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Mère

Entretiens

 

Le 22 mars 1957

L'enregistrement   

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L’histoire suivante a été racontée par Mère au cours d’une «classe du vendredi».

Ce soir, je vais vous lire une petite histoire qui m’a paru assez instructive. C’est une histoire de l’ancien temps, de ce qui se passait avant qu’il y ait des imprimeries et des livres, du temps où seul le guru ou l’initié avait la connaissance et ne la donnait qu’à celui ou ceux qu’il considérait dignes de l’avoir. Et pour lui, généralement, «être digne» de l’avoir voulait dire mettre en pratique ce que l’on avait appris. Il vous donnait une vérité et s’attendait à ce que vous la pratiquiez. Et quand vous l’aviez mise en pratique, il consentait à vous en donner une autre.

Maintenant, les choses se passent tout à fait différemment. Chacun et n’importe qui peut avoir un livre, le livre tout entier et il est tout à fait libre de pratiquer ou de ne pas pratiquer, suivant ce qui lui plaît. Tout cela est fort bien, mais il s’établit dans les esprits une certaine confusion, et ceux qui ont lu beaucoup de livres s’imaginent que cela suffit et qu’il doit leur arriver toutes sortes de choses miraculeuses parce qu’ils ont lu des livres, et qu’ils n’ont pas besoin de prendre la peine de pratiquer. Alors ils s’impatientent et ils disent: «Comment se fait-il que j’ai lu tout ça et puis que je suis juste la même personne! que j’ai les mêmes difficultés, que je ne suis pas arrivé à une réalisation?» Ce sont des remarques que j’entends assez souvent.

Ils oublient une seule chose, c’est qu’ils ont eu la connaissance (intellectuelle, mentale) avant de l’avoir méritée, c’est-à-dire avant d’avoir mis en pratique ce qu’ils ont lu, et que, naturellement, il y a une discordance entre leur état de conscience et les idées, les connaissances dont ils peuvent parler à loisir, mais qu’ils n’ont pas pratiquées.

Alors, c’est pour les impatients que je vais lire cette histoire, pour vous dire comment cela se passait dans le temps, quand on ne pouvait pas juste avoir un livre et puis lire ce livre, quand on dépendait du guru ou de l’initié pour avoir la connaissance que lui seul avait; il l’avait reçue d’un autre guru, d’un autre initié, et il vous la transmettait quand cela lui plaisait, c’est-àdire quand il trouvait que vous méritiez de l’avoir.

Alors voilà mon histoire: (Mère lit)

Une histoire initiatique

(Traduit du gujerati)

Il y avait une fois un Mahâtmâ qui était un grand ascète et un grand pandit. Il était honoré de tous, chargé d’ans et de sagesse. Djounoune était son nom. Maints jeunes garçons, maints jeunes hommes avaient coutume de venir chez lui pour recevoir l’initiation. Ils restaient à son ermitage, devenaient eux-mêmes des pandits, puis s’en retournaient chez eux après une longue et studieuse retraite.

Un jour, un jeune homme vint à lui. Youssouf Houssein était son nom. Le Mahâtmâ voulut bien le garder auprès de lui, sans même lui demander qui il était. Quatre années s’écoulèrent ainsi — quatre années! —, lorsqu’un matin Djounoune fit appeler Youssouf, et pour la première fois l’interrogea: «Pourquoi es-tu venu ici?» Sans réfléchir davantage, Youssouf répondit: «Pour recevoir l’initiation divine.» Djounoune ne dit rien. Il appela un serviteur et lui demanda: «As-tu préparé la boîte comme je t’en ai prié?»

— Oui, Maître, elle est là, toute prête.

— Apporte-la sans plus tarder, dit Djounoune.

Avec précaution, le serviteur déposa la boîte devant le Mahâtmâ. Celui-ci la prit et la donna à Youssouf: «J’ai un ami qui vit là-bas, sur les bords de la rivière Nila. Va, et portelui cette boîte de ma part. Mais prends bien garde, frère, ne commets point de faute en faisant route. Garde soigneusement cette boîte avec toi et remets-la à son destinataire. Quand tu reviendras, je te donnerai l’initiation.» Une fois encore, le Mahâtmâ répéta ses conseils et décrivit la route que Youssouf devait suivre pour parvenir à la rivière Nila. Youssouf s’inclina aux pieds de son guru, prit la boîte et partit.

Cette retraite était bien loin, où vivait l’ami du Mahâtmâ, et dans ces temps-là il n’était point de voitures ni de chemins de fer. Youssouf marcha donc. Il marcha toute la matinée, puis vint l’après midi. La chaleur rayonnait partout, intense. Il se sentit fatigué. Youssouf s’assit donc à l’ombre d’un vieil arbre, au bord du chemin, pour se reposer un peu. La boîte était toute petite. Elle n’était pas fermée à clef. D’ailleurs, Youssouf n’y avait pas même pris garde. Son guru lui avait demandé de porter une boîte, et il était parti sans poser d’autre question.

Mais maintenant, dans le repos de l’après-midi, Youssouf se mit à songer. Il avait l’esprit tout à loisir, et rien pour l’occuper... Bien rare, dans ces cas-là, si l’idée de quelque bêtise ne vient à traverser la tête... Ses yeux tombèrent donc sur la boîte. Il se mit à la regarder. «Une jolie boîte!... Tiens, on dirait qu’elle n’est pas fermée à clef... Et comme elle est légère! Se peut-il qu’il y ait quelque chose là-dedans? Si légère... Elle est peut-être vide?» Youssouf tendit la main comme pour l’ouvrir. Il se ravisa soudain: «Mais non... Pleine ou vide, quoi qu’il y ait dans cette boîte, ça ne me regarde pas. Mon guru m’a demandé de la remettre à son ami, sans plus. Et c’est tout ce qui me regarde. Je ne dois m’occuper de rien d’autre.»

Pendant quelque temps, Youssouf resta assis tranquille. Mais sa tête, elle, ne voulait pas rester tranquille. La boîte était toujours là, sous ses yeux. Une jolie boîte. «Elle a l’air bien vide, pensa-t-il, quel mal y aurait-il à ouvrir une boîte vide?... Si on l’avait fermée à clef, je comprendrais, ce serait mal... Une boîte qui n’est même pas fermée à clef, ce n’est pas bien grave. Je vais juste l’ouvrir un instant, puis je la refermerai.»

La pensée de Youssouf tournait et retournait autour de cette boîte. Impossible de s’en détacher, impossible de maîtriser cette idée qui s’était glissée en lui. «Voyons, un petit coup d’oeil seulement, juste un coup d’oeil.» Une fois encore, il tendit la main, la retira encore une fois, puis de nouveau s’assit tranquille. En vain. Finalement, Youssouf se décida et doucement, tout doucement, il ouvrit la boîte. À peine l’eut-il ouverte que pfft! une petite souris sauta en l’air... et disparut. Pauvre souris tout étouffée dans sa boîte, elle n’avait pas perdu une seconde pour sauter vers la liberté!

Youssouf était confondu. Il ouvrit des yeux tout ronds, regardait, regardait... La boîte restait vide. Alors, son coeur se mit à battre tristement: «Ainsi, le Mahâtmâ n’avait envoyé qu’une souris, une toute petite souris... Et je n’ai même pas su la porter saine et sauve jusqu’au bout. Voilà que j’ai commis une faute grave. Que faire maintenant?»

Youssouf était plein de regrets. Mais il n’y avait rien à faire maintenant. En vain, il tourna autour de l’arbre, en vain il regardait sur la route. La petite souris s’était bel et bien enfuie... D’une main tremblante, Youssouf referma le couvercle et, consterné, reprit sa route.

Lorsqu’il arriva sur la rivière Nila, chez l’ami de son maître, Youssouf lui tendit le présent du Mahâtmâ et silencieusement resta dans un coin à cause de sa faute. C’était un grand saint. Il ouvrit la boîte et comprit aussitôt ce qui s’était passé. «Eh bien, Youssouf, dit-il en s’adressant au jeune aspirant, tu as donc perdu cette souris... Mahâtmâ Djounoune ne te donnera pas l’initiation, je le crains bien, car pour être digne de la suprême Connaissance, il faut avoir une parfaite maîtrise de son mental. Ton Maître avait bien quelque doute sur ta force de volonté, c’est pourquoi il a eu recours à cette petite ruse, pour te mettre à l’épreuve. Et si tu n’es pas capable d’accomplir une chose aussi insignifiante que de garder une petite souris dans une boîte, comment voudrais-tu garder de hautes pensées dans ta tête, la Connaissance dans ton coeur? Il n’y a pas de chose insignifiante, Youssouf. Retourne auprès de ton Maître. Apprends la fermeté de caractère, la persévérance. Sois digne de confiance pour devenir un jour le vrai disciple de cette grande Âme.»

Piteusement, Youssouf retourna auprès du Mahâtamâ et lui raconta sa faute. «Youssouf, lui dit celui-ci, tu as perdu une merveilleuse occasion. Je t’ai donné à garder une souris sans valeur et tu n’y as même pas réussi! Comment donc voudrais-tu garder le plus précieux de tous les trésors, la Vérité divine? Pour cela, il faut avoir la maîtrise de soi... Va et apprends. Apprends à être le maître de ton mental, car sans cela, rien de grand ne peut être accompli.»

Youssouf partit honteux, la tête baissée, et dès lors il n’eut plus qu’une pensée: devenir maître de soi... Pendant des années et des années, il fit d’inlassables efforts, il se livra à une dure et difficile tapasyâ, et finalement réussit à être le maître de sa nature. Alors, plein de confiance, Youssouf revint auprès de son Maître. Le Mahâtmâ se réjouit vivement de le revoir et de le trouver prêt. Et c’est ainsi que Youssouf reçut du Mahâtmâ Djounoune la grande initiation.

Des années passèrent et des années. Youssouf grandit en sagesse et en maîtrise. Il devint l’un des plus rares et des plus grands parmi les saints de l’islam.

*

(Mère s’adresse aux enfants) C’est donc pour vous dire qu’il ne faut pas être impatient, et qu’il faut savoir que pour posséder vraiment une connaissance, quelle qu’elle soit, il faut la mettre en pratique, c’est-à-dire maîtriser sa nature afin de pouvoir exprimer cette connaissance en actes.

Vous tous qui êtes venus ici, on vous a dit beaucoup de choses; vous avez été mis en rapport avec un monde de vérité, vous vivez là-dedans, l’air que vous respirez en est plein; et pourtant, combien peu d’entre vous savent que ces vérités n’ont de valeur que si elles sont mises en pratique, et qu’il ne sert à rien de parler de conscience, de connaissance, d’égalité d’âme, d’universalité, d’infini, d’éternité, de vérité suprême, de présence divine et... de toutes sortes de choses comme cela, si vous ne faites pas effort en vous-mêmes pour vivre ces choses et les sentir en vous concrètement. Et ne vous dites pas: «Oh! je suis ici depuis tant d’années! Oh! je voudrais bien avoir un résultat à mes efforts!» Il faut savoir que des efforts très persistants, une endurance très obstinée, sont nécessaires pour maîtriser la moindre faiblesse, la moindre petitesse, la moindre mesquinerie de la nature. À quoi sert-il de parler d’Amour divin si l’on ne sait pas aimer sans égoïsme? À quoi sert-il de parler d’immortalité si l’on est attaché obstinément au passé et au présent et qu’on ne veut rien donner pour tout recevoir?

Vous êtes encore très jeunes, mais tout de suite il faut apprendre que, pour arriver au but, il faut savoir payer le prix, et que, pour comprendre les vérités suprêmes, il faut les mettre en pratique dans sa vie quotidienne.

Voilà.