो॒ऽस्मभ्य॒मिन्न दि॑त्ससि ॥३॥
kim na bhrātaḥ agastya sakhā san ati manyase
vidma hi te yathā manaḥ asmabhyam it na ditsasi
अरं॑ कृण्वन्तु॒ वेदिं॒ सम॒ग्निमि॑न्धतां पु॒रः ।
तत्रा॒मृत॑स्य॒ चेत॑नं य॒ज्ञं ते॑ तनवावहै ॥४॥
aram kṛṇvantu vedim sam agnim indhatām puraḥ
tatra amṛtasya cetanam yajñam te tanavāvahai
Indra
Pourquoi, ô mon frère Agastya, toi, mon ami, ta pensée vise-t-elle plus loin que moi? Car je sais pertinemment que tu voudrais me refuser ton mental. Que l’on prépare l’autel, que l’on place Agni devant et qu’on le fasse flamber; là est l’éveil de la conscience à l’Immortalité. Ensemble déployons pour toi ton puissant sacrifice.
1.170.5
त्वमी॑शिषे वसुपते॒ वसू॑नां॒ त्वं मि॒त्राणां॑ मित्रपते॒ धेष्ठ॑: ।
इन्द्र॒ त्वं म॒रुद्भि॒: सं व॑द॒स्वाध॒ प्राशा॑न ऋतु॒था ह॒वींषि॑ ॥५॥
tvam īśiṣe vasu-pate vasūnām tvam mitrāṇām mitra-pate dheṣṭhaḥ
indra tvam marutbhiḥ sam vadasva adha pra aśāna ṛtu-thā havīṁṣi
Agastya
Tu maîtrises la force, ô Seigneur de la substance [ou: richesse] sur toutes les substances [ou: richesses] de l’être, tu es le plus ferme, le plus stable, ô Seigneur de l’amour sur tous les pouvoirs de l’amour; réconcilie-toi avec les Maruts, ô Indra, et savoure alors les offrandes, fidèle à l’ordre juste de la Vérité.
Commentaire
L’idée dominante de l’hymne se réfère à un stade du progrès spirituel où l’âme humaine, anxieuse d’avancer par la seule vertu de la Pensée, cherche dans sa précipitation à gagner prématurément la Source de toutes choses, sans permettre à l’être de s’épanouir complètement en franchissant les étapes successives de son activité consciente. Les dieux qui gouvernent l’univers de l’homme et du monde s’y opposent, et la conscience humaine devient le siège d’un âpre conflit entre la ferveur égoïste de l’âme individuelle et les Pouvoirs universels qui tentent de réaliser le projet divin du Cosmos.
(rik 1) – C’est alors que le voyant Agastya, dans son expérience intérieure, fait face à Indra, le seigneur de Svar, royaume de l’intelligence pure, que doit traverser l’âme qui monte vers la Vérité divine.
Indra commence par évoquer cette Source inconnaissable des choses qu’Agastya s’efforce d’atteindre avec trop d’impatience. Située hors du Temps, elle n’existe ni dans les actualités du présent, ni dans les éventualités de l’avenir, n’est ni maintenant ni ne devient plus tard. Son essence est au-delà de l’Espace et du Temps et ne peut donc être intrinsèquement connue par ce qui vit dans l’Espace et le Temps. Pour les besoins de la manifestation, Cela s’incarne et agit dans la conscience de ce qui n’est pas Ça, et s’attend à être réalisé par le biais de ces activités. Mais si l’on tente de s’en approcher et de l’évaluer en tant que tel, Cela disparaît de la pensée qui voulait l’appréhender et c’est comme si Cela n’avait jamais existé.
(rik 2) – Agastya persiste à ne pas comprendre pourquoi on le contrecarre si violemment, alors même qu’il poursuit ce que tous les êtres finalement recherchent, et ce que toutes ses pensées et tous ses sentiments réclament. Les Maruts sont les Pouvoirs de la Pensée, leur véhémence apparemment destructrice fait s’écrouler l’ordre établi et aide à mettre en place des structures nouvelles. Indra, le pouvoir de l’Intelligence pure, est leur frère, de nature apparentée bien qu’étant leur aîné. Il devrait se servir d’eux pour réaliser la perfection qu’Agastya s’efforce d’obtenir et ne pas se montrer hostile ni détruire son ami dans cette lutte terrible vers le but.
(rik 3) – Agastya, répond Indra, est son ami et son frère – • frère d’âme puisque né comme lui d’un Être Suprême unique, ami puisqu’ils sont associés en camarades à un effort commun et un dans l’amour divin unissant Dieu et l’homme –, et c’est cette amitié et cette alliance qui ont valu à sa perfection progressive d’atteindre son stade actuel; mais voilà qu’il traite Indra comme un pouvoir subalterne et souhaite passer outre, sans s’accomplir dans le domaine du dieu. Il tente de détourner à des fins personnelles les pouvoirs accrus de sa pensée, au lieu de les remettre à l’Intelligence universelle pour que celle-ci, au moyen d’Agastya, puisse se réaliser plus richement dans l’humanité, tout en le faisant progresser sur le chemin de la Vérité.
(rik 4) – Que l’effort égoïste cesse, que reprenne le grand sacrifice, qu’on allume la flamme de la Force divine, Agni, qu’elle passe devant, dirige le sacrifice et ouvre la marche. Ensemble, Indra et Agastya, Pouvoir universel et âme humaine, développeront harmonieusement et efficacement l’action intérieure sur le plan de l’Intelligence pure, afin qu’elle puisse s’y enrichir avant de poursuivre plus loin. Car c’est précisément la soumission progressive de l’être inférieur aux activités divines qui permet à la conscience limitée et égoïste du mortel de s’éveiller à l’état immortel et infini qui est son but.
(rik 5) – Agastya se plie à la volonté du Dieu, et se soumet. Il accepte de percevoir et d’accomplir le Suprême dans les activités d’Indra. Depuis son royaume, Indra règne en maître absolu sur les substances de l’être, telles que les manifeste le triple monde du mental, de la vie et du corps, et il est donc capable de disposer de ses formations pour réaliser, dans le mouvement de la Nature, la Vérité divine qui s’exprime dans l’univers – il règne en maître suprême sur l’amour et le délice, manifestés dans ce même triple monde, et il est dès lors capable de fixer harmonieusement ces formations dans le statut de la Nature. Offrandes de son sacrifice, Agastya remet tout ce qui est déjà réalisé en lui entre les mains d’Indra qui doit le préserver dans les domaines établis de la conscience du Rishi et, dans les zones évolutives, le guider vers de nouvelles formations. Il faudra qu’Indra reprenne les négociations amicales avec les pouvoirs qui, chez Agastya, aspirent à s’élever, et réconcilie les pensées du voyant avec l’illumination que l’Intelligence pure nous envoie. Ce pouvoir goûtera alors en Agastya les offrandes du sacrifice selon l’ordre juste des choses, tel qu’il est formulé et gouverné par la Vérité située au-delà.
1 Dans leur rédaction actuelle, les traductions présentées ici s’adressent uniquement à des lecteurs ordinaires, à seule fin d’illustrer la théorie proposée. Leur justification philologique et critique n’intéresserait en effet qu’un public restreint. Quelques indications pourront cependant être fournies par la suite pour illustrer la méthode.