Mère
Entretiens
Le 17 septembre 1958
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«Aborder intellectuellement la connaissance la plus haute et en prendre possession par le mental, est une aide indispensable à cette orientation nouvelle de la Nature dans l’être humain. Généralement, à la surface, le principal instrument de pensée et d’action de l’homme est la raison, l’intellect qui observe, comprend et organise. Pour tout progrès intégral ou toute évolution intégrale de l’Esprit, il faut non seulement développer l’intuition, la vision et le sens intérieurs, la dévotion du coeur, une expérience vivante, profonde et directe des choses de l’Esprit, mais il faut aussi éclairer et satisfaire l’intellect, aider notre mental pensant et réfléchissant à comprendre, à se former une idée raisonnée et systématique du but, de la méthode et des principes de ce développement plus haut et de cette activité supérieure de notre nature, et de la vérité de tout ce qui se trouve derrière elle. La réalisation et l’expérience spirituelles, la connaissance intuitive et directe, la croissance de la conscience intérieure, la croissance de l’âme et d’une intime perception de l’âme, d’une vision, d’un sens de l’âme, sont en fait les vrais moyens de cette évolution; mais l’appui de la raison critique et réfléchie est aussi d’une grande importance. Si beaucoup peuvent s’en passer parce qu’ils ont un contact direct et vivant avec les réalités intérieures et qu’ils se satisfont de l’expérience et de la vision intérieure, cet appui n’en est pas moins indispensable dans le mouvement total de l’évolution. Si la vérité suprême est une Réalité spirituelle, alors l’intellect de l’homme a besoin de connaître la nature de cette vérité originelle, et le principe de ses relations avec le reste de l’existence, avec nous-mêmes et l’univers. Par lui-même, l’intellect n’est pas capable de nous mettre en rapport avec la Réalité spirituelle concrète, mais il peut venir en aide par une formulation mentale de la vérité de l’Esprit, formulation qui explique cette vérité au mental et qui peut même être utilisée dans une recherche plus directe; cette aide est d’une importance capitale.» (L’Évolution spirituelle, p. 66-67)
Douce Mère, ici Sri Aurobindo a écrit: «Aborder intellectuellement la connaissance la plus haute et en prendre possession par le mental...» Comment est-ce possible?
Tout ce qui nous arrive dans le monde spirituel, toujours, nous avons tendance à le traduire mentalement; on veut se l’expliquer à soi-même, en tirer des conséquences, changer l’expérience en une règle d’action, tirer un profit mental de ce qui s’est passé afin de transformer l’expérience en quelque chose d’utile pratiquement. C’est ce que Sri Aurobindo appelle prendre possession mentalement de l’expérience. On le fait pour ainsi dire automatiquement. Malheureusement, la meilleure partie de l’expérience échappe toujours; et même, si on veut la garder intacte, il faudrait rester dans l’état où l’expérience n’est pas mentalisée; mais si l’on vit dans le monde extérieur, c’est pratiquement impossible. C’est pour cela que ceux qui voulaient jouir de leur expérience spirituelle sans intervention du mental restaient dans des états de transe et évitaient soigneusement de redescendre au niveau de l’action. Mais si l’on veut transformer la vie, si l’on veut que l’expérience spirituelle ait un effet sur le mental, le vital et le corps, sur l’action de chaque jour, il est indispensable d’essayer de la traduire mentalement et d’accepter la diminution inévitable, jusqu’au moment où le mental lui-même sera transformé et capable de participer à l’expérience sans la déformer.
Ce que l’on veut faire est encore plus difficile puisque l’on veut que le vital aussi soit transformé et puisse participer à l’expérience sans la déformer, et finalement que le physique luimême, le corps, soit transformé par l’action spirituelle et qu’il ne soit plus un obstacle à l’expérience.
Cette transformation est justement le point le plus difficile à accepter pour la pensée ordinaire, parce que c’est presque la faculté qui doit être changée. Tous les fonctionnements doivent être changés pour que cette transformation soit possible, et l’on est habitué à identifier tellement l’activité et son fonctionnement que l’on se demande s’il est possible de penser autrement que de la manière dont on pense d’ordinaire.
Ce n’est possible que quand on a eu l’expérience d’un silence total dans la région mentale et que la force spirituelle, avec sa lumière et son pouvoir, descend à travers le mental et le fait agir directement sans qu’il suive sa méthode habituelle d’analyse, de déduction, de raisonnement. Il faut que toutes ces facultés, qui sont considérées comme les activités normales du mental, soient arrêtées et que tout de même la Lumière, la Connaissance et le Pouvoir spirituels puissent les transformer en une expression directe, qui ne passe pas par ces moyens pour s’exprimer.
Le mental, dans sa forme la plus extérieure, est un moyen d’action, un instrument d’organisation et d’exécution. Il met les notions en ordre les unes par rapport aux autres, en tire des conséquences pour l’action et donne l’impulsion à cette action. C’est ce pouvoir d’organisation et d’impulsion de l’action qui peut être produit directement par la force spirituelle, qui s’empare de la conscience mentale sans que ces procédés d’analyse, de déduction, de raisonnement, soient nécessaires. Dans l’intuition, les choses se passent déjà un peu de cette manière; mais l’intervention spirituelle est pour ainsi dire une super-intuition, une expression directe de la vision de l’expérience, de la connaissance par identité.
(silence)
Il y a beaucoup d’étapes dans cette transformation, et les premières sont comme des sortes d’imitations mentales du mouvement. Tout le processus d’analyse, de raisonnement, de déduction et de formulation des conséquences, se produit presque spontanément dans un arrière-plan mental et nous donne le résultat, qui nous apparaît comme une intuition mais qui est encore le résultat de tout ce travail qui s’est produit avec une grande rapidité et, comme je le dis, dans une sorte d’arrière-plan dont nous ne sommes pas tout à fait conscients, si bien que nous voyons le point de départ et le résultat sans suivre dans le détail toute la marche, tout le développement de l’activité mentale. Les gens qui ont un esprit très prompt et qui peuvent se saisir des choses avec une grande rapidité, dont l’activité mentale est extrêmement rapide, immédiate, ceux-là peuvent donner l’impression qu’ils ont de l’intuition, mais ce n’est qu’une forme extérieure et presque une imitation de l’intuition. L’intuition est déjà une vision directe, quelque chose qui se passe du raisonnement et de la déduction. C’est déjà l’expression d’une connaissance directe, par intuition.
Mais avant d’en arriver là, toutes les expériences que l’on a, ont besoin, pour atteindre la conscience extérieure, de passer par la méthode mentale ordinaire d’observation, d’analyse et de déduction; et alors... l’essence même de l’expérience s’évanouit, et il ne reste plus qu’une sorte d’écorce, très aride, qui a perdu tout son pouvoir de réalisation — presque, presque perdu.
Mais ceux qui ont une activité intellectuelle très dominante sont dans une nécessité presque absolue de s’emparer de toute chose, de toutes les expériences intérieures, et de commencer à les formuler. Si, en plus, ils ont un pouvoir d’expression, ils essayent de les formuler en des mots et des phrases; et quand on a vécu ces expériences, et que l’on s’aperçoit de cette ligne descendante, on voit à chaque étape la réalité profonde de l’expérience qui recule, qui s’en va dans un arrière-plan, au lieu d’être en face et de dominer tout l’être — ça recule lentement comme cela, (geste) et il ne reste plus au-dehors que quelque chose... qui est une sorte d’imitation sèche et froide. Elle peut s’exprimer dans des mots très enthousiastes, mais par rapport à ce qu’est la Chose elle-même, en elle-même, dans sa vérité profonde, c’est tellement racorni, amoindri... Toute la vraie joie, la vraie beauté, l’enthousiasme intérieur, cette chaleur merveilleuse de l’expérience, tout cela s’en va en arrière. On essaye de le retenir, mais ça vous échappe. Et ce pouvoir de formuler, on le paie très cher.
Mère, dans notre vie ici, qu’est-ce que nous entendons par «développement du mental»? Et quelle en est l’utilité?
Je crois que je vous ai expliqué cela déjà une fois. Je pense que je l’ai même expliqué en détail dans les articles sur l’éducation. C’est tout à fait comparable aux résultats de l’éducation physique pour le corps.
Nous avons des membres, et nous avons des muscles et nous avons des nerfs, enfin tout ce qui constitue notre corps; si nous ne leur donnons pas un développement spécial, une éducation spéciale, toutes ces choses font ce qu’elles peuvent pour exprimer le Pouvoir dans le corps, mais c’est une expression très maladroite et très incomplète. Il est incontestable qu’un corps physique qui a été éduqué selon les méthodes les plus complètes et les plus rationnelles de la culture physique, est capable de choses qu’il ne pourrait jamais faire autrement. Je crois que personne ne peut le contester. Eh bien, mentalement c’est la même chose. On a un instrument mental qui a beaucoup de possibilités, de facultés, mais ce sont des facultés et des possibilités latentes et qui ont besoin d’une éducation spéciale, d’un dressage spécial pour qu’elles puissent exprimer la Lumière. Il est certain que dans la vie ordinaire, c’est le cerveau qui est le siège de l’expression extérieure de la conscience mentale; eh bien, si ce cerveau n’est pas développé, s’il est fruste, il y a une quantité innombrable de choses qui ne peuvent pas s’exprimer, parce qu’elles n’ont pas l’instrument nécessaire pour s’exprimer. Ce serait comme un instrument de musique auquel il manquerait la plupart des notes, alors cela fait un à-peu-près, mais cela ne fait pas une chose exacte.
La culture mentale, l’éducation intellectuelle vous change la constitution du cerveau, l’augmente considérablement, et par conséquent l’expression peut être plus complète et plus exacte.
Ce n’est pas nécessaire si vous voulez échapper à la vie et aller dans les hauteurs inexprimées, mais c’est indispensable si vous voulez traduire extérieurement votre expérience.
Mère, tu disais que si l’on a trop développé ces facultés d’analyse, de déduction et tout cela, elles deviennent une entrave aux expériences spirituelles, non?
Si elles ne sont pas contrôlées, maîtrisées, oui. Mais pas nécessairement. Pas nécessairement. Cela rend peut-être le contrôle un petit peu plus difficile, parce que naturellement un être individualisé est plus difficile à maîtriser qu’un être fruste — avec l’individualisation plus complète, l’ego devient plus cristallisé, et aussi content de lui-même, n’est-ce pas... Mais en admettant que l’on ait surmonté cette difficulté, eh bien, le résultat, dans une individualité très développée est infiniment supérieur au résultat obtenu dans une nature fruste et non éduquée. Je ne dis pas que le procédé de transformation, ou plutôt de consécration, ne soit pas plus difficile, mais une fois qu’il est obtenu, le résultat est très supérieur.
On peut très bien comparer cela à des instruments de musique dont l’un aurait un certain nombre de notes, et l’autre dix fois plus. Eh bien, il est plus facile, peut-être, de jouer d’un instrument qui a quatre ou cinq notes, mais la musique que l’on peut faire avec un clavier complet est évidemment très supérieure!
On pourrait même comparer cela, encore plus qu’à un simple instrument, à un orchestre. Un être humain, une individualité humaine pleinement développée ressemble beaucoup à l’un de ces formidables orchestres qui contiennent des centaines et des centaines d’exécutants. Ils sont évidemment très difficiles à maîtriser et à conduire, mais le résultat peut être merveilleux.