Mère
l'Agenda
Volume 3
(Nous ne nous souvenons plus exactement des circonstances qui ont amené la conversation suivante, nous n'avons pas gardé note de nos questions à Mère ni des détails extérieurs, mais il semble que nous voulions écrire une lettre à X, notre ancien gourou tantrique, ou que nous voulions le rencontrer pour tenter d'expliquer ce qui s'était passé, et surtout, au fond, pour lui dire que nous lui gardions notre affection profonde en dépit des circonstances extérieures et de notre rupture extérieure.)
...Il ne faut jamais reculer, il faut toujours avancer.
Les courbes font comme ça, comme ça, comme ça (geste sinueux), c'est seulement quand on fait la flèche supramentale qu'on peut aller au-dessus. Alors ce qui s'est passé [avec X] était nécessaire. Mais il y a un degré supérieur à en vouloir à quelqu'un parce qu'on s'est trompé sur lui! Ça, c'est une chose humaine si ordinaire – c'est ridicule. Mais c'est comme cela. Il est, a été ce qu'il est tout du long, il n'a jamais prétendu autre chose que ce qu'il est, seulement (avec un sourire moqueur pour le disciple) l'imagination a mis beaucoup de dorures là où il n'y en avait pas, et puis les circonstances (les circonstances, c'est toujours l'influence de la conscience) ont fait que les dorures ont disparu! Mais ce que tu sentais sincèrement pour lui, qui n'était pas le produit d'une imagination bouillonnante, ce qui était un sentiment sincère, ça, ça doit rester.1
Mais ça reste!
Eh bien, il n'y a qu'à dire cela: «Mon sentiment reste le même.» Tu n'as pas besoin de te remettre sous son influence, parce que c'était l'influence de ton imagination (!)
Je ne sais pas très bien comment lui dire...
Pourquoi veux-tu construire d'avance les mots que tu lui diras? Tu gardes dans ta conscience non pas une convention extérieure, non pas une illusion dans laquelle tu vivais, mais la réalité.
Ne décide rien mentalement.
Il faut savoir être immobile, silencieux, et laisser le Seigneur parler à travers soi; c'est beaucoup mieux que de décider d'avance, beaucoup mieux... Moi, Il ne m'a jamais failli, le Seigneur. Je me suis trouvée des centaines de fois dans des circonstances très difficiles; je ne faisais rien, je disais: «Oh! on verra bien ce qui va arriver», et c'était toujours, naturellement, la meilleure chose qui arrivait. Et moi, je n'y étais pour rien – ce n'était pas moi, c'était le Seigneur.
Le moins on explique et le moins on fait de plans, le mieux c'est – toujours, toujours.2
*
* *
Plus tard
Juste après t'avoir parlé l'autre jour, j'ai regardé pour être tout à fait sûre, et j'ai vu que même le corps – même le corps –, il lui fallait un petit effort – un petit effort – pour avoir la sensation d'être quelque chose de séparé, d'être une individualité. Ça lui paraissait gênant, comme si on le mettait dans une boîte!
L'impression, c'est plutôt des vibrations qui sont rassemblées et coagulées quelque part – et encore! avec un jeu intérieur très souple parce que ça s'en va comme ça (Mère fait un geste de diffusion ou d'expansion autour d'Elle) par une sorte de (comment?...) de subtilisation ou d'éthérisation. Mais ça n'a pas de limites – comment est-ce que ça aurait des limites! Ça va comme ça (même geste rayonnant), ce sont ces mêmes vibrations qui sont partout, dans tous les corps et toutes les choses. Et c'est seulement une volonté de concentration dans une organisation spéciale qui fait ce qu'on appelle ce corps – il se sent spontanément tout le temps comme ça (il n'est pas là à s'observer, mais si quelque chose l'oblige à l'observation, c'est ça qu'il sent spontanément). Et cette délimitation qui est dans tous les êtres, et qui ÉTAIT en lui (était-ce lui?... est-ce que les cellules n'ont pas changé? je ne sais pas), mais qui était dans ce que les gens appellent «lui», a complètement disparu. Avant (il y a de cela quelque trente ans), il sentait quelque chose de séparé qui bougeait au milieu d'autres choses séparées – c'est parti.
Plusieurs fois j'ai essayé, je me dis: «Ah! voyons, il n'y a rien, nulle part, qui sent comme cela?3 (D'en haut comme ça je le regarde.) Il n'y a rien, vrai? Tu es tout à fait sincère, spontané?4 Il n'y a rien?» – Impossible de trouver. Impossible de trouver.
Dans tous les états d'être, même dans le physique subtil, le mental, le vital, tout ça, il y a longtemps que ce n'est plus comme cela. Mais c'est le corps. N'est-ce pas, je dis «je» – ce qui dit «je», c'est... c'est quelque chose qui est grand comme l'univers. Et ça ne peut pas être autrement. Ce n'est pas parce que je le veux, ce n'est pas parce que j'insiste, ce n'est pas parce que c'est l'effet d'une tapasya ou de... pas du tout: ça ne peut pas être autrement, c'est comme ça. C'est la spontanéité de l'être. L'expérience est devenue tout à fait (comment dire?) extériorisée.
Et c'est ça qui fait la différence essentielle pour ce corps. C'est ça qui fait qu'il ne se sent pas comme les autres corps. C'est... (Mère hoche la tête) non, ce n'est pas la même chose, il sent bien que ce n'est pas la même chose – parce que sa réaction est différente!
Peut-être qu'il y avait un jiva, avant? Je ne sais pas, je ne me souviens plus; parce que maintenant je me souviens seulement... au fond, un univers en marche et une concentration spéciale sur les affaires de la Terre parce que le Seigneur a décidé que c'était le moment de... changer quelque chose. C'est tout. Changer quelque chose.
(silence)
Il y a un bonhomme – qui ne doit être ni vieux ni jeune –, qui depuis vingt-cinq ans vit d'une façon continue à l'une des sources du Gange, dans une sorte de petite caverne creusée dans la montagne, toute petite – toute nue, terre battue, une peau de tigre. Il est assis sur la peau de tigre, tout nu, sans rien, absolument nu comme l'enfant qui vient de naître, en plein hiver comme en été – tout est plein de neige dehors. Il mange... quelquefois des gens qui passent apportent des fruits; il les fait sécher au soleil, puis met ça dans l'eau et boit. C'est tout. Depuis vingt-cinq ans il est là, sans sortir de cet endroit.
Un de nos enfants (V) est allé là-bas tout seul – un garçon courageux. Et alors, en hiver, c'est absolument isolé de tout, il n'y a rien (c'était au mois de mai et il y avait encore de la neige dehors, et un froid! il paraît effroyable), et il était assis là, tout nu, ça lui paraissait tout à fait naturel! Il a même demandé à ce garçon: «Si vous voulez passer la nuit ici?...» Ça lui a suffi!
Il est allé là-bas, il s'est assis près de lui, puis au bout d'un moment, l'homme est entré dans une sorte de transe et a commencé à lui raconter sa vie (la vie de ce garçon, pas la sienne!). Alors V a été intéressé et il a voulu savoir; il a demandé: «D'où est-ce que je viens?» L'homme a répondu: «Oh! d'un Ashram près de la mer – il y a la mer là-bas.» Puis il a commencé à parler (il faut dire que physiquement il ne savait absolument rien de Sri Aurobindo ni de moi ni de l'Ashram – rien du tout, du tout), et il lui a dit qu'il y avait là-bas un «grand sage» et puis «la Mère», et qu'ils voulaient faire quelque chose sur la terre qui n'avait jamais été fait avant – c'était très difficile. Puis, je ne sais pas s'il a dit que j'étais seule maintenant (ça, je n'en sais rien), mais il a dit: «Oh! mais elle a été obligée de se retirer5 parce que les gens qui l'entourent ne comprennent pas et... la vie est devenue très difficile là-bas. Elle sera très difficile encore jusqu'en 1964.»
Peut-être qu'il lisait dans la tête du garçon (je ne sais pas) mais pas dans sa tête consciente. Mais il a dit plusieurs fois: «Ils veulent faire quelque chose qui n'a jamais été fait avant, c'est très difficile – c'est très difficile – et c'est pour cela qu'ils sont venus, c'est pour faire ça.»
J'ai appris cela il y a deux jours. Ça m'a intéressée: «Quelque chose qui n'a jamais été fait auparavant, quelque chose de tout à fait nouveau.»6
Il y avait beaucoup d'autres choses. Mais il paraît qu'il parle un hindi particulier qui est très difficile à comprendre. Mais ça, il l'a répété plusieurs fois et c'était tout à fait clair.
Ça m'a intéressée.
Et c'est vraiment ça, c'est pour ça que Sri Aurobindo était venu, et c'est pour ça que je suis venue. Et c'était ça qui était sur ma tête quand j'étais toute petite: quelque chose de nouveau et de très difficile (Mère sourit). Très difficile.
Il a dit, paraît-il, que si on arrivait jusqu'en 1964, après, les difficultés s'en iraient (mais ça, c'est une très forte formation – qu'est-ce qu'il a reçu? est-ce la formation de Sri Aurobindo? est-ce la pensée de ce garçon? ou quoi?...) Mais c'est un liseur de pensée merveilleux, il doit voir dans le monde mental merveilleusement.
Ça m'a bien amusée. Si on demandait... si on demandait aux gens ici, il n'y en a pas beaucoup qui ont une idée si claire: «Ils sont venus pour faire quelque chose de tout à fait nouveau, et de très difficile.»
C'est joli.
Voilà, petit.
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1 En fait, notre rupture définitive avec X viendra seulement deux ans plus tard, en 1964.
2 Nous n'avons pas gardé l'enregistrement de cette première partie.
3 La séparation du corps.
4 Il s'agit du corps.
5 La «retraite» de Mère n'a pas duré longtemps. 1962 est peut-être la seule année tranquille de Mère. À partir de 1963 l'impitoyable cohue recommencera.
6 Quelques jours plus tard, Mère remarquait avec une sorte d'admiration: «Pour ces gens-là, il est presque miraculeux qu'ils puissent admettre qu'on fasse quelque chose de tout à fait nouveau! C'est ça, la grande difficulté avec tous ceux qui ont réalisé quelque chose, c'est qu'ils ont fermé la porte: «Maintenant, on a réalisé ce que les Anciens avaient dit et ça suffit.» Alors trouver un homme qui ne sait rien extérieurement et qui a senti qu'on voulait faire quelque chose qui n'avait jamais été fait auparavant... j'ai trouvé ça extrêmement intéressant. Ça veut dire une ouverture. Une ouverture là-haut, plus haut que l'atmosphère spirituelle ordinaire.»