SRI AUROBINDO
Lettres sur le Yoga
Volume 1. Section 1
7. Le principe de L'Avatar
633
Assurément, pour la conscience terrestre, le fait même que le Divin se manifeste est la plus grande de toutes les splendeurs, Considérez l'obscurité ici-bas et ce qu'elle serait si le Divin n'intervenait pas directement, et si la Lumière des Lumières ne jaillissait pas de l'obscurité — car tel est le sens de la manifestation.
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634
Une incarnation, c'est la Conscience divine et l'Être divin se manifestant au moyen du corps. L'incarnation peut venir de n'importe quel plan.
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C'est le Divin cosmique omniprésent qui soutient l'action de l'univers; s'il y a une Incarnation, cela ne diminue en rien la Présence cosmique et l'action cosmique dans les univers, qu'ils soient trois ou trente millions.
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Le Pouvoir qui descend (Avatar) choisit lui-même le lieu, le corps et l'époque de sa manifestation.
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L'Avatar est nécessaire quand un travail spécial doit être fait, et dans les crises de l'évolution. L'Avatar est une manifestation spéciale, alors que le reste du temps c'est le Divin qui est à l'œuvre, dans les limites humaines ordinaires, en tant que Vibhoûti.
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638
Le principe de l'Avatar aurait peu de signification s'il n'était pas lié à l'évolution. La succession hindoue des dix Avatar est en elle-même, en quelque sorte, une parabole de l'évolution. D'abord l'Avatar Poisson, puis l'animal amphibie entre terre et eau, puis l'animal terrestre, puis l'Avatar Homme-Lion, pont entre l'homme et l'animal, puis l'homme-nain, petit et non développé, physique mais contenant en lui la divinité et prenant possession de l'existence, puis les Avatar radjasique, sattwique, nirgouna, conduisant le développement humain depuis l'homme vital radjasique jusqu'à l'homme mental sattwique, et ensuite jusqu'au surhomme surmental. Krishna, Bouddha et Kalki figurent les trois dernières étapes, les étapes du développement spirituel — Krishna ouvre la possibilité du surmental, Bouddha veut aller plus loin vers la suprême libération, mais cette libération est encore négative, non suivie d'un retour sur terre qui pourrait achever positivement l'évolution; Kalki est censé corriger cela en apportant le royaume du Divin sur la terre, en détruisant les forces asouriques qui s'y opposent. Cette progression est frappante et on ne peut s'y méprendre.
En ce qui concerne les vies intermédiaires de l'Avatar, Krishna, il ne faut pas l'oublier, parle de nombreuses vies dans le passé et pas seulement de quelques vies suprêmes; ensuite, lorsqu'il parle de lui-même comme du Divin, il y a un passage où il se décrit comme une Vibhoûti, vṛṣṇīnāṃ vāsudevaḥ Nous pouvons donc à juste titre supposer qu'il s'est manifesté dans de nombreuses vies comme la Vibhoûti voilant la Conscience divine plus complète. Si nous admettons que l'Avatar a pour but de conduire l'évolution, c'est tout à fait raisonnable, le Divin apparaissant sous forme d'Avatar dans les grandes étapes de transition, et de Vibhoûti pour faciliter les transitions mineures.
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Elle [la libération surmentale] ne peut pas être la libération suprême, puisqu'il y a quelque chose au-delà; mais il y a une libération même dans le Mental supérieur. En parlant de libération suprême, je considérais simplement comme admise la manière de voir bouddhiste-adwaïtiste et je la corrigeais en disant que cette façon d'envisager le Nirvana est trop négative. Krishna a ouvert la possibilité du surmental avec les deux aspects de sa réalisation, statique et dynamique. Bouddha a voulu s'élancer du mental au Nirvana dans le Suprême, comme après lui Shankara, mais d'une autre manière. Tous deux s'accordent pour sauter les autres étapes et essayer d'atteindre un Absolu sans nom et sans caractéristiques. Krishna, en revanche, était le guide sur la voie normale de l'évolution. Normalement, la prochaine étape n'est pas un Absolu sans caractéristiques, mais le surmental. Je considère qu'en voulant dépasser le but, Bouddha, comme Shankara, a commis l'erreur d'écarter l'aspect dynamique de la libération. Par conséquent, il faut une correction qui devra être faite par Kalki.
Je parlais évidemment des dix Avatar comme d'une "parabole de l'évolution", et je ne faisais qu'expliquer l'interprétation que nous pouvons en donner en partant de ce point de vue. Ce n'était pas ma propre manière de voir que j'exposais.
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Il n'est pas nécessaire d'accorder trop d'importance aux détails en ce qui concerne Kalki — ce sont des symboles plutôt qu'une prophétie qui tente de décrire en détails l'histoire future. Ils expriment quelque chose qui doit venir, mais l'indiquent symboliquement, sans plus.
De même, il n'est pas nécessaire de donner trop de poids au chiffre exact des Youga dans le Pourâna. Ici encore, le Kala et les Youga indiquent des périodes successives dans le cycle de l'évolution — état parfait, déclin, désintégration des âges successifs de l'humanité, suivis d'une renaissance — les calculs mathématiques ne sont pas l'élément important. La thèse de la fin du Kali Youga qui serait déjà venue ou sur le point de venir et de l'arrivée d'un Satya Youga est bien connue et nombreux sont ceux qui l'ont soutenue.
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641
J'ai seulement pris la liste pourânique des Avatar et l'ai interprétée comme une parabole de l'évolution, afin de montrer que l'idée d'évolution est implicitement contenue dans la théorie de l'Avatar. Quant à savoir si l'on admet que Bouddha est un Avatar ou si l'on préfère en mettre un autre à sa place (dans certaines listes, Balarâm remplace Bouddha), c'est une affaire d'opinion personnelle. Les Jataka bouddhistes sont des légendes sur les incarnations passées de Bouddha, qui contiennent souvent un enseignement implicite; ils ne font pas partie du système hindou. Pour les bouddhistes, Bouddha n'était pas du tout un Avatar, il était l'âme gravissant l'échelle de l'évolution spirituelle jusqu'au stade final de l'émancipation; bien que l'influence hindouiste ait amené le bouddhisme à élaborer l'idée d'un Bouddha éternel au-dessus, ce n'était pas une idée universelle ou fondamentale du bouddhisme. Que le Divin, en se manifestant comme Avatar, puisse choisir de suivre la ligne de l'évolution depuis l'échelon le plus bas, se manifestant à chaque étape comme Vibhoûti, pose une autre question dont la réponse n'est pas inévitablement négative. Si nous acceptons l'idée d'évolution, cette conception peut trouver sa place.
Si l'enseignement du Bouddha a été différent de celui de Krishna, cela n'empêche pas que sa venue ait été nécessaire dans l'évolution spirituelle. La seule question est de savoir si la tentative d'escalader les hauteurs du Nirvana absolu, au moyen de la négation de l'existence cosmique, était une étape nécessaire ou non, compte tenu du fait que l'on peut tenter d'atteindre le Suprême par la méthode du neti neti autant que par celle du iti iti.
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Pratiquement, il [Bouddha] a affirmé l'existence de quelque chose d'inconnaissable qui était Permanent et Non Manifesté. L'Adwaïta fait de même. Bouddha n'a jamais dit qu'il était l'Avatar d'un Dieu personnel, mais qu'il était le Bouddha. Ce sont les hindous qui en ont fait un Avatar. Si le Bouddha s'était tant soit peu considéré comme un Avatar, c'aurait été comme un Avatar de la Vérité impersonnelle.
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643
Je ne pense pas qu'historiquement il aurait pu exister un autre Bouddha. Ce sont, je pense, les Pourâna vishnouites qui ont établi la liste des Avatar, car selon le Pourousha tous sont des Avatar de Vishnou. L'acceptation générale de cette liste date peut-être d'après Shankara, après que la controverse entre. bouddhistes et brahmanistes eut cessé d'être à l'ordre du jour. Pendant un certain temps, on a eu tendance à substituer le nom Balarâma à celui de Bouddha, ou à dire que Bouddha était un Avatar de Vishnou, mais qu'il était venu pour égarer les Asoura. C'est évidemment de lui qu'il s'agit dans l'histoire de Mayamoha racontée dans le Pourâna de Vishnou.
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Si une Conscience divine et une Force divine sont descendues et, à travers la personnalité que nous appelons Bouddha, ont accompli une grande œuvre pour le monde, Bouddha peut être appelé un Avatar; la tapasyâ et l'accès à la connaissance ne sont qu'un incident de la manifestation.
Si, au contraire, Bouddha n'était qu'un être humain comme beaucoup d'autres qui sont parvenus à une certaine connaissance et l'ont prêchée, alors il n'était pas un Avatar, car il y en a eu des milliers et ils ne peuvent pas être tous des Avatar.
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24 [novembre 1926] était le jour de la descente de Krishna à la physique.
Krishna n'est pas la Lumière supramentale. La descente de Krishna désignerait la descente de la Divinité du surmental préparant, sans l'être véritablement elle-même, la descente du supramental et de l'Ânanda. Krishna est l'Ânandamaya; il soutient l'évolution à travers le surmental et la conduit vers l'Ânanda.
29.10.1935
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On peut être le chef d'une organisation spirituelle, ou le Messie d'une religion, ou un Avatar, sans aller dans cette vie-ci jusqu'au supramental et au-delà.
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Yuge yuge peut1 être utilisé dans un sens général, comme en français "d'âge en âge", sans se rattacher techniquement au Youga proprement dit selon la computation pourânique. Mais le mot bahūni semble faire référence à de très nombreuses vies, particulièrement associé à tava ca. En tout cas ces nombreuses naissances ne pouvaient pas être toutes des incarnations complètes — beaucoup ont dû être de simples Vibhoûti maintenant le lien d'une incarnation à l'autre. Quant à savoir si Ardjouna l'accompagnait dans chacune de ces naissances, rien n'en est dit, mais ce ne serait pas vraisemblable — dans beaucoup, c'est évident.
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648
Mais chaque être, à chaque nouvelle naissance, élabore un nouveau mental, une nouvelle vie, un nouveau corps — autrement John Smith serait toujours John Smith et n'aurait aucune chance de devenir Piyusha Kanti Ghose. Évidemment, à l'intérieur, il subsiste d'anciennes personnalités qui contribuent à la nouvelle vie, mais je parle de la nouvelle personnalité visible, de l'homme extérieur mental, vital, physique. C'est l'être psychique qui conserve le lien de naissance en naissance et produit toutes les manifestations de la même personne. Il est donc vraisemblable que l'Avatar revête une nouvelle personnalité chaque fois, une personnalité adaptée à l'époque nouvelle, à l'œuvre nouvelle et au nouveau milieu. Dans ma propre manière de voir, cependant, la nouvelle personnalité a derrière elle une série de vies d'Avatar, au cours desquelles l'évolution intermédiaire a été poursuivie et aidée d'âge en âge.
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649
Je suppose que très peu de gens l'ont reconnu [Krishna] comme un Avatar — cette reconnaissance n'était certainement pas générale. Parmi ces quelques-uns, ceux qui étaient le plus proche de lui ne semblent pas avoir compté; c'étaient des gens peu importants comme Vidoura, etc.
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650
Les compagnons de Krishna étaient, selon toute apparence, des hommes comme les autres. Ils parlaient et agissaient entre eux comme les hommes entre eux, et ceux qui les entouraient ne les considéraient pas comme des dieux. La plupart des gens ne voyaient en Krishna qu'un homme — quelques-uns seulement l'adoraient comme le Divin.
Nouvelles Lumières sur le Yoga, chapitre 7.
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651
Grosso modo, un Avatar est quelqu'un qui est conscient que la présence et le pouvoir du Divin sont nés en lui ou descendus en lui et gouvernent de l'intérieur sa volonté, sa vie et son action; il se sent identifié intérieurement à ce pouvoir divin et à cette présence divine.
Une Vibhoûti est censée incarner l'un des pouvoirs du Divin et est de ce fait capable d'agir avec une grande force dans le monde, mais rien d'autre n'est nécessaire pour faire d'un homme une Vibhoûti: le pouvoir peut être très grand, mais la conscience n'est pas celle d'une Divinité née en lui ou demeurant en lui. Telle est la distinction que nous pouvons tirer de la Guîtâ qui est l'autorité majeure sur ce sujet. Si nous admettons cette distinction, nous pouvons déduire en toute confiance, selon ce qu'on raconte de Rama et de Krishna, qu'ils peuvent être admis comme Avatar; Bouddha figure comme tel, bien qu'il ait eu une conscience plus impersonnelle du Pouvoir qui était en lui. Râmakrishna exprimait la même conscience quand il disait que Celui qui avait été Rama et qui avait été Krishna était en lui. Mais le cas de Chaïtanya est particulier; car selon les récits, il se sentait et se proclamait habituellement un bhakta de Krishna et rien de plus, mais dans les grands moments il manifestait Krishna, son mental et son corps devenaient lumineux, il était Krishna lui-même, parlait et agissait comme le Seigneur. Ses contemporains voyaient en lui un Avatar de Krishna, une manifestation de l'Amour divin.
Shankara et Vivékânanda étaient certainement des Vibhoûti; on ne peut pas leur attribuer plus, bien qu'en tant que Vibhoûti ils aient été très grands.
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652
Je n'avais aucunement l'intention de mettre en doute le fait que Chaïtanya soit un Avatar de Krishna et de l'Amour divin. Cet aspect de la manifestation apparaît très clairement à travers tout ce qu'on dit de lui, et même, si l'on se fie aux récits selon lesquels Krishna apparaissait en lui de temps en temps, ces éclats de la splendeur de l'Être divin sont parmi les plus remarquables dans l'histoire de l'Avatar. Quant à Sri Râmakrishna, la manifestation en lui n'était pas aussi intense, mais elle avait plus de facettes, et fort heureusement l'authenticité des détails de ses paroles et de ses actes ne peut être contestée, puisque ceux-ci ont été consignés au jour le jour par un observateur de la compétence de Mahendranath Gupta. Je ne souhaite pas établir une comparaison entre ces deux grandes personnalités spirituelles; toutes deux ont exercé une influence extraordinaire et ont fait quelque chose de suprême, chacune dans sa sphère propre.
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653
Il [Râmakrishna] n'a jamais écrit son autobiographie — il conversait avec ses disciples et d'autres personnes. Il était certainement un Avatar, tout autant que le Christ ou Chaïtanya.
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654
Mahomet aurait lui-même rejeté l'idée qu'il était un Avatar; nous devons donc le considérer seulement comme le prophète, l'instrument, la Vibhoûti. Le Christ s'est réalisé comme le Fils qui est un avec le Père; il doit donc être un aṃśāvatāra, une incarnation partielle.
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655
Ce que Léonard de Vinci portait en lui, c'était toute la nouvelle ère de l'Europe dans ses aspects variés. Mais il n'était pas question d'Avatar, de conscience d'une descente ou de pression de forces spirituelles. Le mysticisme n'avait aucune part dans ce qu'il avait à manifester.
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Le phénomène de l'Avatar a deux faces: la Conscience divine et la personnalité instrumentale. La Conscience divine est toute-puissante, mais elle a émané la personnalité instrumentale dans la Nature, selon les conditions imposées par la Nature, et elle l'utilise en se conformant aux règles du jeu — bien qu'il lui arrive aussi parfois de changer les règles du jeu. Si l'apparition de l'Avatar n'est qu'un éclair miraculeux, je n'en vois pas l'utilité. Si elle est une partie cohérente du plan du Divin tout-puissant dans la Nature, alors je peux la comprendre et l'admettre.
13.02.1935
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657
J'ai dit que l'Avatar est celui qui vient pour ouvrir à l'humanité la Voie vers une conscience plus haute; si personne ne peut suivre la Voie, alors, ou bien notre conception — qui est aussi celle du Christ et de Krishna, et aussi de Bouddha — est complètement fausse, ou bien toute la vie, toute l'action de l'Avatar est complètement vaine. X semble dire qu'il n'y a pas de voie, pas de possibilité de suivre, que les luttes et les souffrances de l'Avatar n'ont pas de réalité, sont des balivernes: il n'y a pas de possibilité de conflit pour qui représente le Divin. Une telle conception rend absurde tout le principe de l'Avatar; il n'a alors ni raison d'être, ni nécessité, ni signification. Le Divin, étant tout-puissant, peut élever les gens sans prendre la peine de descendre sur terre. C'est seulement si le fait qu'il doive se charger du fardeau de l'humanité et ouvrir la Voie fait partie de l'ordre du monde, que la descente de l'Avatar a une signification.
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658
L'Avatar n'est pas censé agir d'une manière non humaine — il assume l'action humaine et utilise des méthodes humaines, avec la conscience humaine en avant et la Conscience divine à l'arrière-plan. Sinon, le fait qu'il prenne un corps d'homme n'aurait aucune signification et ne serait d'aucune utilité pour personne. Il aurait aussi bien pu être resté au-dessus et avoir agi de là.
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659
La distinction entre Divin et humain est une difficulté fabriquée par le mental. Le Divin est là, dans l'humain, et l'humain accomplissant et dépassant ses aspirations et ses tendances les plus hautes devient le Divin. C'est ce que votre dépression ne pouvait pas comprendre: quand le Divin descend, il se charge du fardeau de l'humanité afin de la dépasser; il devient humain afin de montrer à l'humanité comment on devient Divin. Mais cela ne peut pas se faire s'il n'est qu'un être débile, sans Présence divine en lui, sans Force divine derrière lui; il doit être fort pour mettre sa force dans tous ceux qui sont disposés à la recevoir. Il y a par conséquent en lui un double élément: humain au premier plan, Divin à l'arrière-plan; et c'est ce qui donne cette impression de profondeur insondable dont vous vous plaignez. Si vous considérez l'humain seulement, si vous regardez avec l'œil extérieur seulement, et que vous n'êtes ni disposé, ni prêt à voir quoi que ce soit d'autre, vous ne verrez qu'un être humain; si vous cherchez le Divin, vous trouverez le Divin.
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660
Il est vrai qu'il est impossible à la raison humaine limitée de juger les voies ou les desseins du Divin — c'est la manière qu'a l'Infini de traiter le fini.
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661
Ce n'est pas avec votre mental que vous pouvez espérer comprendre le Divin et son action, mais par la croissance d'une conscience vraie et divine en vous. Si le Divin se dévoilait et se révélait dans toute sa gloire, le mental pourrait sentir une Présence, mais il n'en comprendrait ni l'action ni la nature. C'est dans la mesure de votre propre réalisation et par la naissance et la croissance de cette conscience plus grande en vous que vous verrez le Divin et comprendrez son action, même derrière ses déguisements terrestres.
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662
Un Avatar, ou une Vibhoûti, a la connaissance qui est nécessaire à son travail et n'a besoin de rien de plus. Il n'y avait absolument aucune raison que Bouddha sache ce qui se passait à Rome. Un Avatar ne manifeste même pas toute l'omniscience et toute l'omnipotence du Divin; il n'est pas venu pour faire un étalage aussi superflu; tout cela est derrière lui, mais pas au-devant de sa conscience. La Vibhoûti, elle, n'a même pas besoin de savoir qu'elle est un pouvoir du Divin. Quelques Vibhoûti comme Jules César, par exemple, étaient athées. Bouddha lui-même ne croyait pas en un Divin personnel, mais seulement en une Permanence impersonnelle et indescriptible.
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663
Les hommes, quand ils veulent faire les choses bien, agissent au moyen d'une liaison mentale claire; ils voient et font les choses avec le mental, et ce qu'ils veulent, c'est la perfection mentale et humaine. Quand ils pensent à une manifestation de la Divinité, ils imaginent que ce doit être une perfection extraordinaire dans l'exécution d'actions humaines ordinaires: une faculté commerciale extraordinaire, une faculté politique, poétique ou artistique extraordinaire, une mémoire exacte; ne pas commettre d'erreurs, ne subir ni défaite, ni échec. Ou encore ils pensent à des choses qu'ils appellent surhumaines: ne pas manger, prédire les cours de la bourse, dormir sur des clous ou les manger. Tout cela n'a rien à voir avec la manifestation du Divin... Ces conceptions humaines sont fausses.
La Divinité agit selon une autre conscience, la conscience de la Vérité au-dessus et de la Lîlâ au-dessous, et Elle agit selon les nécessités de la Lîlâ, non selon les conceptions humaines de ce qu'Elle doit ou ne doit pas faire. C'est la première chose que l'on doit saisir, sans quoi on ne peut rien comprendre à la manifestation du Divin.
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664
Si le Divin n'était pas, par essence, tout-puissant, il ne pourrait être tout-puissant nulle part, que ce soit dans le supramental ou ailleurs. Qu'il choisisse de fixer les conditions pour limiter ou définir son action ne diminue pas sa toute-puissance. La limitation qu'il s'impose est en elle-même un acte d'omnipotence...
Pourquoi le Divin serait-il contraint de réussir toutes ses entreprises? Et si l'échec lui convient mieux et sert mieux ses ultimes desseins? Comme ces conceptions du Divin sont primitives et rigides!
Certaines conditions ont été établies pour le jeu, et tant que ces conditions restent inchangées, certaines choses ne se font pas — nous disons donc qu'elles sont impossibles, ne peuvent pas être faites. Si les conditions sont changées, alors les mêmes choses se font ou au moins deviennent licites — permises, légales selon les prétendues lois de la Nature; alors nous disons qu'elles sont possibles. Le Divin, lui aussi, agit selon les conditions du jeu. Il peut les changer, mais il doit les changer d'abord et non pas, tout en les maintenant, se mettre à agir par une série de miracles.
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665
Si les Avatar sont des imposteurs, ils n'ont pas de valeur pour les autres, ni de véritable effet: l'existence de l'Avatar devient parfaitement irrationnelle, irréelle, sans signification. Le Divin n'a pas besoin de souffrir ni de lutter pour lui-même; s'il prend cela sur lui, c'est afin d'endosser le fardeau du monde et d'aider le monde et les hommes; pour que ces souffrances et ces luttes soient d'une aide quelconque, elles doivent être réelles. Une imposture ou un mensonge ne peuvent être d'aucune aide. Ces luttes et ces souffrances doivent être aussi réelles que celles des hommes eux-mêmes: le Divin les endure et en même temps montre comment en sortir. Autrement, le fait qu'il ait revêtu une nature humaine n'a ni signification, ni utilité, ni valeur. À quoi bon admettre le principe de l'Avatar si vous lui ôtez toute signification?
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666
Selon votre argument, les luttes de l'Avatar et les actions de sa vie (par exemple, celles de Rama, de Krishna, etc.) sont irréelles parce que le Divin est là et sait que tout cela est Maya; mais dans l'homme aussi il y a un moi, un esprit qui est immortel, invulnérable, divin; vous pouvez dire que les souffrances et l'ignorance de l'homme sont seulement feintes, simulées, irréelles. Mais si l'homme les ressent comme réelles? Si l'Avatar sent que son travail et les difficultés sont sérieuses et réelles?
Si l'existence de la Divinité est sans effet pratique, à quoi sert de l'admettre en théorie? La manifestation du Divin dans l'Avatar est une aide pour l'homme, parce qu'elle l'aide à découvrir sa propre divinité et à trouver la voie pour la réaliser. Si la différence est si grande que le fait d'être humain, par sa nature même, empêche toute possibilité de suivre la voie ouverte par l'Avatar, cela signifie simplement que l'homme n'a en lui rien de divin qui puisse répondre à ce qui est Divin dans l'Avatar.
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667
Je le répète, le Divin, quand il endosse le fardeau de la nature terrestre, l'assume complètement, sincèrement, sans tour de passe-passe ni faux-semblant. Si, derrière lui, quelque chose émerge toujours de son enveloppe, c'est en essence la même chose, même si c'est à un plus grand degré, que ce qui est derrière les autres — et c'est pour éveiller cela qu'il est ici...
L'être psychique fait de même pour tous ceux qui sont destinés à la voie spirituelle — il n'est pas nécessaire que les hommes soient des êtres extraordinaires pour la suivre. C'est là votre erreur: vous revenez toujours à la grandeur comme si seuls les grands êtres pouvaient être spirituels.
08.03.1935
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668
Vos critiques à l'égard de Rama me laissent plutôt perplexe. La lâcheté est la dernière chose que l'on puisse reprocher au Rama de Vâlmîki: il a toujours été considéré comme un guerrier et ce sont les "peuples martiaux" de l'Inde qui en ont fait leur dieu. Vâlmîki le dépeint partout comme un grand guerrier. Qu'il ait employé la ruse contre un ennemi infrahumain ne prouve pas le contraire — car c'est toujours ainsi que l'humain (même les grands guerriers et les grands chasseurs) a traité l'infra-humain. Je pense que c'est Madhousoudan qui a terni le héros de Vâlmîki aux yeux des Bengalis et en a fait un pauvre fantoche, mais ce n'est pas le vrai Rama qui, quoi qu'on en dise, était une grande figure épique — Avatar ou non. Quant à la morale conventionnelle, toute morale est une convention: l'homme ne peut pas vivre sans conventions, mentales ou morales, sinon ils se sent perdu dans la mer houleuse des forces anarchiques de la Nature vitale. Même les Russe et les Bernard Shaw n'ont pu finalement qu'établir un nouveau code de conventions à la place de celles qu'ils avaient renversées. C'est seulement en s'élevant au-dessus du mental que l'on peut vraiment dépasser les conventions; Krishna a pu le faire parce qu'il n'était pas un être humain mental, mais une divinité du surmental agissant librement à partir d'une conscience plus grande que celle de l'homme. Ce n'était pas le cas de Rama qui était l'Avatar de l'intellect sattwique — mental, émotif, moral — et qui se conformait au Dharma de son époque et de son peuple. Cela peut le rendre sympathique au tempérament de Gandhi, et pour vous c'est l'inverse; mais de même que la répugnance du tempérament de Gandhi à l'égard de Krishna ne prouve pas que Krishna n'était pas un Avatar, de même la répugnance de votre tempérament devant Rama n'établit pas qu'il n'était pas un Avatar. Mon argument principal sera cependant que la qualité d'Avatar ne repose pas du tout sur ces questions, mais qu'elle a une autre base, une autre signification et une autre finalité.
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669
Je n'ai pas l'intention de m'engager dans une défense suprême de Rama — j'ai seulement abordé les points concernant Bâli, etc., parce qu'ils sont habituellement utilisés, de nos jours, pour ravaler sa grande personnalité au niveau ordinaire. Mais du point de vue de sa qualité d'Avatar, je ne penserais pas plus à défendre sa perfection morale selon les normes modernes que je ne penserais à défendre Napoléon ou César contre les moralistes, les critiques démocrates ou les détracteurs afin de prouver qu'ils étaient des Vibhoûti. Vibhoûti, Avatar sont des termes qui ont leur signification et leur portée, et qui n'ont rien à voir avec la moralité ou l'immoralité, la perfection ou l'imperfection selon les petites normes humaines, ni avec le fait de fournir un exemple aux hommes, de montrer de nouvelles attitudes morales ou de donner un nouvel enseignement spirituel. Ils peuvent ou non le faire, mais ce n'est pas du tout l'essentiel.
Je ne considère pas non plus que votre manière d'aborder la personnalité humaine de Rama soit la bonne. Il faut prendre celle-ci comme un tout dans le cadre que Vâlmîki lui a donné (et non la traiter comme s'il s'agissait de l'histoire d'un homme moderne), et avec la signification qu'il donne à la personnalité de son héros, à ses hauts faits et à ses œuvres. Si elle est arrachée à son cadre et disséquée avec le scalpel de l'esprit moral moderne, elle perd immédiatement toute sa signification. Krishna, ainsi traité, devient un débauché et un tricheur qui, nul doute, a fait de grandes choses en politique; mais Rama en a fait autant dans la guerre. Achille et Ulysse, sortis de leur cadre, deviennent, l'un un sauvage égoïste et furieux, l'autre un sauvage rusé et cruel. Je me considère dans l'obligation d'entrer dans l'esprit, la signification, l'atmosphère du Mahâbhârata, de l'Iliade, du Râmâyana, et de m'identifier à l'esprit du temps, avant de pouvoir sentir ce que sont leurs héros en eux-mêmes, en dehors des détails de leur action extérieure.
Quant à la qualité d'Avatar, je l'accepte pour Rama parce que sans lui il manquerait quelqu'un dans le plan et que cette place me semble lui convenir; je l'accepte aussi parce qu'à la lecture du Râmâyana, je reconnais un souffle puissant qui fait de son histoire — tout conte de fée qu'elle paraisse — la parabole d'une transition grandiose et cruciale dans l'évolution terrestre; ce souffle donne aussi à la personnalité et aux actes du personnage principal une signification cosmique, vaste et typique, que ces actes n'auraient pas eue s'ils avaient été accomplis par un autre homme, dans une autre combinaison de circonstances. L'Avatar n'est pas obligé d'accomplir des actions extraordinaires, mais il est obligé de donner à ses actes, à son œuvre ou à ce qu'il est — à chacune de ces choses ou à toutes — une signification et un pouvoir efficace qui font partie de quelque chose d'essentiel à accomplir dans l'histoire de la terre et de ses peuples.
Quoi qu'il en soit, si quelqu'un ne voit pas les choses comme moi et veut chasser Rama de sa place, je n'ai pas d'objection — je n'ai pas un faible particulier pour Rama — pourvu que quelqu'un d'autre soit mis à cette place, qui puisse à juste titre combler le vide laissé par son absence. Il y avait quelqu'un là, le Rama de Valmiki ou un autre Rama, ou quelqu'un qui n'était pas Rama.
Je ne veux pas dire non plus que j'admets la valadité de vos remarques sur Rama, même prises comme une critique de détail, mais je n'ai pas le temps aujourd'hui. Je maintiens ma position en ce qui concerne le meurtre de Bâli et le bannissement de Sitâ, malgré l'objection première de Bâli à cette procédure, rétractée ensuite, et en dépit de l'opinion des proches de Rama, nécessairement du point de vue du dharma antique, non de celui de quelque norme morale universelle — qui par ailleurs n'existe pas, puisque la norme change selon l'époque ou la latitude.
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670
Non, certainement pas — il n'est pas du tout nécessaire qu'un Avatar soit un prophète spirituel — jamais il n'est, en fait, seulement un prophète, il est un réalisateur, un fondateur — non de choses extérieures seulement, bien qu'il réalise effectivement quelque chose à l'extérieur aussi, mais, comme je l'ai dit, de quelque chose d'essentiel et de radical dont a besoin l'évolution terrestre, c'est-à-dire l'évolution, par étapes successives, de l'esprit incarné vers le Divin. Râma n'avait pas du tout pour tâche de fonder l'étape spirituelle de cette évolution; il ne s'en est donc pas occupé. Il avait pour tâche de détruire Râvana et 'd'établir le Râma-râdjya — en d'autres termes, de fixer pour l'avenir la possibilité d'un ordre propre à l'être humain civilisé et sattwique qui gouverne sa vie par la raison, les émotions raffinées, la morale ou du moins les idéaux moraux comme la vérité, l'obéissance, la coopération et l'harmonie, le sens de l'ordre privé et public; d'établir cela dans un monde encore sous l'empire des forces anarchiques, du mental de l'Animalité et des pouvoirs de l'Ego vital qui fait de sa propre satisfaction une règle de vie; en d'autres termes, du Vânara et du Râkshasa. Telle est la signification de Râma et de l'œuvre de sa vie, et c'est selon qu'il l'a accomplie ou non qu'il faut juger s'il était ou non un Avatar. Il n'avait pas à jouer la comédie du Kshatriya chevaleresque avec la formidable bête brute qu'était Bâli; il avait à le tuer et à maîtriser l'Animal. Sa tâche consistait non pas nécessairement à être un Homme parfait, mais un Homme sattwique largement représentatif, un mari fidèle et un amant, un fils aimant et obéissant, un frère, un père, un ami tendre et parfait — il est l'ami de toutes sortes de gens, l'ami du proscrit Gouhâka, l'ami des chefs des animaux, Sougriva, Hanoumân, l'ami du vautour Jatayou, et même l'ami du Râkshasa Vibhîshana. Il était tout cela, d'une manière brillante, saisissante, mais surtout spontanée et inévitable, sans forcer cette note-ci ou celle-là comme Harishchandra ou Shivi, mais avec une certaine plénitude harmonieuse. Mais par-dessus tout, il avait à instaurer et à établir les caractéristiques des choses dont dépendent l'idée sociale et sa stabilité: vérité et honneur, sens du Dharma, esprit civique et sens de l'ordre. Aux premiers, à la vérité et à l'honneur, bien plus qu'à son amour filial et à son obéissance à son père (mais à cela aussi), il a sacrifié ses droits personnels d'élu du Roi et de l'assemblée, et quatorze des plus belles années de sa vie, pour s'exiler dans la forêt. À cet esprit civique et à son sens de l'ordre public (la vertu civique suprême, la plus grande aux yeux des Indiens, des Grecs et des Romains de l'antiquité, car à l'époque le maintien d'une communauté ordonnée, non le développement et la satisfaction de l'individu isolé, était le besoin urgent de l'évolution humaine), il sacrifia son propre bonheur et sa vie de famille, et le bonheur de Sitâ. En cela, il était en accord avec le sens moral de tous les peuples antiques, bien qu'il ait été en désaccord avec la moralité ultérieure sentimentale, romantique et individualiste de l'homme moderne qui peut se permettre cette morale moins sévère justement parce que les Anciens ont sacrifié l'individu afin que le monde soit suffisamment en sécurité pour que l'esprit de l'ordre social soit établi. Enfin Râma avait à rendre le monde suffisamment sûr pour que l'idéal de l'être humain sattwique puisse s'établir, en détruisant la souveraineté de Râvana, le menace du Râkshasa. Tout cela, il l'a fait avec un tel souffle divin dans sa personnalité et dans son action que sa personne a marqué de son sceau pendant plus de deux millénaires la mentalité de la culture indienne; ce qu'il représentait a dominé la raison et le mental idéaliste de l'homme dans tous les pays et, en dépit de la constante révolte du vital humain, continuera vraisemblablement à le faire jusqu'à ce que s'élève un plus grand idéal. Et vous dites, en dépit de tout cela, qu'il n'était pas un Avatar? Si vous voulez; mais quoi qu'il en soit, il figure parmi le petit nombre des plus grandes Vibhoûti. Vous pouvez le détrôner maintenant, car l'homme ne se satisfait plus de l'idéal sattwique et est à la recherche de quelque chose de plus — mais son œuvre et sa signification marquent toujours de leur empreinte le passé de l'espèce terrestre qui évolue. Quand j'ai parlé du vide que laisserait son absence, je ne parlais pas d'un vide parmi les prophètes et les intellectuels, mais d'un vide dans le plan de la succession des Avatar: il y avait quelqu'un qui était l'Avatar de l'Humain sattwique, comme Krishna était l'Avatar du Surhomme surmental; je ne vois nul autre que Râma pour tenir cette place. Les maîtres et les prophètes spirituels (comme aussi les intellectuels, les hommes de science, les artistes, les poètes, etc.) sont, à leur plus haut sommet, des Vibhoûti, mais ils ne sont pas des Avatar. Car à ce compte-là, tous les fondateurs de religions seraient des Avatar — le Joseph Smith (je crois que c'est ainsi qu'il s'appelle) des Mormons, St. François d'Assise, Calvin, Ignace de Loyola et une multitude d'autres — tout autant que le Christ, Chaïtanya ou Râmakrishna;
La foi, les miracles, Bijoy Goswami, j'en parlerai à une autre occasion. Je tenais à ajouter cela au sujet de Râma — ce n'est encore qu'une indication, ce n'est pas ce que je voulais écrire sur le principe général de l'Avatar.
Ce n'est pas non plus, ajouterai-je, une défense complète ou suprême de Râma. Pour cela, il aurait fallu que je parle de la signification de l'histoire du Râmâyana, que j'évalue la présentation, par Vâlmîki, des principaux personnages (aucun d'eux n'est un exemple scolaire, hommes et femmes sont de grandes personnalités, avec les défauts et les mérites de la nature humaine, comme sont tous les hommes, même les plus grands); il aurait fallu aussi que je montre comment la Divinité, qui était derrière la personnalité instrumentale de surface que nous appelons Râma, a exploité chaque incident de sa vie pour en faire une étape nécessaire de ce qui devait être accompli. Dans ma précédente lettre inachevée, j'avais répondu à votre remarque sur les pleurs de Râma. Vous plaquez l'idéal nordique, plus dur et plus froid, sur le tempérament méridional qui considérait l'expression des émotions, et non la retenue, comme une vertu. Témoin les pleurs et les lamentations d'Achille, d'Ulysse et d'autres grands héros, persans et indiens — ceux-ci particulièrement comme amants.
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Pourquoi Râma n'aurait-il pas eu kāma (le désir) autant que prema (l'amour)? Les deux étaient censés aller de pair entre mari et femme, dans l'Inde ancienne. Les exploits de Râma pendant le viraha de Sitâ sont dus à l'idée poétique de Vâlmîki — qui était aussi celle de Kâlidâsa et de tout le monde à cette époque reculée — sur la conduite que devait tenir un amant accompli dans une telle impasse. Quant à savoir si le vrai Râma s'est donné tout ce mal, c'est une autre affaire.
Pourquoi l'Avatar ne serait-il pas inconscient? Les Vishnouïtes considèrent Chaïtanya comme un Avatar, et pourtant Chaïtanya n'était pas conscient de la Divinité à l'arrière-plan, sauf dans les rares moments où la Divinité venait au premier plan et le possédait. Le Christ disait: "Mon Père et moi sommes un", et pourtant il parlait et agissait toujours comme s'il y avait une différence. Dans la première période de sa vie, Râmakrishna cherchait le Divin, il ne s'est pas perçu tout d'abord comme identifié à lui. Tous deux sont des Avatar reconnus comme tels par les religions; ils devraient donc être plus conscients qu'un homme d'action comme Râma. Et à supposer que la conscience soit complète et permanente, pourquoi l'Avatar se proclamerait-il comme tel, sauf en de rares occasions, à un Ardjouna ou à quelques bhakta ou disciples? C'est aux autres qu'il appartient de découvrir ce qu'il est; bien qu'il ne le nie pas quand d'autres parlent de lui comme de Cela, il n'est pas toujours en train de le dire et peut-être même ne le dira-t-il jamais, ou seulement à certains moments, comme dans la Guîtâ: "Je suis Lui."
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Pas le temps ce soir de répondre complètement à vos remarques réitérées sur Râma. Vous êtes intrigué seulement parce que vous vous en tenez à la norme moderne, à l'étalon moderne de perfection morale et spirituelle (introduit par Seely et Bankim) pour jauger l'Avatar — alors que je pars d'un point de vue complètement différent et que je refuse résolument ces normes humaines. Les anciens Avatar, sauf Bouddha, n'étaient ni des modèles de perfection, ni des maîtres spirituels, en dépit de la Guîtâ qui, au dire de Krishna, fut énoncée dans un état de conscience supranormal qui disparut immédiatement après. Ils étaient, si je puis dire, des hommes cosmiques représentatifs qui servaient d'instruments à une Intervention divine pour fixer certaines choses dans l'évolution de l'espèce terrestre. Je m'en tiens là et je refuse de me soumettre, dans cette querelle, à toute autre norme quelle qu'elle soit.
Je n'ai pas admis que Râma ait été un Avatar aveugle, mais vous ai proposé une alternative dont le second terme représente mon véritable point de vue, fondé sur l'impression que m'a fait le Râmayana: Râma savait très bien, mais refusait d'en parler; il avait non pas à révéler le Divin, mais à fixer l'homme mental, moral et émotif (non à le créer, car cet homme était déjà là) sur terre, par opposition aux forces de l'Animalité et du Râkshasa. Mon argument tiré de Chaïtanya (qui était la plupart du temps, pour sa propre conscience extérieure, d'abord un pandit et ensuite un bhakta, mais seulement par intermittence le Divin lui-même) est parfaitement rationnel et logique, si vous suivez mon raisonnement et n'exigez pas que l'Avatar ait une conscience élevée, spécifiquement spirituelle. Je préciserai ce que je veux dire dans le prochain paragraphe.
Par homme sattwique je n'entends pas quelqu'un qui est moral ou toujours maître de soi, mais un homme à prédominance mentale (par opposition à un homme vital ou purement physique) qui a des émotions et des passions radjasiques, mais vit principalement selon son mental, selon la volonté de son mental et ses conceptions. Il n'existe pas, je suppose, d'homme purement sattwique, puisque les trois gouna vont toujours ensemble dans un état d'équilibre instable, mais ce que j'ai décrit est un homme à prédominance sattwique. Voilà mon impression de Râma, tel qu'il est décrit par Vâlmîki; elle est toute différente de la vôtre. Je crains que l'image que vous en faites ne soit brouillée: vous effacez les traits principaux des personnages, vous amoindrissez et vous estompez toutes les lumières auxquelles Vâlmîki donnait tant de valeur et d'importance, et vous ressassez toujours quelques détails et quelques ombres dont vous composez la plus grande partie de Râma. C'est ce que font les détracteurs — mais une personnalité rabaissée n'est pas la personnalité véritable.
Soit dit en passant, un homme sattwique peut avoir une forte passion et une forte colère — et quand il donne libre cours à celle-ci l'individu vicieux normalement ne sait plus où il en est. J'en veux pour preuve les explosions de colère du Christ, l'indignation de Chaïtanya, et le témoignage général apporté par l'expérience et la psychologie sur ce point.
Le trait de caractère de Râma que vous présentez comme appartenant à un homme peu développé, à savoir son action spontanée et décisive, conforme à la volonté et à l'idée qui lui vient, est caractéristique de l'homme cosmique et de beaucoup de Vibhoûti, hommes d'action du type vaste et léonin auquel appartiennent César et Napoléon.
Quand je disais: "Pourquoi un Avatar ne serait-il pas inconscient?", je reprenais votre assertion (qui n'est pas mienne) selon laquelle Râma était inconscient, et comment peut-il y avoir un Avatar inconscient? Mon opinion est que Râma n'était pas aveugle, n'était pas inconscient de sa qualité d'Avatar, seulement il ne voulait pas en parler. Mais j'ai dit que même en considérant votre affirmation comme exacte, l'objection n'est pas insurmontable. J'ai donné en exemple le cas de Chaïtanya et des autres, parce que là, il est difficile de récuser les faits. Chaïtanya, pendant la première partie de sa vie, était simplement Nimaï Pandit2 et n'avait pas conscience d'être autre chose. Puis il se convertit et devint le bhakta Chaïtanya. Ce bhakta, par moments, semblait être possédé par la présence de Krishna, se connaissait lui-même comme Krishna, parlait, bougeait, et apparaissait avec la lumière de la Divinité; personne autour de lui ne pouvait penser à lui ni le voir autrement, quand il était dans cet état de gloire et de transfiguration. Mais de là, il retombait dans la conscience ordinaire du bhakta et, à ce que j'ai lu dans sa biographie, refusait alors de se considérer comme quelque chose de plus. Tels sont, je pense, les faits. Eh bien, que signifient-ils? Était-il seulement, tout d'abord, Nïmai Pandit? Il est tout à fait concevable qu'il l'ait été et que la descente de la Divinité en lui n'ait eu lieu qu'après sa conversion et son changement spirituel. Mais ensuite, quand il était dans sa conscience normale de bhakta, cessait-il alors d'être un Avatar? Était-il un Avatar intermittent? Krishna descendant en Chaïtanya pour lui rendre visite à une certaine heure de l'après-midi et remontant ensuite jusqu'au moment de la visite suivante? J'ai du mal à croire à ce phénomène. L'explication rationnelle est que dans le phénomène de l'Avatar, il y a une conscience à l'arrière-plan, d'abord voilée, ou parfois peut-être à demi-voilée, qui est celle de la Divinité, et une conscience de surface, humaine ou apparemment humaine, ou du moins ayant toute l'apparence du caractère terrestre, qui est la personnalité instrumentale. Dans ce cas, il est possible que la Conscience secrète ait tout le temps été là, mais ait attendu, pour se manifester, que la conversion soit effectuée; et elle se manifestait par intermittence parce que le travail principal de Chaïtanya était d'établir le type d'une bhakti et d'un amour spirituels et psychiques dans la partie vitale-émotive de l'homme, préparant de cette manière notre vital à se tourner vers le Divin — en tout cas, de fixer cette possibilité dans la nature terrestre. Non pas que ce type émotionnel de bhakti n'ait pas existé auparavant; mais sa plénitude, l'élan,3 le ravissement du vital ne s'y étaient jamais manifestés comme ils se sont manifestés en Chaïtanya. Mais pour ce travail, il n'aurait pas été bon qu'il soit toujours dans la conscience de Krishna; il aurait été le Seigneur à qui tous donnent la bhakti, non l'exemple suprême du bhakta extatique et divin. Néanmoins cette manifestation intermittente montrait qui il était, et en même temps mettait en évidence la loi mystique de l'Immanence.
Voilà4 pour Chaïtanya. Mais si Chaïtanya, conscience de surface, personnalité instrumentale, était tout le temps l'Avatar, et pourtant, sauf dans ses moments suprêmes, en était inconscient et même le niait, cela établirait, en poussant un peu plus loin, la possibilité de ce que vous appelez un Avatar inconscient, c'est-à-dire d'un Avatar en qui la conscience voilée pourrait ne pas venir au premier plan, mais gouvernerait constamment la personnalité instrumentale depuis l'arrière-plan. La conscience de surface pourrait percevoir dans les parties intérieures de son être qu'elle est seulement un instrument de quelque chose de Divin, son vrai Moi, mais extérieurement elle penserait, parlerait et agirait comme si elle n'était que l'être humain exécutant un travail donné avec une puissance et une splendeur particulières. Qu'un tel Avatar ait existé ou non est une autre affaire, mais logiquement c'est possible.
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La question était de savoir si certaines perfections ne doivent pas être exigées de la Manifestation divine, perfections qui me semblaient sans aucun rapport avec la réalité de cette manifestation. J'ai avancé deux propositions qui me paraissent indispensables, à moins que nous ne bouleversions toute la connaissance spirituelle pour la plier aux conceptions européennes: d'abord, la Manifestation divine, même si elle se manifeste par des voies mentales et humaines, a derrière elle une conscience plus grande que le mental et n'est pas liée aux conventions mentales et morales étriquées de cette espèce humaine très ignorante — de sorte qu'imposer ces normes au Divin, c'est vouloir faire quelque chose d'irrationnel et d'impossible. Ensuite, cette Conscience divine derrière l'apparence de la personnalité ne se préoccupe fondamentalement que de deux choses: la vérité au-dessus, et ici-bas la Lîlâ et l'objectif de l'incarnation ou de la manifestation, et elle fait ce qu'il faut pour cela d'une manière qui, selon la vision de sa conscience plus grande que la conscience humaine, est nécessaire et conforme à l'intention. Mais je ne comprends pas comment tout cela peut m'empêcher de répondre à des questions mentales. Ce que je fais en est la preuve: si c'est nécessaire au plan divin, il faut que ce soit fait. Sri Râmakrishna lui-même, je crois, a répondu à des milliers de questions. Mais les réponses doivent être, comme celles qu'il a données et comme celles que j'essaie de donner, des réponses provenant d'une expérience spirituelle supérieure, d'une source plus profonde de connaissance, non des élucubrations de l'intellect logique s'efforçant de coordonner son ignorance. Moins encore est-il possible de faire comparaître une vérité divine devant les jugements de l'intellect, pour qu'elle soit condamnée ou acquittée par cette autorité — car cette autorité-ci n'a ni une juridiction assez étendue, ni une compétence suffisante.
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Qu'entendez-vous par désir? Les Avatar peuvent se marier, avoir des enfants, et c'est impossible sans le sexe; ils peuvent avoir des amitiés, des inimitiés, des sentiments familiaux, etc., qui sont des choses vitales. Vous avez, je pense, l'impression qu'un Avatar doit être un saint ou un yogi.
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Dans le yoga, nous ne nous efforçons pas d'atteindre la grandeur. Il ne s'agit pas des disciples de Sri Krishna, mais de la conscience terrestre. Râma était un homme mental, il n'y a aucune trace (directe) de la conscience surmentale dans tout ce qu'il a fait ou dit, et pourtant dans ses actes il avait la grandeur de l'Avatar. Mais depuis, des hommes ont vécu en contact avec les plans au-dessus du mental — mental supérieur, mental illuminé, intuition. Il n'y a pas lieu de se demander s'ils étaient "plus grands" que Râma; ils peuvent avoir été moins "grands", mais ils ont été capables de vivre sur un nouveau plan de conscience. Et le fait que Krishna ait ouvert le surmental a certainement rendu possible la tentative d'amener le supramental sur la terre.
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Une remarque à propos de plus grand ou moins grand. Le capitaine John Higgins du paquebot Mauritania est-il plus grand que Christophe Colomb parce qu'il peut rallier l'Amérique sans problème en quelques jours? Un diplômé d'université en philosophie est-il plus grand que Platon parce qu'il peut raisonner sur des problèmes et des systèmes qui n'avaient jamais effleuré l'esprit de Platon? Non; seulement l'humanité a acquis un plus grand pouvoir scientifique, que n'importe quel bon navigateur peut utiliser, ou une connaissance intellectuelle plus vaste, que tous ceux qui ont une formation philosophique peuvent utiliser. Mais, direz-vous, un pouvoir scientifique plus grand ou une connaissance plus vaste n'est pas un changement de conscience. D'accord, mais il y a Râma et Râmakrishna. Râma parlait toujours à partir de l'intelligence pensante, propriété commune aux hommes évolués; Râmakrishna toujours à partir d'une intuition spirituelle rapide et lumineuse. Pouvez-vous me dire lequel des deux est le plus grand? L'Avatar reconnu par l'Inde entière? ou le saint, le yogi reconnu comme Avatar par ses seuls disciples et quelques autres qui les suivent?
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Il [Bouddha] avait un vital plus puissant que celui de Râmakrishna, une volonté prodigieuse et un mental pensant invincible. S'il avait mené une vie ordinaire, il aurait été un grand organisateur, un grand conquérant et un grand créateur. Quand un homme s'élève à un plan supérieur de conscience, il ne s'ensuit pas nécessairement qu'il sera un plus grand homme d'action ou un plus grand créateur. On peut s'élever à des plans spirituels d'inspiration auxquels Shakespeare n'aurait jamais rêvé, et pourtant ne pas être un créateur poétique aussi grand que Shakespeare. La "grandeur" ne constitue pas plus l'objet de la réalisation spirituelle que la renommée ou la réussite dans le monde — comment ces. choses seraient-elles la mesure de la réalisation spirituelle?
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La réponse à cette question dépend de la valeur que nous attachons à l'expérience spirituelle et aux données des plans de conscience autres que le plan physique, ainsi qu'à la nature des relations entre la conscience cosmique et la conscience individuelle et collective de l'homme. Du point de vue de la Vérité spirituelle et occulte, ce qui prend forme dans la conscience de l'homme est un reflet et une sorte particulière de formation, dans un milieu difficile, de choses bien plus grandes par leur lumière, leur pouvoir et leur beauté, ou par leur force et leur portée, qui sont venues à cette conscience humaine depuis la conscience cosmique dont l'homme est une partie limitée et, au stade actuel de son évolution, encore ignorante. Toute cette explication concernant le génie de la race, une conscience de la nation qui crée les Dieux et leurs formes, est une vérité très partielle, assez superficielle et en elle-même trompeuse. Le mental de l'homme n'est pas un créateur absolu, c'est un intermédiaire; pour commencer à créer, il doit recevoir une "inspiration" de départ, une communication ou une suggestion venant de la conscience cosmique, et de cela il fait ce qu'il peut. Dieu existe, mais les conceptions humaines de Dieu sont des reflets, dans la mentalité de l'homme, tantôt du Divin, tantôt d'autres Êtres et Pouvoirs, et ces reflets sont ce que la mentalité humaine peut faire des suggestions qui lui viennent et qui sont généralement très partielles et imparfaites tant qu'elles sont encore mentales, tant que l'homme n'est pas parvenu à une connaissance plus haute et plus vraie, à une connaissance spirituelle ou mystique. Les Dieux existent déjà, ils ne sont pas créés par l'homme, bien qu'il semble les concevoir à son image; fondamentalement, il formule de son mieux toute vérité les concernant qu'il reçoit de la Réalité cosmique. Un artiste ou un bhakta peut avoir une vision des Dieux, et cette vision peut se stabiliser et se généraliser dans la conscience de l'espèce humaine; dans ce sens, il est peut-être vrai que l'homme donne leurs formes aux Dieux; mais il n'invente pas ces formes, il note ce qu'il voit; les formes qu'il donne sont celles qui lui sont données. Dans la forme "traditionnelle" de Krishna, les hommes ont incarné ce qu'ils ont pu voir de son éternelle beauté, et ce qu'ils ont vu peut être aussi vrai que beau, transmet quelque chose de la forme, mais il est à peu près certain que s'il y a une forme éternelle de cette éternelle beauté, elle est mille fois plus belle que ce que l'homme a jusqu'à présent été capable d'en voir. Notre Mère l'Inde n'est pas un lopin de terre; elle est un Pouvoir, une Divinité, car toutes les nations ont de même une Dévi qui soutient leur existence distincte et les maintient en vie. Ces êtres sont aussi réels, et d'une réalité plus permanente, que les hommes qu'ils influencent, mais ils appartiennent à un plan plus élevé, font partie de la conscience et de l'être cosmiques, et agissent ici sur terre en modelant la conscience humaine sur laquelle ils exercent leur influence. Il est naturel que l'homme, qui ne voit travailler que sa propre conscience individuelle, nationale ou ethnique, qui ne voit pas ce qui travaille sur elle et la modèle, pense que tout est créé par lui et qu'il n'y a pas, à l'arrière-plan, quelque chose de cosmique et de plus grand. La conscience de Krishna est une réalité, mais s'il n'y avait pas de Krishna, il ne pourrait pas y avoir de conscience de Krishna: sauf dans les abstractions métaphysiques arbitraires, il ne peut pas y avoir de conscience sans un Être qui soit conscient. C'est la personne qui donne valeur et réalité à la personnalité, elle s'exprime en elle et n'est pas constituée par elle. Krishna est un être, une personne, et c'est en tant que Personne Divine que nous le rencontrons, entendons sa voix, parlons avec lui et sentons sa présence. Parler de la conscience de Krishna comme de quelque chose qui est distinct de Krishna est une erreur du mental, qui est toujours en train de séparer l'inséparable et tend aussi à considérer l'impersonnel, parce qu'il est abstrait, comme plus grand, plus réel et plus durable que la personne. De telles divisions peuvent être utiles au mental dans ses objectifs, mais ce n'est pas la vérité réelle; dans la vérité réelle, l'être ou la personne et son impersonnalité ou son état d'être sont une seule et unique réalité.
L'historicité de Krishna est d'une importance spirituelle moindre et n'est pas essentielle; elle a pourtant une valeur considérable. Il me semble raisonnablement hors de doute que l'homme Krishna n'a pas été une légende ou une invention poétique, mais a existé réellement sur terre et a joué un rôle dans le passé de l'Inde. Deux faits ressortent clairement: il était considéré comme un personnage spirituel important dont l'illumination spirituelle fut consignée dans l'une des Oupanishad, et il était traditionnellement considéré comme un homme divin qui fut vénéré après sa mort comme une divinité; cela, mise à part l'histoire racontée par le Mahâbhârata et les Pourâna. Il n'y a aucune raison de supposer que le fait que son nom ait été lié au développement de la religion du Bhagavadguita, courant important dans le fleuve de la spiritualité indienne, soit fondé sur une simple légende ou une simple invention poétique. Le Mahâbhârata est un poème et non un ouvrage historique, mais c'est clairement un poème fondé sur un grand événement historique, conservé dans la mémoire traditionnelle; quelques-uns des personnages qui gravitent autour — Dhritarashtra, Parikshit, par exemple — ont certainement existé, et l'histoire du rôle joué par Krishna comme chef, guerrier et homme d'état peut être admise comme probable en elle-même, et paraît fondée sur une tradition historiquement valable; elle n'a pas l'allure d'un mythe ou d'une pure invention poétique. C'est tout ce que l'on peut affirmer, du point de vue de la raison théorique, au sujet de la personne historique de l'homme Krishna; mais à mon avis, celle-ci contient bien davantage, et j'ai toujours considéré son incarnation comme un fait et admis l'historicité de Krishna comme j'admets l'historicité du Christ.
L'histoire de Brindâvan est une autre affaire; elle ne fait pas partie du récit principal du Mahâbhârata et a une origine pourânique: on pourrait soutenir qu'elle était tout au long destinée à avoir un caractère symbolique. À une certaine époque, j'acceptais cette explication, mais j'ai dû l'abandonner ensuite: rien dans les Pourâna ne laisse supposer une telle intention. Il me semble qu'elle est racontée comme une histoire qui a réellement eu lieu ou a lieu quelque part. Les Gopî sont, pour les Pourâna, des réalités et non des symboles. C'était, pour eux, au moins une vérité occulte, et occulte et symbolique ne signifient pas la même chose; le symbole peut n'être qu'une construction mentale chargée de sens ou une simple invention fantaisiste, mais l'occulte est une réalité qui existe quelque part, derrière la scène matérielle pour ainsi dire, et qui peut avoir sa vérité pour la vie terrestre, et son influence sur elle peut même y prendre corps. La Lîlâ des Gopî semble conçue comme quelque chose qui se perpétue dans un divin Gokoul, qui s'est projeté dans un Brindâvan terrestre, qui peut toujours être réalisé et dont la signification peut se concrétiser dans l'âme. Il faut présumer que les rédacteurs des Pourâna ont considéré que Brindâvan avait été projeté réellement sur terre durant la vie de Krishna incarné, et c'est ainsi qu'il a été reçu par le mental religieux de l'Inde.
Ces questions et les spéculations qu'elles ont soulevées ne sont pas inévitablement liées à la vie spirituelle. Là, ce qui importe est le contact avec Krishna et la croissance vers la conscience de Krishna, la présence, la relation spirituelle, l'union dans l'âme, et en attendant que cela soit atteint, l'aspiration, la croissance en bhakti, et toute illumination que l'on peut recevoir en chemin. Pour qui a eu cela, pour celui qui a vécu dans la présence, entendu la voix, connu Krishna comme l'Ami ou comme l'Amant, comme le Guide, l'Instructeur, le Maître, ou plus encore dont toute la conscience a été changée par son contact, ou qui a senti la présence en lui, toute question de ce genre n'a qu'un intérêt extérieur et superficiel. De même aussi, pour qui a été en contact avec le Brindâvan intérieur et la Lîlâ des Gopî, s'est consacré et a subi l'enchantement de la joie et de la beauté, ou même s'est seulement retourné au son de la flûte, le reste importe peu. Mais d'un autre point de vue, si l'on peut admettre la réalité historique de cette incarnation, le grand avantage spirituel est que l'on trouve un point d'appui, qui permet une réalisation plus concrète, dans la conviction qu'une fois au moins le Divin a visiblement touché la terre, a rendu possible la complète manifestation, a permis à la supranature divine de descendre dans cette nature terrestre en évolution mais encore très imparfaite.
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Évidemment, le point de vue de X sur la canalisation du Niagara est aussi le mien. Mais pour le mental humain, il est difficile de passer la frontière entre mental et spirituel sans se précipiter ou se pousser avec violence sur une voie unique, et cette voie doit être celle d'une expérience pure dans laquelle, spécialement s'il s'agit de la Bhakti, on est facilement englouti par les rapides (Chaïtanya n'a-t-il pas finalement disparu dans les eaux?) sans aller plus loin. La première chose à faire est de forcer l'entrée de la conscience spirituelle dans n'importe laquelle de ses parties, n'importe comment et n'importe où; ensuite on peut explorer le pays, et à cette exploration il ne peut guère y avoir de limite; on va toujours de plus en plus haut, on devient de plus en plus vaste, mais la première plongée complète apporte une certaine extase intense qui est extraordinairement saisissante. Ce n'est pas seulement le ravissement du Bhakta, c'est aussi la plongée du Jnânî dans le Brahma-Nirvana ou le Brahmânanda ou la libération dans l'éternité immobile du Moi qui a ce caractère saisissant et absorbant — à première vue, il ne semble pas que l'on soit capable, que l'on ait envie ou besoin d'aller au-delà vers quoi que ce soit d'autre. Rien ne peut être reproché au Sannyâsî perdu dans sa laya, ni au Bhakta perdu dans son extase; ils restent là probablement parce qu'ils sont bâtis pour cela et ne peuvent pas sauter plus loin. Mais tout de même, il m'a toujours semblé que c'était une étape et non la fin; je souscris pleinement à la canalisation du Niagara.
L'adhikâra est évidemment affaire de psychologie, d'âme et de nature. Cela n'a rien à voir avec les normes extérieures ou artificielles.
Venons-en maintenant à l'Avatar et aux symboles. L'importance attribuée par les modernes à la réalité biographique et historique, c'est-à-dire extérieure, de l'Avatar, aux incidents de sa vie extérieure, contient, me semble-t-il, une erreur capitale. L'important, c'est la Réalité spirituelle, le Pouvoir, l'Influence qui l'accompagnent ou qu'il fait descendre par son action et son existence. Tout d'abord, l'important, dans la vie d'un homme spirituel, n'est pas ce qu'il a fait ou ce qu'il était extérieurement aux yeux des hommes de son temps (n'est-ce pas à cela que se ramène l'historicité ou la biographie?), mais ce qu'il a été et a fait intérieurement; c'est uniquement cela qui donne une valeur quelconque à sa vie extérieure. C'est la vie intérieure qui donne à la vie extérieure tout le pouvoir qu'elle peut contenir, et la vie intérieure d'un homme spirituel est quelque chose de vaste, de plein et, du moins chez les grandes personnalités, de si peuplé, de si foisonnant de détails significatifs qu'aucun biographe ou historien ne pourrait espérer en saisir ni en raconter la totalité. Ce qui est significatif dans sa vie extérieure ne l'est que parce que c'est symbolique de ce qui a été réalisé en lui; on peut aller plus loin et dire que la vie intérieure aussi n'a de signification qu'en tant qu'expression, représentation vivante du mouvement de la Divinité derrière elle. C'est pourquoi nous n'avons pas à rechercher si les histoires de Krishna étaient des transcriptions, si libres soient-elles, de ses actes sur la terre, ou sont des représentations symboliques de ce que Krishna était et est pour les hommes, de la Divinité s'exprimant dans la personnalité de Krishna. La renonciation de Bouddha, sa tentation par Mâra, son illumination sous l'arbre Bo sont ainsi des Symboles, de même que la naissance virginale, la tentation dans le désert, la crucifixion du Christ, sont des symboles vrais par leur signification, même s'ils ne sont pas des événements historiques scrupuleusement consignés. Tels qu'ils sont rapportés, les faits extérieurs de la vie du Christ ou de Bouddha ne sont pas beaucoup plus que ce qui est arrivé dans bien d'autres vies; pourquoi Bouddha et le Christ tiennent-ils une place considérable dans le monde spirituel? C'est parce que quelque chose s'est manifesté à travers eux, quelque chose de plus qu'un événement extérieur ou qu'un enseignement. Les documents historiques vérifiables nous renseignent très peu là-dessus; et pourtant c'est cela seul qui importe. Il me semble donc que X a fondamentalement raison dans ce qu'il dit des symboles. Pour le mental physique, les paroles, les faits, les actes d'un homme sont seuls importants; pour le mental intérieur, ce sont les événements spirituels en cet homme qui importent. Même les enseignements de Bouddha et du Christ sont spirituellement vrais, non en tant qu'enseignements purement mentaux, mais comme l'expression d'états ou d'événements spirituels en eux que leur vie sur terre a rendus possibles (ou même dynamiquement latents) chez les autres. Par ailleurs, les murs du sectarisme sont évidemment une erreur, une excroissance, une limitation mentale de la Vérité qui peut avoir une utilité mentale, non une utilité spirituelle. L'Avatar, le Gourou n'ont aucun sens s'ils ne représentent pas l'Éternel; c'est cela qui fait d'eux ce qu'ils sont pour le fidèle ou le disciple.
C'est aussi un fait que nul ne peut vous donner une réalisation spirituelle qui ne vienne de quelque chose qui se trouve dans votre propre Moi: c'est toujours le Divin qui se révèle, et le Divin est en vous; aussi Celui qui se révèle doit-il être senti dans votre propre cœur. Votre question, ici, suggère simplement qu'il s'agit d'une vérité qui peut être mal interprétée ou mal utilisée, mais il en est de même de toute vérité spirituelle mal saisie — et le mental humain a une grande propension à prendre la Vérité par le mauvais bout pour arriver au mensonge. Ces vérités ont toutes, en fin de compte, été exposées mentalement et sont à la merci de tout mental qui les interprète. Dans chacun de ces exposés, il y a un écueil créé non par la Vérité qu'il exprime, mais par l'interprétation du mental. L'écueil (ce que vous appelez la faute) réside, non dans l'énoncé lui-même qui est tout à fait correct, mais dans le sens détourné dans lequel il peut être pris par un mental ignorant ou imbu de lui-même et épris de son ego. Nombreux sont ceux qui ont proposé l'évangile de leur "propre moi" sans prendre la peine de voir si c'est le vrai Moi, ont opposé l'ignorance de leur "propre moi" — en fait, de leur ego — à la connaissance du Gourou ou ont fait de leur ego, ou de quelque chose qui le flattait ou le nourrissait, l'Ishta Dévatâ. L'écueil, dans le culte du Gourou ou de l'Avatar, est un parti pris sectaire qui met en relief le Représentant ou la Manifestation, mais perd de vue le Manifesté; l'écueil inverse consiste à ignorer la nécessité du Représentant ou de la Manifestation, à en déprécier la valeur et à lui substituer, comme guide et lumière, non le vrai Moi en tous, mais son "propre moi". Combien l'ont fait et se sont égarés, tirés par l'ego magnifié qui est l'un des grands périls sur le chemin! Cela, cependant, ne diminue en rien la vérité de ce que dit X — seulement en regardant les nombreuses facettes de la vérité, on doit mettre chaque chose à sa place dans l'harmonie du Tout qui est pour nous l'expression du Suprême.
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Ce que dit X — le point central — est très exact, comme toujours; c'est l'attitude de tous ceux qui ont quelque notion de la spiritualité, même si les esprits religieux semblent avoir des difficultés à y accéder. Mais bien que le Christ et Krishna soient identiques, ils sont identiques dans la différence — c'est en fait l'utilité d'avoir tant de manifestations au lieu d'une seule, comme le voudraient les missionnaires. Mais est-ce vraiment parce qu'on a trop fait du Christ historique la pierre angulaire de la Foi que le christianisme est en baisse? Il manque peut-être quelque chose à cette religion — peut-être même au fait religieux; car toutes les religions sont un peu souffreteuses ces temps-ci. On ressent le besoin d'élargir l'ouverture par où l'âme entre dans la Lumière, d'une ouverture à travers laquelle le mental et le cœur humain s'épanouissant pourraient à leur tour pénétrer.
1 Au sujet de ses nombreuses renaissances, Krishna dit, dans la Guîtâ: sambhavāmi yuge yuge.
2 À la naissance le garçon a reçu le nom Nimai. Pour 20 jours de la vie Chaïtanya a reçu le nom classique Bisvambhara, mais la mère préférait l'appeler Nimai. À cinq ans il était accepté à l'école Gangadasa Pandit et pour dix années était connu comme l'érudit, Nimai Pandit.
3 En français dans le texte.
4 En français dans le texte.