Mère
Entretiens
Le 13 novembre 1957
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J’ai une question à propos de la première page, où Sri Aurobindo parle d’une «évolution spirituelle, une évolution de la conscience dans la matière, assumant des formes en constant développement, jusqu’à ce que la forme puisse révéler l’Esprit qui l’habite, telle est la note dominante, le mobile central significatif de l’existence terrestre». (L’Évolution spirituelle, p. 1)
Alors, du point de vue de la forme, en quel sens l’homme est-il supérieur aux autres animaux?
Je crois que c’est assez facile à trouver.
Sri Aurobindo dit: la forme capable de manifester l’Esprit. Le propre de la manifestation de l’Esprit, c’est la conscience, la compréhension, et finalement la maîtrise. Il est évident que, du point de vue esthétique et apparence purement physique, on peut trouver que certaines formes animales sont belles, et peut-être plus belles que la forme humaine dans son état... de déchéance actuelle, je crois. Il y a eu des époques où la race humaine semblait être plus belle et plus harmonieuse, mais en tant que mode d’expression de l’Esprit, sa supériorité ne fait pas l’ombre d’un doute. Parce que rien que le fait que l’homme se tienne debout est symbolique de la capacité de regarder les choses d’en haut. On domine ce que l’on voit au lieu d’être toujours le nez par terre. Évidemment, on peut dire que les oiseaux volent, mais il est difficile avec des ailes d’avoir un moyen de s’exprimer intellectuellement!
Cette position debout est très symbolique. Si vous essayez de marcher à quatre pattes, vous verrez que cette position avec les yeux et le nez nécessairement tournés par terre ne donne pas l’impression que l’on regarde les choses d’un autre plan, ni même d’en haut. Toute la construction du corps humain est une construction pour exprimer une vie mentale. La proportion du cerveau, par exemple, la construction de la tête humaine, la construction des bras et des mains, tout cela, au point de vue de l’expression de l’Esprit, c’est indiscutable, c’est tout à fait supérieur, et cela semble avoir été exclusivement conçu et fabriqué en vue d’une expression intellectuelle.
Il est certain qu’au point de vue de la force, au point de vue de la souplesse, au point de vue de l’agilité, l’homme n’est pas l’animal le plus doué, mais pour exprimer l’Esprit, il n’y en a pas un autre qui puisse lui être comparé. Tout est fait en vue de cela. Nous pouvons désirer ajouter à cette possibilité d’autres choses qui semblent avoir été sacrifiées, justement au profit de la vie mentale — mais justement aussi, à cause de cette capacité d’exprimer une vie mentale, l’homme est capable de développer en lui-même des facultés qui sont seulement latentes. L’homme a un pouvoir d’éducation, son corps peut être développé, éduqué. Il peut augmenter certaines facultés. Vous n’imaginez aucun animal, même de ceux que nous admirons le plus, qui soit capable, par exemple, d’éducation physique, purement physique (je ne parle pas d’aller à l’école ni d’apprendre des choses, mais d’éducation purement physique, d’un développement systématique des muscles). L’animal est né et il profite de ce qu’il a, et il se développe selon sa loi propre, mais il ne s’éduque pas, ou d’une façon tout à fait rudimentaire, dans un champ extrêmement limité; tandis que, par un développement normal et systématique, l’homme peut remédier à ses défauts et à ses infériorités. L’homme est certainement, d’une façon organisée, le premier animal progressif qui puisse augmenter ses capacités, ses possibilités, accroître ses facultés et acquérir des choses qu’il n’avait pas spontanément. Il n’y a pas un animal qui puisse faire cela.
Oui, sous l’influence de l’homme, il y a des animaux qui ont appris des mouvements qu’ils ne faisaient pas spontanément, mais c’est encore sous l’influence de l’homme. Certainement, s’il n’y avait pas eu d’hommes, jamais un chien ou un cheval n’aurait appris à faire ce qu’il a appris au contact de l’homme. Par conséquent, il est évident que la forme physique humaine est la forme la plus appropriée pour exprimer l’Esprit. Elle peut nous paraître insuffisante; mais justement, nous sentons que nous sommes capables de tirer de notre corps plus qu’il n’aurait eu spontanément sans une volonté éducative. Et c’est avec cette possibilité d’exprimer l’intelligence, l’observation, la compréhension, la déduction — toutes les qualités mentales — que l’homme a, petit à petit, appris à comprendre les lois de la Nature et qu’il a essayé non seulement de les comprendre mais de les maîtriser.
Si nous comparons ce qu’il est à l’être supérieur qui vit dans la Vérité, et que nous voulons devenir, évidemment nous pouvons parler de l’homme actuel d’une façon très péjorative et nous plaindre de son imperfection. Mais si nous nous mettons à la place des animaux qui sont immédiatement avant lui dans l’évolution, il est muni de possibilités et de pouvoirs que les autres sont tout à fait incapables d’exprimer. Rien que ce fait d’avoir l’ambition, le désir, la volonté de connaître les lois de la Nature et des les maîtriser au point de pouvoir les adapter à ses besoins et les changer dans une certaine mesure, est une chose qui est impossible, impensable, pour aucun animal.
Vous pouvez me dire que je n’ai pas l’habitude de parler de l’homme d’une façon très aimable (rires), mais c’est parce que lui, il a l’habitude de se penser d’une façon trop aimable!
Si nous le comparons aux autres produits de la Nature, il est incontestable qu’il est au sommet de l’échelle.
Mais, Mère, alors la question se pose: est-ce que c’est la descente de la conscience qui développe la forme, ou est-ce que c’est le développement de la forme qui oblige la descente d’une conscience supérieure?
Il n’y aurait pas d’univers sans la descente de la conscience. Où est-ce qu’il commencerait ton univers, et par quoi?
Dans le cas de l’homme, est-ce que c’est l’animal-homme qui a fait que le mental est descendu, ou est-ce que c’est la descente du mental...
Oh! tu veux dire: est-ce que c’est quelque chose dans l’être intermédiaire, ou dans le singe supérieur, qui par son aspiration a fait venir le mental? Mais l’aspiration elle-même est le résultat d’une descente préalable.
Il est de toute évidence que rien ne peut être manifesté qui ne soit au préalable contenu dans ce qui existe. On ne peut pas faire sortir quelque chose de rien. On peut faire que quelque chose qui est là émerge, se manifeste, s’exprime, se développe, mais s’il n’y avait rien, rien ne serait jamais sorti. Tout progrès, tout perfectionnement est le résultat d’un effort intérieur de «quelque chose» qui est présent et qui cherche à se manifester. C’est-à-dire, d’une façon absolue, c’est le principe qui est d’abord et l’expression qui est après. Cela, à mesure que nous lirons La Vie Divine, Sri Aurobindo va vous le prouver de toutes les façons possibles. S’il n’y avait pas un Principe éternel, s’il n’y avait pas (on peut lui donner tous les noms que l’on veut, n’est-ce pas) une Réalité suprême, il n’y aurait jamais eu d’univers, parce que quelque chose ne sort pas de rien.
Cela, nous le verrons en lisant, ce sera le moment où vous serez obligés de faire de la gymnastique philosophique. Mais enfin, même sans philosophie et sans gymnastique mentale, il est évident que pour faire quelque chose il faut avoir quelque chose pour le faire.
Il y a, ou il y a eu, toute une période du développement mental humain où l’on a très sérieusement essayé de prouver que c’est le perfectionnement de la Matière qui a fait naître l’Esprit. Mais cela ne tient pas debout! (Mère rit) La moindre de vos activités, tout ce que vous faites est une preuve évidente que d’abord vous concevez, puis vous le faites, même à une toute petite échelle. Une vie qui ne serait pas le résultat d’une volonté consciente serait une vie complètement incohérente. Je veux dire que si la Nature n’était pas une force consciente et une volonté consciente ayant un but conscient, jamais rien n’aurait pu être organisé. Il suffit d’observer un peu, même dans le tout petit champ d’observation que l’on a dans une vie individuelle, pour en être complètement convaincu.
Mais enfin... C’est justement l’un des sujets que Sri Aurobindo traite avec le plus de détails, alors nous en reparlerons.
(silence)
On pourrait dire que la maîtrise du feu est le signe symbolique de la supériorité humaine. Partout où il y a l’homme, un feu s’allume.
Les deux choses qui sont nettement supérieures aux activités animales, c’est la faculté d’écrire et la possibilité du langage articulé. Et c’est une chose si clairement supérieure que tous les animaux suffisamment développés sont extrêmement sensibles au langage articulé: cela les fascine. Si vous parlez d’une façon très claire, très modulée, très bien articulée à un animal sauvage, il est tout de suite attiré, vraiment fasciné (je ne parle pas de ceux qui ont vécu près de l’homme, mais justement de ceux qui n’ont jamais rencontré l’homme avant). Tout de suite ils écoutent, ils sentent le pouvoir supérieur qui s’exprime.