Mère
Entretiens
Le 27 novembre 1957
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«On peut aussi contester que l’évolution soit susceptible d’aller plus loin qu’elle n’a été jusqu’à présent, ou qu’une évolution supramentale, l’apparition d’une parfaite Conscience-de-Vérité, d’un être de Connaissance, soit le moins du monde probable dans l’ignorance fondamentale de la Nature terrestre. [...] En admettant que la création soit une manifestation de l’Éternel hors du temps dans l’éternité du temps, en admettant qu’il y ait sept degrés de conscience et que l’inconscience matérielle ait été posée comme une base pour la ré-ascension de l’Esprit, en admettant que la réincarnation soit un fait, qu’elle fasse partie de l’ordre terrestre, il n’en reste pas moins qu’aucun de ces postulats, ni même tous à la fois, n’entraîne comme conséquence inévitable une évolution spirituelle de l’être individuel. Il est possible d’envisager autrement la signification spirituelle de l’existence terrestre et son processus intérieur. Si chaque chose créée est une forme de l’Existence Divine manifestée, chacune est divine en soi par la présence spirituelle qui est en elle, quels que soient son apparence, son aspect ou son caractère dans la Nature. Dans chaque forme de la manifestation, le Divin trouve la joie de l’existence et il n’y a en elle nul besoin de changement ou de progrès. Tout le déploiement ordonné ou toute la hiérarchie de possibilités réalisées dont puisse avoir besoin la nature de l’Être Infini, est déjà suffisamment fourni par la variation innombrable, la multitude fourmillante des formes, des types de conscience, des caractères que nous voyons partout autour de nous. Il n’y a pas de dessein téléologique dans la création et il ne peut pas y en avoir, car tout est là dans l’Infini: il n’est rien que le Divin ait à gagner, rien qu’il ne possède déjà. S’il y a une création et une manifestation, c’est pour la joie de la création, de la manifestation, et pour rien d’autre. Il n’y a donc nul besoin d’un mouvement évolutif qui doive atteindre un point culminant ou élaborer et réaliser quelque dessein, ou s’efforcer vers une perfection ultime.» (L’Évolution spirituelle, p. 4-5)
C’est un argument que Sri Aurobindo présente. Comme il l’a dit, c’est une des façons d’envisager le problème et de le résoudre, mais cela ne veut pas dire que ce soit son point de vue. Et c’est justement ce qu’il fait au cours du livre, tout le temps: présenter les différents arguments, les différents points du vue, les différentes conceptions, et une fois qu’il a posé tous ces problèmes devant nous, alors il vient et donne la solution. Et c’est pour cela que notre méthode de lecture a un inconvénient, parce que je vous lis un paragraphe et, si l’on s’arrête là, c’est comme s’il avait démontré son propre point de vue; et puis, si par hasard on ne se souvient pas très bien et que la fois suivante je lise un autre paragraphe où il va exposer un autre point de vue (quelquefois totalement différent, quelquefois même opposé) et que l’on s’arrête là, conclusion: ça aussi, c’est son point de vue. Alors, cela fait une contradiction. Et puis si l’on continue, cela fait deux ou trois contradictions! Je vous dis cela parce que j’ai entendu des personnes qui avaient une façon assez superficielle de lire, et peut-être aussi qui ne lisaient pas d’une façon assez continue (des gens qui se croyaient extrêmement intelligents et érudits), qui m’ont dit: «Mais Sri Aurobindo se répète tout le temps dans ce livre! Il nous redit la même chose presque à chaque paragraphe.» (Mère rit) Parce qu’il présente tous les points de vue, puis il donne le sien, la conclusion; puis une autre fois encore, il présente tous les points de vue, il donne tous les problèmes, et il finit par démontrer la vérité de ce qu’il veut nous enseigner — alors il «se répète»!
Enfin, il suffit naturellement de lire avec assez d’attention pour ne pas tomber dans ce piège. Il faut faire attention de ne pas conclure au milieu d’un sujet, de ne pas vous dire: «Tiens! Sri Aurobindo dit que c’est comme cela.» Il ne dit pas que c’est «comme cela», il vous dit qu’il y a des gens qui disent que c’est comme cela. Et il vous montre le problème, comment il est présenté par beaucoup de gens, et puis encore le même problème présenté par d’autres gens; et c’est seulement quand il est arrivé à nous expliquer tous les points de vue qu’il présente sa propre conclusion. Et ce qui est infiniment intéressant, c’est que sa conclusion est toujours une synthèse: tous les autres points de vue trouvent leur place, à condition qu’on les ajuste convenablement. Cela n’exclut rien, cela combine tout, et cela synthétise tous les points de vue.
Mais comme nous avons une leçon toutes les trois semaines, on a le temps (riant) d’oublier tout ce que l’on avait lu avant! Je ne sais pas si vous vous souvenez du problème posé?... Non?
Y a-t-il, ou n’y a-t-il pas une évolution individuelle?... Il y a une évolution universelle (Sri Aurobindo l’a démontré), mais dans cette évolution universelle, y a-t-il ou n’y a-t-il pas une évolution individuelle?... Maintenant, il nous a présenté une théorie (qui se tient debout tout à fait, qui est tout à fait logique, n’est-ce pas), mais dans laquelle il n’est pas du tout nécessaire de postuler une évolution individuelle. Toute la combinaison universelle est logique, peut se démontrer logiquement, sans introduire la nécessité d’une évolution individuelle.
Mais si nous continuons avec patience, dans quelque temps il va nous prouver pourquoi, et comment, cette notion d’évolution individuelle doit s’introduire dans le système d’explication que l’on va adopter. Mais ce que je voudrais savoir, c’est si ce problème a une réalité pour vous ou non. Si cela correspond à quelque chose que vous comprenez ou non. Si vous avez suivi qu’il est possible de concevoir un univers en progression, en évolution, sans que l’individu soit nécessairement en évolution individuellement...
Il faudrait que je vous pose des questions pour vous demander si vous comprenez d’abord la différence entre une évolution universelle et une évolution individuelle, et comment les deux peuvent procéder.
Comment la Nature procède-t-elle pour son évolution universelle? Cela, je pense que vous l’avez compris?
On meurt et naît encore... Matériellement, n’est-ce pas?
Oui, je parle du monde extérieur, du monde physique tel que nous le voyons.
On meurt et on naît.
Non, cela, c’est autre chose... Ce que tu dis — mourir et renaître, mourir et renaître —, c’est le procédé de l’évolution individuelle, à condition que quelque chose de l’individu persiste à travers la mort et la vie, parce que, s’il mourait tout entier et qu’il se désintègre tout entier, qu’est-ce qui pourrait renaître? Forcément quelque chose doit persister — persiste à travers les renaissances —, autrement ce n’est plus la même personne. Si rien ne persiste, ce n’est pas l’individu qui progresse, c’est la Nature. La Nature se sert de la matière; avec cette matière, elle produit des formes (je vous le dis d’une façon simpliste, mais enfin), elle dispose d’une masse de matière et elle fait des combinaisons; elle a fait une forme, puis cette forme se développe, mais elle se désagrège, elle ne persiste pas en tant qu’élément individuel. Pourquoi ne persiste-t-elle pas? Parce que la Nature a besoin de matière, de substance pour refaire d’autres formes. Alors elle défait ce qu’elle a fait, puis avec cela elle refait quelque chose d’autre, et elle continue comme cela, et ça pourrait continuer indéfiniment sans que l’individu progresse: l’ensemble progresse.
Admets que tu aies de la plasticine... tu connais la plasticine pour faire des modelages? Bon... Tu fais une forme, puis quand tu l’as finie, cela ne te plaît pas, alors tu défais et tu refais une bouillie, et tu essayes une autre forme. Tu as fait un progrès, tu essayes, tu arranges, tu dis: «Cela, ça n’allait pas, je vais essayer comme cela», et ta forme est un peu mieux, mais ce n’est pas encore ce que tu veux; alors encore tu défais, tu mets de l’eau, tu fais une bouillie et puis tu commences une autre forme. Et tu peux continuer indéfiniment. C’est toujours la même substance, mais ce n’est pas le même être, parce que chacune de tes formes a une existence qui lui est propre en tant que forme; et de la minute où tu la défais, il ne reste plus rien.
Tu peux essayer de perfectionner la même forme, ou tu peux essayer d’autres formes; tu peux essayer, par exemple, de faire un chien ou un cheval, et puis, si tu n’as pas réussi, tu peux recommencer un autre cheval ou un autre chien, mais tu peux commencer aussi une autre chose. Si tu construis une maison et que ta maison ne te plaise pas, tu la démolis, tu en reconstruis une autre sur un autre modèle, mais il ne reste rien de la première maison, que le souvenir, si tu veux le garder. De même, la Nature commence avec une matière tout à fait inconsciente et informe, puis elle essaye une forme et d’autres; seulement, au lieu de faire comme nous le ferions, une chose à la fois, elle en fait des millions à la fois. Mais c’est simplement une question de proportions, c’est parce qu’elle dispose de plus de moyens, c’est tout. Mais cela ne veut pas dire nécessairement qu’il y ait quelque chose de permanent — comme un principe de vie, ou un principe de conscience — qui entre dans une forme et qui persiste quand la forme se défait pour entrer dans une autre. Ce pourrait être tout simplement comme toi avec ta plasticine: tu fais, tu défais, tu refais, tu redéfais, indéfiniment, et il ne reste rien (comme je le disais) que le souvenir de ce qui était fait avant. Tandis que, si l’on admet une évolution individuelle, c’est quelque chose de permanent qui passe d’une forme à l’autre et qui, à chaque nouvelle forme, fait un nouveau progrès et devient capable d’entrer dans une forme supérieure, de plus en plus, jusqu’à ce que ce «quelque chose» devienne un être parfaitement conscient à la fin de l’évolution. Alors, cet être aurait une évolution personnelle qui doublerait (pas indépendante, mais simultanée) et compléterait l’évolution de la Nature, ou plutôt se servirait de l’évolution de la Nature comme d’un champ pour sa propre évolution individuelle... Tu saisis, cette fois? Bon!
Ce que Sri Aurobindo a présenté cette fois-ci, c’est l’explication d’un monde qui fonctionnerait d’une façon tout à fait logique et compréhensible sans qu’il y ait besoin qu’un être individuel passe d’une forme dans une autre, sans qu’il y ait quelque chose de permanent qui soit à la fois libre de toutes les destructions, de toutes les morts, qui persiste à travers toutes les formes et qui, soi-même, ait une progression personnelle, individuelle, parallèle à l’évolution de la Nature... C’est comme si, dans la forme que tu as faite, au centre, il y avait une petite pierre précieuse que tu introduisais et que tu veuilles la revêtir de formes successives. Ta petite pierre précieuse, tu la transportes d’une forme à l’autre (et encore, la comparaison est incomplète, parce que la pierre précieuse devient de plus en plus précieuse à mesure qu’elle passe d’un objet dans un autre), et ce serait comme si, en passant d’une forme dans l’autre, elle devenait de plus en plus lumineuse et pure, et avec une forme de plus en plus précise.
Voilà. Compris ou pas compris?
Un peu.
Un peu. Ah! c’est déjà quelque chose!
Alors, pour compléter, est-ce que tu crois qu’il y a une évolution individuelle ou non?... Est-ce que tu en as l’expérience?... Et comment pourrais-tu en avoir l’expérience? Cela deviendrait intéressant. Comment peut-on faire l’expérience d’une évolution individuelle, indépendante de l’évolution collective de la Nature?
Tu peux répondre, toi?
À moins que l’on n’ait conscience du principe qui est éternel en soi-même, comment peut-on savoir si...
Ah! bon, c’est bon. C’est bien, mais alors, cela revient à vous demander si vous êtes conscients de ce principe éternel qui est dans votre être!
(silence)
On va regarder si l’on peut trouver cela au-dedans de soi?
Pourquoi est-il si caché?
Peut-être simplement parce que l’on ne s’occupe pas assez de lui! Si l’on prenait la peine d’ouvrir les portes, on le trouverait peut-être... C’est évidemment un monsieur qui n’aime pas — un monsieur ou une dame, ou quelque chose, ou n’importe —, qui n’aime pas l’ostentation, qui ne se force pas à l’attention à la surface. Mais peut-être s’attend-il à ce qu’on aille à sa recherche? Peut-être est-il assis très tranquillement, tout au fond de la maison, et qu’il faut ouvrir les portes l’une après l’autre.
Moi, je ne trouve pas qu’il soit caché. Je trouve qu’il est évident partout, tout le temps, à chaque minute, dans toutes les choses.
On cherche? On va chercher?
(méditation)