Sri Aurobindo
Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda
Avec commentaires
19. La victoire des Pères
Peu d’hymnes dans le Rig-Véda possèdent une tournure plus mystique que ceux où le grand Rishi Vamadéva célèbre la Flamme divine, la Volonté du Voyant, Agni; et bien que leur interprétation ne présente pas de réelle difficulté si nous gardons résolument à l’esprit la symbolique employée par les Rishis, on risque néanmoins de n’y voir qu’une splendide brume d’images défiant toute compréhension. Pour en déchiffrer le sens, le lecteur doit à chaque instant appliquer cette grille fixe; sinon, il sera aussi désemparé que celui qui lit un traité de métaphysique sans avoir maîtrisé au préalable le sens des termes philosophiques constamment utilisés, ou déconcerté comme quelqu’un qui, mettons, essaierait de lire les Sutras de Panini sans connaître le système unique de notation grammaticale qui a servi à les rédiger. Nous en savons assez, cependant, sur cette symbolique pour nous faire une idée assez précise de ce que cherche à nous confier Vamadéva quand il évoque l’exploit des premiers pères humains.
Si, d’entrée, nous voulons concevoir clairement ce qu’un tel exploit représentait, nous pouvons nous remémorer les formules limpides et justes dont Parashara Shaktya se sert pour le relater: Nos pères ont fracassé de leurs mots les places fortes solidement retranchées; oui, les Angiras ont fait éclater la montagne avec leur cri; ils ont créé en nous le chemin menant au vaste ciel; ils ont trouvé le Jour et Svar et la vision (intuitive) et les Vaches de lumière, cakrur divo bṛhato gātum asme, ahaḥ svar vividuḥ ketum usrāḥ (1-71-2). Ce chemin, nous dit-il, est celui qui conduit à l’Immortalité: Ceux qui ont pénétré tout ce qui apporte une belle (ou, juste) récompense ont ménagé un passage vers l’Immortalité; pour eux la terre s’étendit largement avec les Grands dans la Grandeur; Aditi, la Mère infinie, vint (ou, se manifesta) avec ses fils pour la soutenir1. Autrement dit l’être physique, visité par la grandeur des plans infinis au-dessus et par le pouvoir des grandes divinités qui les gouvernent, brise ses limites, s’offre à la Lumière et, devenu vaste, s’appuie sur la Conscience infinie, Aditi, la Mère, et sur ses fils, les Pouvoirs divins du suprême Déva. C’est cela que le Véda appelle l’immortalité.
Les moyens de cette découverte et de cet épanouissement, Parashara les énonce aussi très brièvement, dans un style qui, quoique mystique, n’en demeure pas moins clair et frappant: Ils maintinrent la vérité, ils enrichirent sa pensée; alors, ces âmes qui aspirent, aryaḥ, la gardant dans leur pensée, la diffusèrent dans tout leur être, dadhann ṛtaṃ dhanayann asya dhītim, ād id aryo didhiṣvo vibhṛtrāḥ (1-71-3). L’image créée par vibhṛtrāḥ suggère le maintien de la pensée de la Vérité dans tous les principes de notre être ou, pour utiliser la métaphore védique habituelle, la pensée à sept têtes dans toutes les sept eaux, apsu dhiyaṃ dadhiṣe (5.45.11), comme exprimé ailleurs, avons-nous vu, sous une forme quasiment identique, et comme le précise l’image qui suit: Les pouvoirs à l’œuvre vont vers celles qui n’ont pas soif (les eaux), qui accroissent les naissances divines en satisfaisant le délice, atṛṣyantīr apaso yanty achā, devāñ janma prayasā vardhayantīḥ. La conscience-de-Vérité septuple dans l’être-de-Vérité septuple comblé, multipliant en nous les naissances divines en satisfaisant cette faim de l’âme pour la Béatitude, voilà comment grandit l’immortalité. Se manifeste alors cette trinité divine, – être, lumière et félicité – que les Védantins nommèrent plus tard Sat-cit-ananda.
Ce que signifie cette diffusion universelle de la Vérité, cette croissance en nous de la naissance et de l’activité de toutes les divinités garantissant le remplacement de notre mortalité limitée actuelle par une vie universelle et immortelle, se précise davantage encore dans l’hymne 1-68 de Parashara. On y voit Agni, la divine Volonté du Voyant, monter au ciel, dérouler le voile des nuits recouvrant tout ce qui est stable et tout ce qui se meut, car il devient le dieu unique contenant les grandeurs de toutes ces divinités. Alors tous acceptent et suivent ta Volonté d’action, ô dieu, quand tu nais comme une âme vivante de la sécheresse (c’est-à-dire de l’être matériel, du désert, comme il est dit ici, que les fleuves de la Vérité n’arrosent pas); tous goûtent par le nom l’être de la divinité (ou, goûtent le Nom, la Divinité), ayant touché avec tes mouvements la Vérité et l’Immortalité, bhajanta viśve devatvaṃ nāma, ṛtaṃ sapanto amṛtam evaiḥ. Il est l’impulsion de la Vérité, la pensée de la Vérité, la vie universelle en qui tous accomplissent leurs œuvres, ṛtasya preṣā ṛtasya dhītir, viśvāyur viśve apāṃsi cakruḥ (riks 1 à 3).
Et pour éviter que – obsédés par cette lecture erronée du Véda que l’érudition européenne a malheureusement imposée à la mentalité moderne – nous introduisions l’idée des sept rivières terrestres du Punjab dans la prouesse supraterrestre des ancêtres humains, notons ce que Parashara, lumineux et précis comme toujours, nous explique à propos des sept fleuves: Les vaches nourricières de la Vérité (dhenavaḥ, image appliquée aux fleuves, tandis que gāvaḥ ou usrāḥ désigne les vaches lumineuses du Soleil), le pis heureux et gonflé, l’ont nourri dans leur désir (ou, en meuglant), elles qui sont la joie du ciel; recherchant dans l’Au-delà une pensée juste, les fleuves ont coulé largement et uniformément sur la montagne, ṛtasya hi dhenavo vāvaśānāḥ, smadūdhnīḥ pīpayanta dyubhaktāḥ; parāvataḥ sumatiṃ bhikṣamāṇā, vi sindhavaḥ samayā sasrur adrim (1-73-6). Et en 1-72-8, employant à leur sujet une formule qui ailleurs caractérise les fleuves, il dit: Les sept Puissants du ciel, plaçant parfaitement la pensée, connaissant la Vérité, surent discerner les portes de la Félicité (ou, du trésor); Sarama découvrit alors l’enclos fortifié, l’immensité des vaches lumineuses, grâce à laquelle la créature humaine savoure la béatitude, svādhyo diva ā sapta yahvī, rāyo duro vy ṛtajñā ajānan; vidad gavyaṃ saramā dṛḷham ūrvaṃ, yenā nu kaṃ mānuṣī bhojate viṭ. Il est question ici bien sûr non pas des eaux du Punjab mais des fleuves du Ciel, des flots de la Vérité2, déesses semblables à Sarasvati, qui, ayant la connaissance, possèdent la Vérité et qui grâce à elle ouvrent à la créature humaine les portes de la Béatitude. Nous retrouvons ici ce sur quoi j’ai déjà insisté, à savoir le rapport étroit entre la découverte des Vaches et l’écoulement des Fleuves; ils font partie d’une entreprise commune, la réalisation par les hommes de la Vérité et de l’Immortalité, ṛtaṃ sapanto amṛtam evaiḥ (1-68-2).
Il est maintenant parfaitement clair: – que l’exploit des Angiras est la conquête de la Vérité et de l’Immortalité; – que Svar, appelé aussi le vaste ciel, bṛhat dyauḥ, est le plan de la Vérité situé au-dessus du ciel et de la terre ordinaires, ceux-ci représentant nécessairement l’être mental et l’être physique ordinaires; – que le chemin du vaste ciel, le chemin de la Vérité créé par les Angiras et emprunté par le lévrier Sarama, est celui qui mène à l’Immortalité, amṛtatvāya gātum (1-72-9, iïl-31-9); – que la vision, ketu, de l’Aurore, du Jour conquis par les Angiras, est la vision inhérente à la conscience-de-Vérité; – que les vaches lumineuses du Soleil et de l’Aurore arrachées aux Panis sont les illuminations de cette conscience-de-Vérité, qui contribuent à former la pensée de la Vérité, ṛtasya dhītiḥ (1-68-3), complète dans la pensée à sept têtes d’Ayasya; – que la Nuit du Véda est la conscience obscurcie de l’être mortel, chez qui la Vérité est subconsciente, cachée dans la grotte de la montagne; – que retrouver le Soleil disparu gisant dans ces ténèbres de la Nuit signifie retrouver le Soleil de la Vérité en le sortant de son état subconscient obscurci; – et enfin que cette précipitation vers la terre des sept fleuves doit correspondre au déferlement du principe septuple de notre être, tel qu’il est formulé dans la Vérité de l’existence divine ou immortelle. Dans ce cas, les Panis doivent être ces pouvoirs qui empêchent la Vérité d’émerger d’un état subconscient et qui tentent constamment de subtiliser ses illuminations pour en priver l’homme et le rejeter dans la Nuit; et Vritra doit être ce pouvoir d’obstruction qui empêche les rivières illuminées de la Vérité de couler librement, gêne l’impulsion de la Vérité en nous, ṛtasya preṣā (1-68-3), l’impulsion lumineuse, jyotiṣmatīm iṣam (7.5.8), celle qui nous emporte au-delà de la Nuit vers l’Immortalité. Les dieux par contre, les fils d’Aditi, sont alors les pouvoirs divins lumineux, nés de la Conscience infinie, Aditi, qui doit nécessairement se constituer et agir dans notre être humain et mortel pour que nous devenions divins, en l’être du Déva, devatvam (1-68-2), qui est l’Immortalité. Agni, la Volonté du Voyant consciente de la Vérité, est celui qui, plus que toute autre divinité, nous permet d’effectuer le sacrifice; il nous guide sur le chemin de la Vérité, il est le guerrier dans la bataille, l’exécutant, et posséder en nous son unité et son universalité, où se rejoignent toutes les autres divinités, est la base de l’Immortalité. Le plan de la Vérité auquel nous accédons est son domaine réservé et le domaine réservé des autres dieux et l’ultime séjour aussi de l’âme de l’homme. Et cette Immortalité est dépeinte comme une béatitude, un état de richesse et de plénitude spirituelles infinies, ratna, rayi, vāja, rādhas, etc.; les portes ouvrant sur notre demeure divine sont les portes de la Félicité, rāyo duraḥ (1-72-8), les portes divines qui soudain s’écartent pour laisser passer ceux qui grandissent (ou, grandissent en) la Vérité, ṛtāvṛdhaḥ (6.75.10), et que découvrent pour nous Sarasvati et ses sœurs, les sept Fleuves, Sarama; vers elles et vers l’immense pâturage, kṣetra, dans les infinités lisses et sans obstacles de la vaste Vérité, Brihaspati et Indra guident l’ascension des radieux troupeaux.
Une fois ces notions clairement établies dans notre esprit, nous serons en mesure de comprendre les vers de Vamadéva, qui ne font que reprendre sous une forme symbolique la substance de la pensée que Parashara exprime ici de manière plus directe. C’est à Agni, la Volonté du Voyant, que s’adressent au début les hymnes de Vamadéva. Dans le premier (4.1) il célèbre en lui l’ami de l’homme ou l’édificateur de son sacrifice, celui qui l’éveille à la vision, à la conscience et connaissance, ketu (sa cetayan manuṣo yajñabandhuḥ) (rik 9); ce faisant, Il habite la demeure percée de portes de celui-ci, réalisant (ses buts); lui, un dieu, il est venu faciliter la tâche du mortel (ou: dieu, il a accepté de partager la richesse du mortel), sa kṣety asya duryāsu sādhan, devo martasya sadhanitvam āpa. Cette tâche, en quoi consiste-t-elle? Le vers suivant nous l’apprend: Que cet Agni nous conduise, par sa connaissance, vers cette extase qui est sienne dont jouissent les dieux, celle que tous les immortels ont créée par la Pensée, le Ciel, le père et géniteur, faisant pleuvoir la Vérité, sa tū no agnir nayatu prajānann, acchā ratnaṃ devabhaktaṃ yad asya; dhiyā yad viśve amṛtā akṛṇvan dyauṣ pitā janitā satyam ukṣan (rik 10). Ceci correspond, dans Parashara (1-68-1 à 3), à la béatitude de l’Immortalité créée par tous les pouvoirs de la divinité immortelle, agissant dans la pensée de la Vérité et dans son impulsion, et cette pluie de la Vérité est évidemment le déferlement des eaux, comme le montre le mot ukṣan, la diffusion, dans Parashara, des sept fleuves de la Vérité également répartie sur toute la montagne.
Vamadéva évoque ensuite la naissance de cette grande, cette première ou suprême Force, Agni, dans la Vérité, dans ses eaux, dans sa demeure originelle: Il est né, le premier et suprême, dans les eaux (ou, dans nos foyers), au fondement (i.e. Svar) du vaste monde intermédiaire, dans son séjour (son siège et lieu de naissance, sa demeure initiale); sans pieds, sans tête, cachant ses deux extrémités et les réunissant (ou, se mettant à l’ouvrage) dans le refuge du Taureau (rik 11). Le Taureau est le Déva ou Purusha, son refuge est le plan de la Vérité, et Agni, la Volonté du Voyant, agissant avec la conscience-de-Vérité, crée les mondes; mais il cache ses deux extrémités, sa tête et ses pieds, autrement dit il opère dans une région située entre le superconscient et le subconscient, où sont respectivement cachés ses états supérieur et inférieur, l’un dans une lumière totale, l’autre dans une totale obscurité. De là il s’élance pour devenir la force première et suprême, et il naît du Taureau ou Seigneur grâce à l’intervention des sept pouvoirs de la Béatitude, les sept Bien-Aimées. Force première et suprême, il s’avança par sa connaissance illuminée (ou, dans une vibrance de lumière) au siège natif de la Vérité, dans le refuge du Taureau, désirable, jeune, bien fait, resplendissant au loin; les sept Bien-Aimées firent de lui l’enfant du Seigneur (le Taureau) (rik 12).
Le Rishi aborde alors l’exploit des Pères humains: Ici nos pères humains voulant s’emparer de la Vérité partirent à sa recherche (sur leur chemin), asmākam atra pitaro manuṣyā abhi pra sedur ṛtam āśuṣāṇāḥ; ils firent monter (vers la Vérité) les lumineuses, qui étaient tapies dans leur prison secrète, les bonnes laitières dont l’enclos se trouve dans le roc et qui appelaient les Aurores (ou, les Aurores répondirent à leur appel). Ils les rendirent brillantes et pures, ayant fendu en deux la montagne; les autres tout autour proclamèrent leur exploit; les conducteurs des troupeaux chantèrent l’hymne d’illumination pour lui, l’Exécutant (Agni); ils découvrirent la lumière, leurs pensées resplendirent (ou, ils accomplirent l’oeuvre par leurs pensées). Avec leur mental en quête de lumière (les vaches, gavyatā manasā), ils fendirent la montagne dure et compacte, qui encerclait les vaches lumineuses; âmes qui aspirent, ils utilisèrent la parole divine, vacasā daivyena, pour ouvrir le solide enclos riche en superbe bétail (riks 13 à 1S). On retrouve ici les images typiques de la légende des Angiras; mais au vers suivant Vamadéva adopte une tournure plus résolument mystique: Ils conçurent mentalement (ou, méditèrent sur) le premier nom de la Vache nourricière et découvrirent les trois fois sept sièges (ou, noms) suprêmes de la Mère; connaissant cela, les troupeaux meuglèrent; la Cramoisie (l’Aurore) se manifesta par la gloire (ou, par le succès) de la Vache de lumière, te manvata prathamaṃ nāma dhenos, triḥ sapta mātuḥ paramāṇi vindan; taj jānatīr abhy anūṣata vrā, āvir bhuvad aruṇīr yaśasā goḥ (rik 16). La Mère ici, c’est Aditi, la Conscience infinie, la dhenu ou Vache nourricière, d’ou coule le flot septuple des sept fleuves, et aussi la Go ou Vache de Lumière, avec ses enfants, les Aurores; la Cramoisie représente l’Aurore divine, et les troupeaux ou rayons sont ses illuminations naissantes. Le premier nom de la Mère, et ses trois fois sept sièges suprêmes, dont les aurores ou illuminations mentales prennent connaissance et vers lequel elles tendent, doit être le nom ou la déité du suprême Déva, qui est être infini, conscience infinie et béatitude infinie; et les sièges figurent les trois mondes divins, appelés plus haut dans l’hymne (rik 7) les trois naissances suprêmes d’Agni, Satya, Tapas et Jana des Puranas, qui correspondent à ces trois états infinis du Déva, chacun incarnant à sa manière le principe septuple de notre existence: nous obtenons ainsi la série des trois fois sept sièges d’Aditi, manifestée dans toute sa gloire par l’épanouissement de l’Aurore de Vérité.3 Ce que réalisent les pères humains en atteignant la Lumière et la Vérité est donc aussi, nous le voyons, une ascension vers l’Immortalité du statut suprême et divin, vers le premier nom de la Mère infinie, créatrice de tout, vers ses trois fois sept degrés suprêmes dans cette existence ascendante, vers les niveaux les plus élevés de la montagne éternelle, sānu, adri.
Cette Immortalité est la Béatitude dont jouissent les dieux, Vamadéva en a déjà parlé comme de la chose qu’Agni doit accomplir par le sacrifice, la Félicité suprême avec ses trois fois sept extases (1-20-7). Car il poursuit en disant: Ébranlée, l’obscurité s’évanouit, le ciel s’illumina, (rocata dyauḥ impliquant la manifestation des trois mondes lumineux de Svar, divo rocanāni), surgit la clarté de la divine Aurore; le Soleil pénétra les domaines du Vaste (ou, les vastes champs de la Vérité), contemplant chez les mortels ce qui est droit comme ce qui est tordu. Alors ils s’éveillèrent à la connaissance et eurent la vision totale derrière et autour d’eux (le soleil ayant séparé le droit de l’oblique, la vérité du mensonge); alors ils continrent en eux-mêmes cette extase qui est l’apanage du ciel, ratnaṃ dhārayanta dyubhaktam. Que tous les dieux soient dans toutes nos maisons, ô Mitra, ô Varuna, que notre pensée soit dans la Vérité, viśve viśvāsu duryāsu devā, mitra dhiye varuṇa satyam astu (riks 17 et 18). Il s’agit là évidemment de la même idée que celle formulée autrement par Parashara Shaktya (1-68-1 à 3), quand il évoque la pensée et l’impulsion de la Vérité, en qui agissent toutes les divinités, prenant complètement possession de notre existence pour créer en chacune de ses parties la Béatitude et l’Immortalité.
L’hymne se termine ainsi: Puisse-je proférer le mot qui aille vers Agni éclatant de pureté, le prêtre de l’invocation, le dispensateur de toutes choses, le plus puissant dans le sacrifice; comme si était bu au pis brillant et pur des vaches de Lumière le jus purifié de la plante du Délice (le Soma) partout répandu. L’Indivisibilité (ou, l’Être infini) de tous les Maîtres du sacrifice (les dieux), l’hôte de tous les êtres humains, puisse Agni, acceptant pour nous la manifestation croissante (ou, la protection) des dieux, lui qui connaît toute chose née, nous octroyer sa grâce (riks 19 et 20).
Le deuxième hymne du quatrième Mandata développe de façon très claire et suggestive le parallélisme entre les sept Rishis, ou Angiras divins, et les Pères humains. Le passage est précédé par quatre vers, de 11 à 14, qui introduisent la notion de quête, cette recherche chez l’homme de la Vérité et de la Béatitude: Que le Connaissant distingue parfaitement la Connaissance et l’Ignorance, les larges plans droits et les plans obliques enfermant les mortels; ô dieu, pour une félicité bénéfique (ou, pour la richesse, pour la juste naissance du Fils), prodigue-nous Diti, le fini, et protège Aditi, l’infini (rik 11). Ce vers est très frappant. Il oppose la Connaissance à l’Ignorance, comme a coutume de le faire le Védanta, et compare la Connaissance à ces perspectives vastes et dégagées dont le Véda parle fréquemment; il s’agit des grandes étendues auxquelles s’élèvent ceux qui font effort dans le sacrifice, régions où trône Agni, comblé de sa propre joie (ou, victoire) (5.7.5) – cet être vaste qu’il crée pour son propre corps (5.4.6), l’immensité plane, le vaste sans obstacles. Il s’agit donc de l’Être infini du Déva que nous atteignons quand nous accédons au plan de la Vérité, et qui contient les trois fois sept sièges suprêmes d’Aditi la Mère, les trois naissances suprêmes d’Agni au sein de l’Infini, anante antaḥ (4.1.7). L’Ignorance, elle, équivaut aux reliefs sinueux ou accidentés4 qui emprisonnent les mortels, elle représente par conséquent l’existence mortelle limitée et divisée. L’Ignorance est en outre, c’est clair, la Diti du demi-vers suivant, Aditi figurant la Connaissance, ditiṃ ca rāsva aditim uruṣya. Diti, appelée aussi Danu, signifie division et les pouvoirs d’obstruction ou Vritras sont ses enfants, Danus, Danavas, Daityas, tandis qu’Aditi, c’est l’existence dans son infinité et la mère des dieux. Le Rishi désire une félicité féconde, autrement dit riche en activités divines produisant de nombreux résultats; pour y parvenir, il faut conquérir toutes les richesses que renferme notre être mortel divisé, mais que nous refusent les Vritras et les Panis, et les maintenir dans l’Être divin infini, maintien que nous devons protéger de l’inclination habituelle de notre existence humaine, qui a tendance à faire de nous les esclaves de Danu ou Diti. L’idée est visiblement identique à celle que développe l’Isha Upanishad (verset 11), quand elle déclare que posséder la Connaissance et l’Ignorance, l’unité et la multiplicité dans le Brahman Un est la condition requise pour réaliser l’Immortalité.
Nous arrivons alors aux sept voyants divins: Les voyants insoumis ont proclamé le (ou, donné expression au) Voyant (le Déva, Agni), l’installant au-dedans dans la demeure de l’être humain; de là (de cet être humain corporel) puisses-tu, ô Agni, toi qui aspires en travaillant (ou, toi l’exalté), aryaḥ, contempler grâce au progrès de tes mouvements ces (admirables) Transcendants (les divinités du Déva) dont tu dois avoir la vision, kaviṃ śaśāsuḥ kavayo adabdhā, nidhārayanto duryāsu āyoḥ; atas tvaṃ dṛśyām̐ agna etān, paḍbhiḥ paśyer adbhutām̐ arya evaiḥ (rik 12). Il s’agit de nouveau du voyage vers la vision de la Divinité. Toi, ô Agni, toujours plus jeune, le guide parfait (dans ce voyage) pour l’interprète du mot, le verseur de Soma, l’ordonnateur du sacrifice, apporte-lui dans son labeur, ô lumineux, l’extase au vaste délice, toi qui combles le voyant (ou, l’auteur de l’action), carṣaṇiprāḥ, pour sa sauvegarde (ou, son essor). Oui, comme nous l’avons fait nous-mêmes dans notre désir de toi, ô Agni, avec nos mains, nos pieds, nos corps, tels ceux qui construisent un char par le travail de leurs deux bras (le Ciel et la Terre, bhurijoḥ), ainsi les sages penseurs dans leur quête de la Vérité s’en sont emparés (ou, ont réussi à l’atteindre), ṛtaṃ yemuḥ sudhya āśuṣāṇāḥ (riks 13 et 14). Oui, puissions-nous naître comme les sept voyants illuminés de l’Aurore-Mère, créateurs suprêmes des dieux en nous; puissions-nous devenir les Angiras, fils du Ciel, et resplendissants de pureté fracturer la montagne gorgée de richesses (rik 15). Il est visiblement question ici des sept Voyants divins en tant qu’ordonnateurs suprêmes du sacrifice du monde, et de l’être humain conçu comme devenant ces sept voyants, c’est-à-dire les créant en lui et se changeant en ce qu’ils représentent, de même qu’il devient le Ciel et la Terre et les autres dieux ou, formulé autrement, engendre ou crée ou forme, jan, kṛ, tan, les naissances divines dans son être propre.
On fait ensuite de l’exemple des pères humains le prototype de cette sublime réussite, un modèle pour cet immense devenir: Oui, tout comme les Anciens, nos premiers pères, ô Agni cherchant à posséder la Vérité ont atteint, interprètes du Mot, la pureté même et la splendeur de la lumière, eux, fendant la terre (l’être matériel), ont découvert les cramoisies (Aurores ou Vaches); parfaits dans leur action, parfaits de brillance, chercheurs de la divinité, dieux eux-mêmes forgeant comme fer les Naissances (ou, forgeant les naissances divines comme fer), faisant d’Agni une pure flamme et accroissant Indra, ils ont atteint et embrassé (ou, se sont assemblés autour de) l’immensité (ou, l’océan) des Vaches de Lumière, gavyam ūrvam; ce qu’on prenait pour les troupeaux de la Vache dans un riche pâturage se révéla être, vu de près, les naissances des dieux en nous, ô Puissant; ensemble ils illuminèrent les étendues (ou, réalisèrent les vastes illuminations ou régals ou désirs) des mortels et, aspirants (ou, guerriers), œuvrèrent à la croissance de l’être supérieur, ā yūtheva kṣumati paśvo akhyad, devānāṃ yaj janimā anty ugra; martānāṃ cid urvaśīr akṛpran, vṛdhe cid arya uparasya āyoḥ (riks 16 a 18). De toute évidence ceci ne fait que répéter, sous une autre forme, la double idée qui veut qu’on possède les richesses de Diti tout en préservant Aditi. Nous avons fait le travail pour toi, sommes devenus parfaits dans nos actes; les Aurores dispersant loin leur lumière ont fait resplendir (ou, se sont établies dans, ou, ont pris pour robe) la Vérité, resplendir Agni le prodigue dans la multitude de ses aspects et la plénitude de son délice, resplendir magnifiquement l’œil (ou, la vision) de la brillante Divinité (rik 19).
Les Angiras sont une nouvelle fois mentionnés en IV-3-11, et certaines des expressions qui préparent ce vers méritent d’être signalées; car dans le Véda, on ne le répétera jamais assez, bien comprendre chaque vers demande qu’on le replace dans son contexte, dans la pensée du Sukta, en se référant à tout ce qui précède et à tout ce qui suit. L’hymne au début exhorte les hommes à créer en eux Agni qui sacrifie dans la vérité, le créer sous forme de lumière dorée (hiraṇyarūpam, l’or symbolisant toujours la lumière solaire de la Vérité, ṛtaṃ jyotiḥ) avant que l’Ignorance puisse se constituer, purā tanayitnor acittāt (rik 1). Le dieu est prié de s’éveiller à ce que l’homme fait et à sa vérité, étant lui-même celui qui, conscient de la Vérité, place justement la pensée, ṛtasya bodhi ṛtacit svādhīḥ (rik 4), car tout mensonge n’est que cette Vérité mal placée. Il doit rapporter aux diverses divinités ou pouvoirs divins de l’Être divin chaque erreur, péché ou défaut chez l’homme, pour que celui-ci en soit débarrassé et soit finalement déclaré irréprochable aux yeux de la Mère infinie, aditaye anāgasaḥ (1-24-15), ou pour l’existence infinie comme spécifié ailleurs (5.82.6).
Viennent ensuite, aux neuvième et dixième vers, plusieurs formules exprimant toutes l’idée de l’existence humaine et divine unifiée, Diti et Aditi ensemble, cette dernière fondant, gouvernant et inondant la première: La Vérité gouvernée par la Vérité (c’est-à-dire l’humaine par la divine), c’est cela que je veux, ô Agni, ce que la Vache produit de pas mûr (ou, pas cuit) comme ce qui en elle est mûr (ou, cuit) et miellé (là aussi, les fruits humains imparfaits et les fruits divins parfaits et pleins de félicité que procure la conscience et l’existence universelles); elle (la vache), bien que noire (Diti, l’existence obscure et divisée), par son fondement lumineux nous nourrit avec un lait de même nature (ou, avec l’eau des fleuves qui l’accompagnent), jāmaryeṇa payasā. Par la Vérité inondé, par le lait des hauteurs, Agni, le Taureau, le Mâle, vagabonde impassible, établissant l’étendue (le vaste espace ou la manifestation); le Taureau pommelé a trait le pis brillant (riks 9 et 10). L’opposition symbolique entre la pureté blanche et radieuse de l’Un, origine, siège et fondement, et l’aspect bigarré de la Vie telle qu’elle se manifeste dans le triple monde revient fréquemment dans le Véda; comme les autres images, celle du Taureau pommelé (Prishni) et de la tonte banche mamelle ou source des eaux ne fait donc que reprendre l’idée des multiples manifestations de la vie humaine purifiée, assagie, nourrie par les eaux de la Vérité et de l’Infini.
Pour terminer, le Rishi aborde le couple si souvent évoqué des Vaches lumineuses et des Eaux: Par la Vérité les Angiras ont fracturé et, d’un jet, scindé la montagne, retrouvant les Vaches rayonnantes; dans leur essor (ou, joyeusement) ces âmes humaines s’assemblèrent autour de (ou, embrassèrent) l’Aurore et (le monde de) Svar se manifesta avec la naissance d’Agni. Par la Vérité, ô Agni, les eaux divines, immortelles, libres, roulant leurs flots de miel, tel un cheval qui galope le poitrail tendu en avant, se sont ruées en torrents éternels (riks 11 et 12). Ces quatre vers sont supposés fixer en fait les conditions préliminaires de l’exploit que représente la conquête de l’Immortalité. Ce sont les symboles du grand Mythe, le mythe des Mystiques, qui leur a permis de dissimuler au profane et, hélas! avec succès aussi à leur descendance, leur suprême expérience spirituelle. Qu’il s’agisse de symboles occultes, d’images destinées à révéler la vérité qu’ils protégeaient, mais seulement à l’initié, à l’adepte, au voyant, Vamadéva le souligne lui-même au dernier vers de ce même hymne en termes magnifiquement limpides: Tout ceci dit pour toi qui a la Connaissance, ô Agni, ô Créateur, ce sont des paroles pour guider, des paroles secrètes, l’expression d’une sagesse claire-voyante qui révèle son sens au voyant; moi l’illuminé je les ai proférées en me servant de mots et de pensées, etā viśvā viduṣe tubhyaṃ vedho, nīthāny agne niṇyā vacāṃsi; nivacanā kavaye kāvyāny, aśaṃsiṣaṃ matibhir vipra ukthaiḥ (rik 16). Paroles secrètes qui ont bien su garder leur secret, ignoré du prêtre, du ritualiste, du grammairien, du pandit, de l’historien, du mythologue, pour qui elles sont restées langue des ténèbres ou signe de confusion, et non ce qu’elles étaient jadis pour nos ancêtres, nos pères suprêmes, et pour leur postérité illuminée; niṇyā vacāṃsi nīthāni nivacanā kāvyāni. (4.3.16)
1 ā ye viśvā svapatyāni tasthuḥ kṛṇvānāso amṛtatvāya gātum
mahnā mahadbhiḥ pṛthivī vi tasthe mātā putrair aditir dhāyase veḥ (1-72-9)
2 À noter que dans 1-32-8, Hiranyastupa Angiras dit des eaux reprises à Vritra qu’elles gravissent le mental, mano ruhāṇāḥ, et elles sont appelées ailleurs les eaux qui ont la connaissance, āpo vicetasaḥ (1-83-1).
3 Medhatithi Kanva reprend la même idée (1-20-7) lorsqu’il parle des trois fois sept extases de la Béatitude, ratnāni triḥ sāptāni ou plus littéralement, des extases dans leurs trois séries de sept, chacune d’elles formulée séparément et complètement par les Ribhus, ekam ekaṃ suśastibhiḥ.
4 cittim acittiṃ cinavad vi vidvān, pṛṣṭheva vītā vṛjinā ca martān. Vṛjinā veut dire sinueux, courbe, et sert dans le Véda à désigner les méandres du mensonge, par opposition à la rectitude franche de la Vérité; mais le poète a naturellement en tête le sens du verbe vṛj, séparer, faire écran, et c’est ce sens verbal dans l’adjectif qui gouverne martān.