Mère
Entretiens
Le 10 juillet 1957
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«... il se pourrait bien que la poussée évolutive procède à un changement des organes eux-mêmes et de leur fonctionnement matériel et leur usage, et que la nécessité de leur emploi, ou même de leur existence, soit ainsi grandement diminuée. Les centres du corps subtil, sûkshma sharîra dont on deviendrait conscient au point de percevoir tout ce qui se passe dans le corps subtil, déverseraient leurs énergies dans les nerfs, les plexus, les tissus matériels, et irradieraient le corps matériel tout entier. Dans cette nouvelle existence, toute la vie physique et ses indispensables activités pourraient être maintenues et actionnées par ces instruments supérieurs, et ceci d’une manière plus libre et plus ample, et par une méthode moins encombrante et moins restrictive. Ce changement pourrait aller si loin que les organes eux-mêmes pourraient cesser d’être indispensables et que l’on pourrait même sentir qu’ils sont trop obstructifs: la force centrale aurait de moins en moins recours à eux et finalement rejetterait complètement leur usage. Si ceci se produisait, ils pourraient dépérir par atrophie, être réduits à un minimum insignifiant, ou même disparaître. La force centrale pourrait les remplacer par des organes subtils d’un caractère tout différent, ou si quelque agent matériel était nécessaire, par des instruments qui seraient des formes de dynamisme ou des transmetteurs plastiques plutôt que des organes tels que nous les connaissons. Tout ceci pourrait faire partie d’une transformation totale et suprême du corps, bien que ce ne soit pas non plus le dernier mot. Pour envisager de pareils changements, il faut regarder loin en avant, et le mental attaché à la forme présente des choses sera peut-être incapable d’ajouter foi à de telles possibilités. Mais aucune limite et aucune impossibilité de changement, s’ils sont nécessaires, ne peuvent être imposés à la poussée évolutive. [...] tout ce qui doit être dépassé, tout ce qui n’a plus d’emploi ou qui est dégradé, tout ce qui ne peut plus aider ou qui retarde, doit être rejeté et abandonné sur le chemin. C’est ce que montre clairement l’histoire de l’évolution des corps depuis leurs premières formes élémentaires jusqu’au type le plus développé, l’humain; il n’y a aucune raison que ce procédé ne se poursuive pas aussi dans la transition du corps humain au corps divin. Pour que se manifeste ou se construise un corps divin sur la terre, il faut que se produise une transformation initiale, l’apparition d’un type nouveau plus élevé et plus développé, et non une simple continuation sans grand changement de la forme physique actuelle et de ses possibilités limitées.» (La Manifestation Supramentale, chap. II)
Il est assez difficile de se libérer des vieilles habitudes d’être pour pouvoir librement concevoir une vie nouvelle, un monde nouveau. Et naturellement, la libération commence sur les plans les plus élevés de la conscience: il est plus facile pour l’esprit ou l’intelligence supérieure de concevoir les choses nouvelles qu’il n’est facile pour l’être vital, par exemple, de sentir les choses d’une façon nouvelle. Et il est encore plus difficile que le corps ait une perception purement matérielle de ce que sera un monde nouveau. Pourtant, cette perception doit précéder la transformation matérielle; on doit d’abord sentir, d’une façon très concrète, l’étrangeté des choses anciennes, leur manque d’actualité si je puis dire. Il faut avoir l’impression, même matérielle, qu’elles sont périmées, qu’elles appartiennent à un passé qui n’a plus de raison d’être. Parce que les vieilles impressions que l’on avait des choses passées, qui sont devenues historiques (qui ont leur intérêt à ce point de vue et qui soutiennent la marche du présent et de l’avenir), c’est encore un mouvement qui appartient au monde ancien: c’est le monde ancien qui se déroule, qui a un passé, un présent, un futur. Mais pour la création d’un monde nouveau, il n’y a pour ainsi dire qu’une continuité de transition qui donne l’apparence — l’impression plutôt —, qui donne l’impression de deux choses qui sont entremêlées encore, mais presque décalées, et que les choses du passé n’ont plus le pouvoir ou la force de se perpétuer, avec plus ou moins de changements, dans les choses nouvelles. Cela, cet autre monde, c’est forcément une expérience tout à fait nouvelle. Il faudrait remonter au temps où il y a eu une transition entre la création animale et la création humaine pour retrouver une période semblable, et à ce moment-là la conscience n’était pas suffisamment mentalisée pour pouvoir observer, comprendre, sentir avec intelligence — le passage a dû se faire d’une façon tout à fait obscure. Par conséquent, la chose dont je vous parle est absolument nouvelle, unique, dans la création terrestre, c’est quelque chose qui n’a pas eu de précédent, et qui est vraiment une perception ou une sensation ou une impression... tout à fait étrange et nouvelle. (Après un silence) Un décalage; quelque chose qui se perpétue indûment et qui n’a qu’une force tout à fait subordonnée d’exister, avec une chose tout à fait nouvelle, mais si jeune, si imperceptible, presque faible, pourrait-on dire, encore: elle n’a pas encore le pouvoir de s’imposer, de s’affirmer et de prédominer, de prendre la place de l’autre. Cela fait une concomitance mais, comme je le dis, avec un décalage, c’est-à-dire qu’il manque une connexion entre les deux.
C’est difficile à décrire, mais je vous en parle parce que c’est cela que j’ai senti hier soir. Je l’ai senti d’une façon tellement aiguë... que cela m’a fait regarder un certain nombre de choses, et une fois que je les ai vues, il m’a semblé qu’il pourrait être intéressant de vous les dire.
(silence)
Cela paraît étrange qu’une chose si nouvelle, si spéciale, et je pourrais dire si inattendue, se soit produite à l’occasion d’un film1. Pour les gens qui croient qu’il y a des choses importantes et d’autres qui ne le sont pas, qu’il y a des activités qui aident le yoga et d’autres qui ne l’aident pas, eh bien, c’est une occasion de plus de leur donner un démenti. J’ai toujours remarqué que c’étaient les choses inattendues qui vous donnaient les expériences les plus intéressantes.
Il m’est arrivé tout d’un coup, hier soir, quelque chose que je viens de vous décrire comme je l’ai pu (je ne sais pas si je suis arrivée à me faire comprendre), mais c’était vraiment tout à fait nouveau et tout à fait inattendu. On nous a montré, plus ou moins maladroitement, l’image du temple qui est là-bas, au bord du Gange, et la statue de Kâlî (parce que je suppose que c’était la photographie de cette statue, je n’ai pas pu arriver à avoir un renseignement précis à cet égard), et en même temps que je voyais cela, qui était une apparence tout à fait superficielle et comme je le dis assez maladroite, je voyais la réalité que cela essayait de représenter, ce qui était derrière, et cela m’a mise en rapport avec tout ce monde religieux d’adoration, d’aspiration, toute la relation humaine avec ces dieux, qui était — je parle déjà au passé —, qui était la fleur de l’effort spirituel humain vers quelque chose de plus divin que l’homme, un quelque chose qui était l’expression la plus haute, et presque la plus pure, de son effort vers ce qui lui est supérieur. Et tout d’un coup, j’ai eu, d’une façon concrète, matérielle, l’impression que c’était un autre monde, un monde qui avait cessé d’être réel, vivant, un monde périmé qui avait perdu sa réalité, sa vérité, qui était dépassé, surpassé par quelque chose qui avait pris naissance et qui commençait seulement à s’exprimer, mais dont la vie était tellement intense, tellement vraie, tellement sublime que tout cela devenait faux, irréel, sans valeur.
Alors, j’ai vraiment compris — parce que compris, non avec la tête, non avec l’intelligence, mais compris avec le corps, vous comprenez ce que je veux dire, compris dans les cellules du corps — qu’un monde nouveau est né, et qu’il commence à croître.
Et alors, lorsque j’ai regardé tout cela, je me suis souvenue de quelque chose qui s’est passé... je pense me souvenir exactement, en 19262.
Sri Aurobindo m’avait donné la charge du travail extérieur, parce qu’il voulait se retirer en concentration pour hâter la manifestation de la Conscience supramentale et il avait annoncé aux quelque-uns qui étaient là qu’il me chargeait de les aider et de les guider; que je resterais en rapport avec lui naturellement, et qu’à travers moi il ferait le travail. Les choses ont pris tout d’un coup, immédiatement, une certaine forme: une très brillante création s’est élaborée, avec des précisions extraordinaires, des expériences merveilleuses, des contacts avec des êtres divins, et toutes sortes de manifestations qui sont considérées comme miraculeuses. Les expériences succédaient aux expériences, enfin, cela se déroulait d’une façon tout à fait brillante et... je dois dire extrêmement intéressante.
Un jour, je suis allée comme d’habitude relater à Sri Aurobindo ce qui s’était passé — nous étions arrivés à quelque chose de vraiment fort intéressant, et peut-être ai-je montré un peu d’enthousiasme dans ma relation de ce qui s’était passé —, alors Sri Aurobindo m’a regardée... et il m’a dit (je traduis en français): «Oui, c’est une création de l’Overmind, du Surmental. Elle est très intéressante, elle est très bien faite. Vous arriverez à des miracles qui vous rendront célèbre dans le monde entier, vous pourrez bouleverser tous les événements de la terre, enfin...» Et alors il a souri, il a dit: «Ce sera un grand succès. Mais c’est une création du Surmental. Et ce n’est pas le succès que nous voulons; nous voulons établir le Supramental sur la terre. Il faut savoir renoncer au succès immédiat pour créer le monde nouveau, le monde supramental dans son intégralité.»
Avec ma conscience intérieure, j’ai compris tout de suite: quelques heures après, la création n’existait plus... Et depuis ce moment-là, nous sommes repartis sur d’autres bases.
Eh bien, je vous ai annoncé à tous que ce monde nouveau était né. Mais il a été tellement englouti dans le monde ancien que, jusqu’à présent, la différence n’a pas été très sensible pour beaucoup de gens. Pourtant, l’action des forces nouvelles a continué d’une façon très régulière, très persistante, très obstinée et, dans une certaine mesure, très efficace. Et l’une des manifestations de cette action a été mon expérience, vraiment si nouvelle, d’hier soir. Et le résultat de tout cela, je l’ai noté pas à pas, dans des expériences presque quotidiennes. On pourrait le dire d’une façon succincte, un peu linéaire:
D’abord, ce n’est pas seulement une «conception nouvelle» de la vie spirituelle et de la Réalité divine. Cette conception a été exprimée par Sri Aurobindo, je l’ai exprimée moi-même bien des fois, et on peut la formuler à peu près comme ceci: l’ancienne spiritualité était une évasion hors de la vie, vers la Réalité divine, laissant le monde là où il était, comme il était, tandis que notre vision nouvelle est au contraire une divinisation de la vie, une transformation du monde matériel en un monde divin. Cela a été dit, répété, plus ou moins compris, enfin c’est l’idée de base de ce que l’on veut faire. Mais ce pourrait être une continuation avec une amélioration, un élargissement du monde ancien tel qu’il était (en tant que c’est une conception là-haut, dans le domaine de la pensée, au fond ce n’est guère que cela), mais ce qui s’est produit, la chose vraiment nouvelle, c’est que c’est un monde nouveau qui est né, né, né. Ce n’est pas l’ancien qui se transforme, c’est un monde nouveau qui est né. Et nous sommes en plein dans cette période de transition où les deux s’enchevêtrent; où l’autre persiste, encore tout-puissant et dominant entièrement la conscience ordinaire, mais où le nouveau se faufile, encore très modeste, inaperçu — inaperçu au point qu’extérieurement il ne dérange pas grand-chose pour le moment, et que même, dans la conscience de la plupart, il est tout à fait imperceptible. Et pourtant il travaille, il croît. Jusqu’au moment où il sera assez fort pour s’imposer visiblement.
En tout cas, on peut dire, en simplifiant, que d’une façon caractéristique l’ancien monde, la création de ce que Sri Aurobindo appelle l’«Overmind», le Surmental, était un âge des dieux, et par conséquent l’âge des religions. La fleur, comme je l’ai dit, de l’effort humain vers ce qui lui était supérieur a donné naissance à des formes religieuses innombrables, à une relation religieuse entre les âmes d’élite et le monde invisible. Et au sommet de tout cela, comme un effort vers une réalisation plus haute, est née cette idée de l’unité des religions, de ce «quelque chose d’unique» qui est derrière toutes ces manifestations; et cette idée a été vraiment, pour ainsi dire, le plafond de l’aspiration humaine. Eh bien, cela, c’est à la frontière, c’est quelque chose qui appartient encore complètement au monde surmental, à la création surmentale et qui, de là, semble regarder le «quelque chose d’autre» qui est une nouvelle création et qu’il ne peut pas saisir — qu’il essaye d’atteindre, qu’il pressent, mais qu’il ne peut pas saisir. Pour le saisir, c’est un renversement qui est nécessaire. Il faut sortir de la création surmentale. Il fallait que la nouvelle création, la création supramentale ait lieu.
Et maintenant, toutes ces vieilles choses paraissent si vieilles, si périmées, si arbitraires... un tel travestissement de la vérité vraie.
Dans la création supramentale, il n’y aura plus de religions. Toute la vie sera l’expression, l’épanouissement dans les formes, de l’Unité divine se manifestant dans le monde. Et il n’y aura plus ce que les hommes appellent maintenant des dieux.
Ces grands êtres divins pourront eux-mêmes participer à la création nouvelle; mais pour cela, il faudra qu’ils se revêtent de ce que nous pouvons appeler «la substance supramentale» sur la terre. Et s’il y en a qui choisissent de rester dans leur monde tels qu’ils sont, s’ils décident de ne pas se manifester physiquement, leur relation avec les êtres d’un monde terrestre supramental sera une relation d’amis, de collaborateurs, d’égal à égal, puisque l’essence divine la plus haute sera manifestée dans les êtres du monde nouveau supramental sur la terre.
Quand la substance physique sera supramentalisée, s’incarner sur la terre ne sera plus une cause d’infériorité, bien au contraire. On y gagnera une plénitude que l’on ne peut obtenir autrement.
Mais tout cela, c’est l’avenir; c’est un avenir... qui a commencé, mais qui prendra un certain temps pour se réaliser intégralement. En attendant, nous sommes dans une situation très spéciale, extrêmement spéciale, qui n’a pas eu de précédent. Nous assistons à la naissance d’un monde nouveau, tout jeune, tout faible — non pas dans son essence, mais dans sa manifestation extérieure —, pas encore reconnu, même pas senti, nié par la plupart. Mais il est là. Il est là, faisant effort pour grandir, tout à fait sûr du résultat. Mais le chemin pour y arriver est un chemin tout nouveau qui n’a jamais été tracé auparavant — personne n’est allé là, personne n’a fait ça! C’est un début, un début universel. C’est par conséquent une aventure absolument inattendue et imprévisible.
Il y a des gens qui aiment l’aventure. C’est à eux que je fais appel, et je leur dis ceci: «Je vous convie à la grande aventure.»
Il ne s’agit pas de refaire spirituellement ce que les autres ont fait avant nous, parce que notre aventure commence par-delà. Il s’agit d’une création nouvelle, entièrement nouvelle, avec tout ce qu’elle comporte d’imprévu, de risques, d’aléas — une vraie aventure, dont le but est une victoire certaine, mais dont la route est inconnue et doit être tracée pas à pas dans l’inexploré. Quelque chose qui n’a jamais été dans cet univers présent et qui ne sera plus jamais de la même manière. Si cela vous intéresse... eh bien, on s’embarque. Ce qui vous arrivera demain, je n’en sais rien.
Il faut laisser de côté tout ce que l’on a prévu, tout ce que l’on a combiné, tout ce que l’on a bâti, et puis... se mettre en marche dans l’inconnu. Et advienne que pourra! Voilà.
1 Il s’agit d’un film bengali, Rânî Râsmani, qui décrit en partie la vie de Shrî Râmakrishna et celle de Rânî Râsmani, une riche veuve bengalie, très intelligente et très religieuse, qui fit construire en 1847 le temple de Kâlî à Dakshineshwar (Bengale), où Shrî Râmakrishna a vécu et adoré Kâlî.
2 Rappelons que c’est en 1926 que Sri Aurobindo s’est retiré et que l’Ashram a commencé à se constituer.