Sri Aurobindo
Le Secret du Véda
Suivi de hymnes choisis du Rig-Véda
Avec commentaires
13. L’Aurore et la Vérité
Usha est constamment appelée la Mère des vaches. Si donc la vache symbolise dans le Véda la lumière matérielle ou l’illumination spirituelle, l’expression a deux sens possibles: Usha est soit la mère ou l’origine des rayons matériels de la lumière du jour, soit celle qui crée les radiances du Jour suprême, la splendeur et clarté de l’illumination intérieure. Or le Véda, nous le constatons, voit en Aditi, la Mère des dieux, aussi bien la Vache que la Mère universelle, en faisant la Lumière suprême d’où proviennent tous les rayonnements. Du point de vue psychologique, Aditi représente la Conscience suprême ou infinie, Mère des dieux, opposée à Danu ou Diti (le mot Aditi n’est pas étymologiquement parlant le privatif de Diti, les deux mots étant issus de racines complètement différentes, ad et di), la conscience divisée, la mère de Vritra et des autres Danavas, ennemis des dieux et hostiles au progrès de l’homme. Plus généralement, Aditi est l’origine de toutes les manifestations cosmiques de la conscience, qui vont croissant depuis la conscience physique; les sept vaches, sapta gāvaḥ, sont les formes qu’elle prend et il existe, nous dit-on, sept noms et sept sièges de la Mère. Usha, Mère des vaches, ne peut donc être qu’un aspect ou pouvoir de cette Lumière suprême, cette Conscience suprême, Aditi. Et en fait, c’est ainsi qu’on la nomme dans 1-113-19, “Mère des dieux, forme (ou, pouvoir) d’Aditi”, mātā devānām aditer anīkaṃ.
Mais l’aurore illuminatrice de la Conscience supérieure ou indivise marque toujours l’aurore de la Vérité; si Usha est bien cette aurore illuminatrice, alors, dans les vers du Rig-Véda, son apparition sera nécessairement souvent associée à la notion de Vérité, ṛtam. Or cette association est fréquente en effet. Car, d’emblée, on nous montre Usha “empruntant avec succès le chemin de la Vérité”, ṛtasya panthām anv eti sādhu (1-124-3). Ici, ni l’interprétation ritualiste, ni l’interprétation naturaliste suggérées pour ṛtam ne peuvent se justifier; insister sans cesse sur le fait que l’Aurore suit le chemin du sacrifice ou suit le chemin de l’eau n’aurait aucun sens. Nous ne pouvons éviter la signification évidente qu’en choisissant de traduire panthā ṛtasya par le chemin, non de la Vérité, mais du Soleil. Mais le Véda dit plutôt du Soleil qu’il suit le parcours d’Usha, comme s’en apercevrait tout naturellement quiconque observe l’aurore matérielle. D’ailleurs, en admettant même que la formule, dans d’autres passages, ne désigne pas clairement le chemin de la Vérité, il faudrait néanmoins préférer cette lecture psychologique et comprendre donc que l’aurore de l’illumination suit la route du Vrai ou du seigneur de la Vérité, Surya Savitri.
Nous retrouvons précisément la même idée, mais avec des allusions psychologiques encore plus nettes et plus complètes, en 1-124-3: “Elle s’avance en suivant la voie de la Vérité et, étant celle qui connaît, ne limite pas les régions”, ṛtasya panthām anv eti sādhu prajānatīva na diśo mināti. Diśaḥ notons-le, possède un double sens, mais il est inutile de nous attarder ici sur ce point. L’Aurore suit fidèlement le chemin de la Vérité et, parce qu’elle a cette connaissance ou perception, elle ne limite pas l’infini, le bṛhat, dont elle est l’illumination. Ceci est le vrai sens du vers, comme en témoigne irréfutablement, expressément, sans risque d’erreur possible, un Rik du cinquième Mandala (5.80.1), qui dépeint Usha: “Dans son trajet lumineux, vaste avec la Vérité, suprême dans (ou, possédant) la Vérité, amenant avec elle Svar, dyutadyāmānaṃ bṛhatīm ṛtena ṛtāvarīm aruṇapsuṃ vibhātīm.” Nous avons l’idée du Vaste, l’idée de la Vérité, l’idée de la lumière solaire du monde de Svar; et il est impossible que toutes ces notions caractérisent aussi franchement et ostensiblement une simple aurore matérielle. Nous pouvons comparer VII-75-1: “L’Aurore, née du Ciel, dévoile toutes les choses par la Vérité, elle avance manifestant la grandeur.”, vy uṣā āvo divijā ṛtena āviṣkṛṇvānā mahimānam āgāt. Là encore nous voyons l’Aurore user du pouvoir de la Vérité pour tout révéler, ce qui permet de manifester une certaine Immensité.
Enfin, nous retrouvons cette même idée dans VII-75-7, où cette fois la description utilise un autre mot pour désigner la Vérité, satyā, qui, lui, contrairement à ṛtam, ne souffre aucune ambiguïté: “L’Aurore vraie dans son être avec les dieux qui sont vrais, vaste avec les dieux qui sont vastes, satyā satyebhir mahatī mahadbhir devī devebhir.” Cette “vérité” de l’Aurore, Vamadéva y revient souvent dans un de ses hymnes (4.51) où il ne parle pas seulement des Aurores faisant le tour des mondes instantanément sur des montures “attelées par la. Vérité, ṛtayugbhir aśvaiḥ.” (rik 5, cf. 6.65 2), mais les dit “heureuses et vraies parce que nées de la Vérité, bhadrā ṛtajātasatyāḥ.” (rik 7), puis dans un autre vers y voit “les déesses qui s’éveillent au siège de la Vérité” (rik 8).
Ce lien étroit entre bhadrā et ṛta nous rappelle une association d’idées similaire dans l’hymne à Agni de Madhucchandaś. Notre interprétation psychologique du Véda nous ramène ainsi sans arrêt à cette Vérité envisagée jadis comme chemin de la Béatitude. Usha, l’aurore apportant l’illumination de la Vérité, doit nécessairement procurer aussi joie et béatitude. Ce concept de l’Aurore porteuse de délice, nous le retrouvons constamment dans le Véda, et Vasishtha le souligne à son tour dans VII-81-3 quand il affirme: “Toi qui apportes la béatitude à celui qui offre, telle une extase multiple et désirable, yā vahasi puru spārhaṃ vananvati ratnaṃ na dāśuṣe mayaḥ.”
Le Véda utilise fréquemment le terme sūnṛtā. Pour Sayana il veut dire “parole plaisante et vraie”, mais il semble avoir souvent le sens plus général de “vérités heureuses”. L’Aurore est appelée tantôt ṛtāvarī, pleine de la Vérité, tantôt sūnṝtāvarī. Elle arrive, “exprimant ses paroles vraies et heureuses”, sūnṛtā īrayantī (3.61.2). Si on nous la présente comme “le guide des brillants troupeaux” (7.76.6) et “le guide des jours” (7.77.2), on dit aussi qu’elle est “le guide lumineux des vérités heureuses”, bhāsvatī netrī sūnṛtānāṃ (1-92-7). Et cette corrélation étroite dans le mental des Rishis védiques entre l’idée de lumière, des rayons ou des vaches, et la notion de vérité est encore plus flagrante dans un autre Rik (1-92-14): “Aurore, avec tes brillants troupeaux, avec tes coursiers, lumineuse dans l’étendue, pleine d’heureuses Vérités.”, gomaty aśvāvati vibhāvari... sūnṛtāvati. Une formule similaire mais plus explicite encore, dans 1-48-2, précise la signification de ce cumul d’épithètes: “Les Aurores avec leurs radiances (troupeaux), leurs fougues (chevaux), connaissant tout parfaitement, aśva-vatīḥ go-matīḥ viśva-suvidaḥ.”
Le Rig-Véda contient bien d’autres indications du caractère psychologique de l’Aurore védique. L’Aurore est constamment représentée comme celle qui initie à la vision, à la perception, au mouvement juste. “La déesse, dit Gotama Rahugana, face à tous les mondes, les contemple; l’œil de vision, totalement déployé, luit; éveillant au mouvement toute l’existence, elle découvre le Mot pour tout ce qui pense, viśvasya vācam avidan manāyoḥ” (1-92-9). Nous avons ici une Aurore qui libère la vie et le mental en leur donnant leur expansion la plus complète, et limiter son évocation à une simple description du réveil de la vie terrestre quand le jour se lève serait ignorer tout le poids des mots et des expressions choisis par le Rishi. Et même si le mot utilisé ici pour signifier la vision apportée par l’Aurore, cakṣuḥ, pouvait désigner qu’une vision oculaire, dans d’autres passages cependant c’est ketuḥ qu’on rencontre, qui signifie perception, vision perceptive dans la conscience mentale, faculté de connaissance. Usha est pracetāḥ, celle qui possède cette connaissance perceptive. “Mère des radiances, elle a créé cette vision perceptive du mental”, gavāṃ janitry akṛta pra ketum (1-124-5). Elle est elle-même cette vision: “Maintenant la vision perceptive a éclaté en une immense aurore, là où il n’y avait rien auparavant (dans la nuit du non-être)”,vi nūnam uchād asati pra ketuḥ (1-124-11). Son pouvoir de perception fait qu’elle est “dotée de vérités heureuses”, cikitvit sūnṛtāvari (4.52.4).
Cette perception, cette vision est, nous confie-t-on, celle de l’Immortalité, amṛtasya ketuḥ (111-61-3); autrement dit, c’est la lumière de la Vérité et de la Béatitude, qui constituent la Conscience supérieure ou immortelle. La Nuit, dans le Véda, symbolise notre conscience obscure, pleine d’une connaissance ignorante, d’une volonté et d’une action qui se fourvoient, sujette par conséquent à tous les maux, péchés et souffrances; la lumière marque la venue de la Conscience supérieure illuminée, qui conduit à la vérité et à la félicité. Cette opposition des deux mots duritam et suvitam se retrouve constamment. Duritam, au sens propre, c’est le fait de trébucher, d’aller de travers, de faire fausse route, et au figuré tout ce qui est faux et funeste, tout ce qui est péché, erreur, calamité; suvitam, c’est littéralement le fait de bien aller, de marcher droit, puis le mot désigne tout ce qui est bon et heureux, et en particulier la félicité que procure le parcours juste. Vasishtha déclare ainsi en parlant de la déesse: “L’Aurore arrive, divine, chassant par la Lumière toutes les obscurités et tous les maux”, viśvā tamāṃsi duritāpa (7.78.2). Et nombreux sont les vers où l’on voit la déesse éveiller, inciter ou conduire les hommes à l’attitude juste, à la félicité, suvitāya (7.75.2, 5.80.3, etc.).
Elle est, par conséquent, l’annonciatrice non seulement d’heureuses vérités mais de notre richesse et de notre joie spirituelles, elle apporte la félicité que l’homme atteint ou que procure à l’homme la Vérité, eṣā netrī rādhasaḥ sūnṛtānām (7.76.7). Cette richesse réclamée par le Rishi prend l’aspect de possessions matérielles; elle est gomad aśvāvad vīravad, ou elle est gomad aśvāvad rathavac ca rādhaḥ. Go la vache, aśva, le cheval, prajā ou apatya, la postérité, nṛ ou vīra, l’homme ou le héros, hiraṇya, l’or, ratha, le char, śravas, la nourriture ou la renommée dans l’exégèse ritualiste, ainsi se décompose la richesse convoitée par les sages védiques. En somme tout ce qu’il y a apparemment de plus banal, de plus terre à terre et concret. Telles devaient être en effet les faveurs qu’implorait de leurs dieux primitifs une race de barbares vigoureux, au robuste appétit et avide de biens terrestres. Mais hiraṇya, nous l’avons vu, sert à désigner autre chose que le métal or. Les “vaches”, elles, sont constamment associées à l’Aurore, avons-nous aussi remarqué, pour symboliser la Lumière, et cette lumière est liée, nous l’avons constaté, à la vision mentale et à la Vérité qui procure la Béatitude. Quant au cheval, aśva, il accompagne toujours, dans cette présentation concrète de sous-entendus psychologiques, la figure emblématique de la vache: l’Aurore est gomatī áśvāvatī. Un vers de Vasishtha (7.77.3) dégage avec force et précision le sens symbolique du Cheval védique: “Heureuse, apportant le regard des dieux, conduisant le Cheval blanc qui voit parfaitement, l’Aurore apparaît entièrement exprimée par les rayons, pleine de ses divers trésors, en toutes choses manifestant sa naissance.”
devānāṃ cakṣuḥ subhagā vahantī śvetaṃ nayantī sudṛśīkam aśvam
uṣā adarśi raśmibhir vyaktā citrāmaghā viśvam anu prabhūtā
Il va de soi que ce cheval blanc (formule caractérisant le dieu Agni, qui est la Volonté du Voyant, kavikratu, la force clairvoyante de la volonté divine en action – V-l-4) est purement symbolique1, et que ces “divers trésors” que l’Aurore apporte avec elle sont eux aussi une image et ne désignent nullement une richesse matérielle.
L’Aurore est dite gomatī áśvāvatī vīravatī; et puisque les épithètes gómatī et áśvāvatī qui la définissent sont symboliques et ne signifient pas “pleine de vaches et de chevaux”, mais “rayonnante des illuminations de la connaissance et accompagnée des rapidités de la force” – il en va de même pour vīravatī qui ne veut pas dire “en compagnie d’hommes ou de héros ou de serviteurs ou de fils”, mais plutôt accompagnée par des énergies conquérantes ou, en tout cas, signifie quelque chose de symboliquement similaire. Ceci devient tout à fait évident dans I-113-18, qu’on ne peut pas traduire par “Ces Aurores qui détiennent des vaches et tous les hommes (ou, serviteurs), celui qui a offert le Soma s’en régale maintenant qu’elles lui donnent des chevaux”. Car l’Aurore est l’aurore intérieure, qui, élargissant parfaitement chez l’homme l’être, la conscience, la force et la joie, lui apporte toute l’étendue de ses plénitudes; rayonnante de ses illuminations, nantie de tous les pouvoirs et toutes les énergies possibles, elle donne à l’homme la pleine force de la vitalité pour qu’il puisse goûter le délice infini de cette plus vaste existence, yā gomatīr uṣasaḥ sarvavīrāḥ... tā aśvadā aśnavat somasutvā.
Nous ne pouvons plus désormais donner un sens littéral et concret à gomad aśvāvad vīravad rādhaḥ la langue même du Véda suggérant une vérité toute différente. Les autres éléments de cette manne divine doivent donc eux aussi avoir une signification spirituelle; la postérité, l’or, les chars sont symboliques; śravas ne désigne ni la nourriture ni la renommée, mais revêt son sens psychologique et signifie la connaissance supérieure qui touche, non pas les sens ou l’intellect, mais l’écoute divine et la vision divine de la Vérité; rādho dīrghaśruttamam (7.81.5), rayiṃ śravasyum (VI 1-75-2) indiquent ce riche état de l’être, cette félicité spirituellement opulente, qui se tourne vers la connaissance, śravasyu, et qui entend de loin les vibrations du Verbe nous arrivant des provinces, diśaḥ, l’Infini. La parabole lumineuse de l’Aurore nous libère ainsi de cette fausse interprétation du Véda, lecture superficielle, rituelle, ignorante qui nous entraînerait, trébuchant de piège en traquenard, dans le plus profond chaos, dans la nuit la plus noire. Elle nous ouvre la porte close et nous introduit au cœur de la connaissance védique.
1 Le symbolisme du cheval est tout à fait apparent dans les hymnes de Dirghatamas au Cheval du Sacrifice, les hymnes de divers Rishis au Cheval Dadhikravan, et aussi au début de la Brihad-Aranyaka Upanishad, où la première phrase, “L’Aurore est la tête du Cheval”, constitue le point de départ d’une allégorie très savante.