Mère
Entretiens
Le 1er août 1956
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Douce Mère, le culte que l’on rend à la déesse Durgâ et à Kâlî, a-t-il quelque valeur spirituelle?
Cela dépend de qui fait l’adoration.
Ce n’est pas cela qui importe pour la valeur spirituelle. C’est pour l’intégralité et la vérité complète du yoga qu’il est important de ne pas limiter son aspiration à une forme ou à une autre. Mais au point de vue spirituel, quel que soit l’objet de l’adoration, si le mouvement est parfaitement sincère, si le don de soi est intégral et absolu, le résultat spirituel peut être le même; parce que, quel que soit l’objet que vous preniez, à travers lui (quelquefois même malgré lui, en dépit de lui) vous atteignez toujours à la Réalité suprême, dans la mesure et en proportion de la sincérité de votre consécration.
C’est pourquoi l’on dit toujours que, quel que soit l’aspect du Divin que vous adoriez, quel que soit même le guide que vous choisissiez, si vous êtes parfait dans le don de vous-même et absolument sincère, vous êtes sûr d’arriver au but spirituel.
Mais là où le résultat n’est plus le même, c’est si vous voulez réaliser le yoga intégral. Alors, il ne faut vous limiter d’aucune manière, même dans le chemin de votre consécration... Seulement, ce sont deux choses tout à fait différentes.
La réalisation spirituelle — telle qu’elle était conçue autrefois, telle qu’elle est encore conçue généralement —, c’est l’union avec le Suprême, d’une façon quelconque, ou audedans de vous ou à travers une forme quelconque; c’est la fusion de votre être dans le Suprême, dans l’Absolu, presque la disparition de votre individualité dans cette fusion1. Et cela dépend absolument de la sincérité et de l’intégralité du don de vous-même, plus que du choix que vous faites de ce à quoi vous voulez vous donner. Parce que la sincérité même de votre aspiration vous fera traverser toutes les limitations et trouver le Suprême puisque vous le portez en vous-même.
Que vous Le cherchiez au-dehors, que vous Le cherchiez audedans, que vous Le cherchiez sous une forme ou que vous Le cherchiez sans forme, si votre aspiration est suffisamment sincère et si votre résolution est suffisamment sincère, vous êtes sûr d’arriver au but.
Mais si vous voulez faire le mouvement complémentaire, celui dont Sri Aurobindo a parlé, c’est-à-dire revenir vers la conscience et le monde extérieurs après avoir réalisé cette union en vous-même et transformer cette conscience et ce monde extérieurs, alors dans ce cas-là, vous ne pouvez vous limiter d’aucune façon, parce que, autrement, vous ne pourriez pas accomplir votre oeuvre.
Au fond, il faut que vous soyez capable de trouver cette unité avec le Divin sous toutes les formes, sous tous les aspects, dans toutes les manières dont on s’est servi pour arriver à Lui. Et il faut dépasser cela et trouver une manière nouvelle.
Donc, le premier point à éclaircir dans votre pensée (et c’est un point d’une importance capitale): il ne faut pas confondre le yoga intégral avec les autres réalisations spirituelles, qui peuvent être très hautes, mais qui couvrent un champ très limité puisque c’est un mouvement seulement en profondeur.
Vous pouvez percer un trou, n’est-ce pas, avec votre aspiration, et faire un mouvement en profondeur à travers n’importe quoi. Tout dépend de l’intensité et de la sincérité de votre aspiration (de la sincérité, c’est-à-dire de la mesure dans laquelle le don de vous-même est complet, intégral, absolu). Mais cela ne dépend pas de la forme que vous avez choisie: nécessairement vous serez obligé de passer au travers et d’aller trouver ce qui est derrière.
Mais si vous voulez transformer votre nature et votre être, et si vous voulez participer à la création d’un monde nouveau, alors cette aspiration, cette pointe aiguë et linéaire, ne suffit plus. Il faut tout englober et tout contenir dans sa conscience.
Naturellement, c’est beaucoup plus difficile.
Mère, quel est cet «élément divin» dans la nature humaine, qui demande toujours des symboles pour la plénitude de sa satisfaction spirituelle?
Quoi?
Qui demande une forme, qui demande une traduction dans une forme.
Oh! ce que je viens de vous lire aujourd’hui2?
C’est justement la partie de l’être qui ne se contente pas des abstractions et qui n’est pas satisfaite en s’échappant et en s’évadant de la vie et en laissant la vie telle qu’elle est. C’est la partie de l’être qui veut être intégrale, qui veut être intégralement transformée, ou en tout cas qui veut participer intégralement à l’adoration intérieure.
Il y a dans tout être normal la nécessité, le besoin — un besoin absolu — de traduire physiquement ce qu’il sent et ce qu’il veut intérieurement. Ce sont les gens que je considère comme anormaux et incomplets qui veulent toujours s’évader de la vie pour se réaliser. Et au fond, ce sont généralement les natures faibles. Mais ceux qui ont de la puissance, de la force et une sorte d’équilibre bien portant en eux-mêmes sentent un besoin absolu de réaliser matériellement leur réalisation spirituelle; ils ne se contentent pas de s’en aller dans les nuages, ou dans des mondes où la forme n’existe plus. Ils ont besoin que leur conscience physique, et même leur corps, participent à leur expérience intérieure.
Maintenant, on peut dire que le besoin d’adopter ou de suivre, ou de participer à une religion telle qu’on la trouve toute faite relève plutôt de la nature «troupeau» dans l’être humain. La chose vraie serait que chacun trouve la forme d’adoration ou de culte qui lui est personnelle et qui exprime d’une façon spontanée et individuelle sa propre relation avec le Divin; ce serait la condition idéale.
Tandis que d’adopter une religion parce qu’on est né dans cette religion, ou parce qu’on connaît des gens que l’on aime et en qui l’on a confiance qui pratiquent cette religion, ou parce que, quand on va à tel endroit où d’autres prient et adorent, on se sent aidé dans sa prière et dans son adoration, ce n’est pas le signe d’une nature très forte; je dirais plutôt que c’est le signe d’une faiblesse, ou en tout cas d’un manque d’originalité.
Mais vouloir traduire, dans les formes de sa vie physique, l’aspiration et l’adoration intérieures est tout à fait légitime, et c’est beaucoup plus sincère que celui qui se coupe en deux, qui vit une vie physique d’une façon tout à fait mécanique et ordinaire et qui, quand il le peut, quand il en a le temps, ou quand ça lui chante, se retire au-dedans de soi, s’échappe de la vie physique et de la conscience physique et va dans des hauteurs, plus ou moins lointaines, trouver ses joies spirituelles.
Celui qui essaye de faire de sa vie matérielle l’expression de son aspiration la plus haute est certainement d’un caractère plus noble, plus droit et plus sincère que celui qui se coupe en deux et qui dit que la vie extérieure n’a aucune importance et qu’elle ne changera jamais et qu’il faut l’accepter comme elle est et que, au fond, il n’y a que l’attitude intérieure qui compte.
(silence)
Mon dossier de questions augmente! Et je dois dire qu’elles ne sont pas toutes également intéressantes; mais enfin, je pourrais peut-être en prendre une ou deux pour la satisfaction de ceux qui les ont posées.
D’abord, on a pris l’habitude de m’envoyer des questions sans me les signer, de peur que je révèle l’identité de celui qui a posé la question! Je ne la révélerai jamais, vous pouvez être tranquille; et même si je fais quelque remarque désobligeante, personne ne saura pour qui c’est! (rires)
Il y a un autre point. C’est que certains d’entre vous ne prennent pas la peine de me poser leurs questions en français. Comme je n’ai pas prévenu publiquement que je ne répondrai qu’aux questions en français, j’en ai traduit une ou deux pour le moment; mais à l’avenir, si vous voulez que je prenne en considération vos questions, il faut qu’elles soient exprimées en français. Même s’il y a beaucoup de fautes, cela ne fait rien, je les corrigerai!
Il y en a une ici, justement, qui a été posée en anglais et pour laquelle la réponse est très courte. On me demande:
Quelle est la vertu fondamentale à cultiver pour se préparer à la vie spirituelle?
Je l’ai dit bien des fois, mais c’est une occasion de le répéter: c’est la sin-cé-ri-té.
Une sincérité qui doit devenir totale et absolue, parce que seule la sincérité est une protection sur le chemin spirituel. Si vous n’êtes pas sincère, dès le second pas vous êtes sûr de tomber et de vous casser le nez. Il y a toutes sortes de forces, de volontés, d’influences, d’entités qui sont là à guetter la moindre petite faille dans cette sincérité et qui, immédiatement, se précipitent par cette faille et commencent à vous désorganiser.
Par conséquent, avant de rien faire, de rien commencer, de rien essayer, soyez sûr d’abord que vous êtes non seulement aussi sincère que vous pouvez l’être, mais que vous avez l’intention de le devenir encore bien davantage.
Parce que c’est votre seule protection.
Cet effort pour cultiver la vertu initiale peut-il être collectif?
Certainement il peut l’être. Et c’est cela que l’on essayait autrefois dans les collèges d’initiation. Encore maintenant, dans les sociétés plus ou moins secrètes ou les groupements très limités, on cherche à ce que la collectivité soit assez unie et fasse un effort collectif assez complet pour que le résultat soit le résultat du groupe au lieu d’être le résultat d’un individu.
Mais naturellement, cela complique le problème terriblement... Chaque fois que l’on se réunit, on essaye de créer une entité collective; mais pour qu’une vertu soit réalisée d’une façon collective, cela demande un effort formidable. Pourtant ce n’est pas impossible.
(silence)
On m’a posé une autre question, qui est d’un ordre un peu plus subtil, mais qui me paraît avoir un intérêt assez particulier... Quelqu’un demande quelle est la vraie intensité pour vouloir le Divin, dans la volonté de s’unir au Divin. Et alors cette personne dit ceci, qu’elle a trouvé en elle deux modes différents dans cette aspiration, surtout dans l’intensité de l’aspiration vers le Divin: dans l’un de ces mouvements, il y a une sorte d’angoisse, comme une douleur poignante; dans l’autre, il y a une anxiété, mais en même temps une grande joie.
Cette observation est très correcte.
Et la question posée est celle-ci:
«Quand sent-on cette intensité mélangée à l’angoisse, et quand sent-on cette intensité contenant de la joie?»
Je ne sais pas si plusieurs ou beaucoup d’entre vous ont une expérience analogue, mais elle est très réelle, cette expérience, très spontanée. Et la réponse est très simple.
Dès que la présence de la conscience psychique est unie à l’aspiration, l’intensité prend un caractère tout différent et comme rempli de l’essence même d’une joie inexprimable. Cette joie est comme quelque chose qui est le contenu de tout le reste. Quelle que soit la forme extérieure de l’aspiration, quels que soient les difficultés ou les obstacles qu’elle rencontre, cette joie est là comme si elle remplissait tout, et elle vous porte en dépit de tout.
Cela, c’est le signe certain de la présence psychique. C’est-adire que vous avez établi un contact avec votre conscience psychique, plus ou moins complet, plus ou moins constant, mais à cette minute-là, c’est l’être psychique, la conscience psychique qui remplit votre aspiration, qui lui donne son vrai contenu. Et c’est cela qui se traduit par la joie.
Quand ce n’est pas là, l’aspiration peut venir de différentes parties de l’être; elle peut venir principalement du mental, elle peut venir principalement du vital, elle peut venir même du physique, elle peut venir de l’union des trois — elle peut venir de toutes sortes de combinaisons. Mais généralement, pour que l’intensité soit là, il faut la présence vitale. C’est le vital qui donne l’intensité; et comme le vital est en même temps le lieu de la majorité des difficultés, des obstacles, des contradictions, alors c’est la friction entre l’intensité de l’aspiration et l’intensité de la difficulté qui crée cette angoisse.
Ce n’est pas une raison pour arrêter son aspiration.
Il faut savoir, il faut comprendre la raison de cette angoisse. Et alors, si l’on peut faire intervenir juste un élément de plus dans l’aspiration, c’est-à-dire la confiance en la Grâce divine, la confiance dans la Réponse divine, cela contrebalance toutes les angoisses possibles et on peut aspirer sans trouble et sans crainte.
Ceci nous amène à autre chose, qui n’est pas positivement une question, mais une demande d’explication, de commentaire, ou de développement de la question. Il s’agit justement de la Grâce.
J’ai dit quelque part, ou j’ai écrit, que quelles que soient la foi et la confiance que l’on ait en la Grâce divine, quelle que soit la capacité que l’on ait de La voir à l’oeuvre dans toutes les circonstances, à tout moment, sur tous les points de la vie, jamais on ne pourra arriver à comprendre l’immensité merveilleuse de Son Action, et la précision, l’exactitude avec laquelle cette Action s’accomplit; jamais on ne pourra saisir à quel point la Grâce fait tout, est derrière tout, organise tout, conduit tout, pour que la marche en avant vers la réalisation divine soit aussi prompte, aussi complète, aussi totale et aussi harmonieuse qu’elle peut l’être, étant donné les circonstances du monde.
Dès que l’on est en rapport avec Elle, il n’est pas une seconde dans le temps, pas un point dans l’espace, qui ne vous montre d’une façon éclatante ce travail perpétuel de la Grâce, cette intervention constante de la Grâce.
Et une fois que l’on a vu cela, alors on sent que jamais on n’est à la hauteur de cela, parce qu’il ne faudrait jamais l’oublier, il ne faudrait jamais avoir des peurs, des angoisses, des regrets, des reculs, des... même des souffrances. Si l’on était en union avec cette Grâce, si on La voyait partout, on commencerait à vivre une vie d’exultation, de toute-puissance, de bonheur infini.
Et ce serait la meilleure collaboration possible à l’OEuvre divine.
1 Plus tard, un disciple a demandé à Mère: «Pourquoi as-tu dit “presque”? La disparition n’est donc pas complète?» Ce à quoi Mère a répondu:
«Quelque part, je crois que c’est dans The Yoga of Self-Perfection, Sri Aurobindo dit, ou plutôt laisse entendre, à propos de ceux qui veulent s’annuler dans le Suprême, que c’est une chose qui ne peut pas être faite, parce que le Suprême le veut autrement. Mais Sri Aurobindo le dit sans le dire, c’est juste une allusion en passant. L’idée, c’est que par-delà l’Être et le Non-Être, ce qui est le Sommet total inclut nécessairement une forme (ce que l’on pourrait appeler une forme essentielle) de l’individualité, qui ne s’oppose plus et qui même ne se distingue plus de l’Unique, mais qui est inclue dans l’Unique sans séparation. Mais les mots que l’on peut employer ne veulent rien dire! Et on en est réduit à une explication enfantine. C’est à cause de cela que j’ai dit “presque”.»
2 «Dans un culte, quel qu’il soit, le symbole, le rite significatif ou l’image expressive, n’est pas seulement un élément esthétique pour émouvoir et embellir les choses, mais un moyen physique par lequel l’être humain commence à donner une précision extérieure à l’émotion et à l’aspiration de son coeur, et qui l’aide à affermir et à dynamiser son aspiration. Car si le culte, sans l’aspiration spirituelle, est vide de sens et vain, l’aspiration, sans l’acte et sans la forme, est un pouvoir désincarné et de peu d’effet dans la vie. C’est malheureusement le sort de toutes les formes dans la vie humaine: elles se cristallisent, deviennent purement formelles, et par suite stériles; la forme et le culte gardent toujours leur pouvoir pour celui qui peut encore en pénétrer le sens, mais la majorité finit par se servir des cérémonies comme d’un rite mécanique, et du symbole comme d’un signe sans vie; et parce que cette cristallisation tue l’âme de la religion, le culte et la forme doivent finalement être changés ou rejetés tout à fait. Certains même, pour cette raison, considèrent que tous les cultes et toutes les formes sont suspects et choquants; mais rares sont ceux qui peuvent se passer du support des symboles extérieurs, et il existe même un certain élément divin dans la nature humaine qui en a besoin, toujours, pour que sa satisfaction spirituelle soit complète. Le symbole est toujours légitime, aussi longtemps qu’il est vrai, sincère, beau et qu’il donne de la joie; on peut même dire qu’une conscience spirituelle sans contenu esthétique ou émotif ne serait pas entièrement spirituelle, ou en tout cas, qu’elle ne serait pas intégrale. Dans la vie spirituelle, la base de l’acte est une conscience spirituelle perpétuellement rénovatrice qui est poussée à s’exprimer en des formes toujours nouvelles, ou qui est capable de renouveler toujours la vérité d’une forme par la coulée de l’esprit; s’exprimer de façon à faire de chaque acte un symbole vivant de quelque vérité de l’âme, telle est la nature même de la vision et de l’impulsion créatrices de l’esprit. C’est de cette façon que le chercheur spirituel doit traiter la vie: il doit transmuer la forme et glorifier l’essence.» (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 181-82)