Mère
Entretiens
Le 9 octobre 1957
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Mère lit les dernières pages de La Manifestation Supramentale.
En fait, cela n’a jamais été fini. C’est resté là. Il y en avait d’autres à venir.
(silence)
Alors, nous finissons sans questions?
Mère, à propos du dernier paragraphe, on se pose une question: «Même dans le monde matériel qui nous semble un monde d’ignorance, un monde où travaille une Force aveugle et inconsciente qui part de l’inconscience et qui procède dans l’Ignorance pour atteindre avec difficulté une Lumière et une Connaissance imparfaites, il y a une Vérité cachée dans les choses, qui arrange tout, qui guide vers le Moi d’innombrables pouvoirs d’être contradictoires et s’élève vers ses propres hauteurs où elle peut manifester sa propre vérité suprême et accomplir le dessein secret de l’univers. Même ce monde d’existence matériel est construit selon un plan de vérité dans les choses, ce que nous appelons les Lois de la Nature, et de cette vérité nous grimpons vers une vérité plus grande, jusqu’au moment où nous émergeons dans la Lumière du Suprême. Ce monde n’est pas vraiment construit par une force aveugle de la Nature: même dans l’Inconscient, la présence de la Vérité suprême est à l’oeuvre; il y a, derrière l’Inconscient, un Pouvoir qui voit et qui agit infailliblement, et les pas de l’Ignorance sont guidés même quand ils semblent trébucher; car ce que nous appelons Ignorance est une Connaissance déguisée, une Connaissance qui oeuvre dans un corps qui n’est pas le sien, mais qui s’avance à sa propre découverte suprême. Cette connaissance est le Supramental caché qui est le support de la création et qui conduit tout vers lui-même, et qui guide par derrière cette multitude de mentalités et de créatures et d’objets dont chacun semble suivre sa propre loi naturelle; dans cette énorme masse d’existences apparemment confuse il y a une loi, une unique vérité d’être, un dessein qui guide et accomplit l’existence du monde. Le Supramental est voilé ici-bas et n’agit pas selon la loi propre de son être et de sa connaissance, mais sans lui rien ne pourrait atteindre son but. Un monde gouverné par un mental ignorant se perdrait bientôt dans le chaos; en fait, il ne pourrait ni naître ni continuer à exister s’il n’était soutenu par la secrète Omniscience dont il est le revêtement; un monde gouverné par une force aveugle et inconsciente pourrait peut-être répéter sans fin les mêmes activités mécaniques, mais il n’aurait aucun sens et n’arriverait nulle part. Une force inconsciente ne peut pas être la cause d’une évolution qui crée la Vie à partir de la Matière, le Mental à partir de la Vie, et la gradation des plans de la Matière, de la Vie et du Mental, aboutissant à l’émergence du Supramental. La vérité cachée qui émerge dans le Supramental était là tout le temps, mais maintenant elle se manifeste, et elle manifeste la vérité des choses et le sens de notre existence.» (La Manifestation Supramentale, chap. VII)
Si le Supramental est «caché derrière les choses», pourquoi est-il si difficile de le trouver?
Parce qu’il est caché! (rires)
Même dans l’Ignorance, il agit, il mène vers la Vérité...
Sri Aurobindo explique que s’il n’y avait pas la vérité supramentale derrière les choses, jamais le monde n’aurait pu être organisé, même comme il est organisé. On a l’impression d’une conscience qui a une volonté très éclairée et qui a tout organisé d’après un plan très précis, qui ne peut pas être le résultat ni de l’ignorance, ni de l’inconscience.
Au fond, votre difficulté à percevoir le Supramental ou la Conscience-de-Vérité derrière les choses donne exactement la mesure de votre ignorance et de votre inconscience personnelles; parce que ceux qui sont sortis de cette ignorance et de cette inconscience le voient très clairement. La difficulté dépend de l’état d’inconscience dans lequel on se trouve soimême. Mais pour celui qui a dépassé cet état d’inconscience, il n’est pas difficile du tout de trouver le Supramental; il est très perceptible.
(silence)
Si l’on entre dans une conscience un peu philosophique, psychologique et subjective, on peut très facilement se rendre compte d’une sorte d’»irréalité objective» des choses; et ce qui, pour la conscience ordinaire, est seul réel, tangible, concret, mesurable pour ainsi dire, devient si fluide, presque inconsistant, et n’a de réalité que dans la conscience qui le perçoit — une réalité absolument variable, et quelquefois tout à fait contradictoire suivant la perception de la conscience. Si nous mettons en face de nous les différentes explications qui ont été données du monde, les différentes façons dont on l’a exprimé, on aura une série de notions qui sont parfois absolument contradictoires, et qui sont pourtant les perceptions de différentes consciences s’appliquant à quelque chose d’identique. Justement, à propos de ce dernier paragraphe, nous avons un point extrême qui est l’affirmation que tout ce qui est, est l’expression totale et complète de la Volonté divine (il y a ce que l’on pourrait appeler une certaine école de penseurs qui, se fondant sur leur expérience personnelle, ont affirmé que tout est l’expression de la Volonté divine d’une façon parfaite), et puis, tout à fait à l’autre bout, l’affirmation que le monde est une sorte de chaos sans rime ni raison, qui s’est produit on ne sait comment et on ne sait pourquoi, qui va on ne sait où, qui n’a aucune logique, aucune raison, aucune coordination — c’est un hasard. Il se trouve que c’est comme ça, on ne sait pas pourquoi. Eh bien, si vous prenez ces deux extrêmes et que vous mettiez devant vous tout ce que l’on a dit, tout ce que l’on a écrit, tout ce que l’on a enseigné, tout ce que l’on a pensé sur le monde depuis ce bout-là jusqu’à celui-là, et que vous puissiez regarder tout cela ensemble, vous vous apercevrez que, comme il s’agit du même monde et que les explications sont si totalement différentes, ce monde n’existe, pour ainsi dire, que dans la conscience de celui qui le voit... Il doit bien y avoir «quelque chose», mais ce quelque chose doit être au-delà de ce que les hommes en pensent — beaucoup au-delà, très différent. Et alors, on a ce sentiment complet d’une irréalité insaisissable.
Et au fond, la réalité du monde est tout à fait subjective, pour la conscience de chacun. Le monde n’a aucune réalité objective puisque, dans un cas, on peut dire que c’est le résultat de la suprême Volonté suprêmement consciente et que tout est régi par ça, et dans l’autre cas, on peut dire que c’est quelque chose qui n’a aucune raison d’être, excepté un hasard insaisissable — et pourtant, ces deux notions s’appliquent à quelque chose qui est la même chose.
Vous n’avez jamais réfléchi à cela?
Chacun a son idée, plus ou moins claire, plus ou moins organisée, plus ou moins précise, et c’est cette idée-là qu’il appelle le monde. Chacun a sa manière de voir, sa manière de sentir et sa relation propre avec tout le reste, et c’est cela qu’il appelle le monde. Il se met naturellement au centre, et puis tout le monde s’organise autour, selon la façon dont il le voit, le sent, le comprend et le désire; selon sa réaction propre; mais puisque pour chaque conscience individuellement c’est différent, cela veut dire que ce que nous appelons le monde — la chose en elle-même — échappe complètement à notre perception. Ce doit être autre chose. Et il faut que nous sortions de notre conscience individuelle pour pouvoir comprendre ce que c’est; et c’est cela que Sri Aurobindo appelle le «passage de l’hémisphère inférieur à l’hémisphère supérieur». Dans l’hémisphère inférieur, il y a autant d’univers qu’il y a d’individus, et dans l’hémisphère supérieur, il y a «quelque chose» — qui est ce que c’est — où toutes les consciences doivent se rencontrer. C’est cela qu’il appelle la «Conscience-de-Vérité».
À mesure que la conscience humaine progresse, elle a de plus en plus le sens de cette relativité, et en même temps une sorte de sentiment, pourrait-on dire, une vague impression qu’il y a une Vérité, qui n’est pas perceptible par les moyens ordinaires, mais qui doit être perceptible d’une façon quelconque.
Voilà. Alors j’espère qu’avec notre prochaine étude, qui sera La Vie Divine, nous trouverons la clef du problème.