Mère
l'Agenda
Vol. 1
66 – Le péché est ce qui, en un temps, fut à sa place mais qui, parce qu’il persiste maintenant, ne l’est plus. Il n’y a pas d’autre péché.
Je ne me sens pas d’inspiration. Tu as une question?
On dit que le péché est quelque chose qui n’est plus à sa place. Mais est-ce que la cruauté, par exemple, a jamais été «à sa place»?
C’est justement ce qui m’est venu, parce que je reçois toutes les questions des gens.
Immédiatement, c’est la question: celui qui tue, par exemple, par cruauté, ou qui fait souffrir par cruauté, est-ce que cela a jamais été à sa place?... Mais c’est tout de même (nous en revenons toujours à la même chose), c’est tout de même une expression du Divin, mais déformée dans son apparence.
Si tu peux me dire ce qu’il y a derrière? Sri Aurobindo disait toujours que la cruauté était l’une des choses qui lui repugnait le plus, mais il dit que c’est la déformation d’une intensité; on pourrait presque dire la déformation d’une intensité d’amour: quelque chose qui ne se satisfait pas d’un moyen terme, qui veut des extrêmes – et c’est légitime. C’est la déformation de cela: le besoin de sensation extrêmement fortes.
J’avais toujours su que la cruauté, comme le sadisme, est le besoin de sensation extrêmement violente, pour traverser une couche épaisse de tamas1 qui ne sent rien – il faut un extrême pour que cela puisse être senti par le tamas. Par exemple, on m’a toujours dit (c’était l’une des choses qui m’a été très fortement dite au Japon) que les gens d’Extrême-Orient sont très tâmasiques physiquement; spécialement les Chinois ont la réputation d’être une race descendue de la lune, c’est-à-dire qu’ils seraient le restant des occupants de la lune avant qu’elle ne se soit refroidie et ils auraient échoué sur la terre (c’est pour cela (!) qu’ils ont la figure ronde et des yeux comme cela)... Enfin (riant), ce sont des on-dit! Et ils sont extrêmement tâmasiques: ils ont la sensation presque nulle, il leur faut des choses effroyables pour qu’ils sentent! Alors, naturellement, ils emploient cela pour tout le monde puisqu’ils l’emploient pour eux-mêmes, et c’est cela qui les rend d’une cruauté inimaginable – pas tous! mais enfin c’est une réputation. Tu as lu le livre de Mirbeau (je crois)? J’ai lu cela il y a soixante ans: quelque chose sur les supplices chinois.
Oui, c’est célèbre.
C’est très connu.
Mais ce sont de grands artistes aussi.
Oui. J’ai lu ce livre, il était très bien écrit. Mais à ce moment-là, j’avais compris ce que c’est. Et alors j’ai eu la confirmation quand je suis allée au Japon: il y a beaucoup de Japonais qui, eux aussi, ont la sensation émoussée («émoussée» dans le sens qu’il leur faut des choses extrêmement violentes pour qu’ils les sentent). C’est peut-être dans cette direction-là que l’on trouverait l’explication?
Mais à l’origine, il y a toujours le problème qui n’a jamais été résolu: «Pourquoi est-ce devenu comme cela? Pourquoi cette déformation? Pourquoi tout cela a-t-il été déformé?...» Il y a des choses très belles, derrière, très intenses, infiniment plus puissantes que ce que nous pouvons même supporter, nous, et qui sont merveilleuses; mais pourquoi tout cela, ici, est-il devenu... si affreux? Et alors c’est cela – je t’ai dit que je n’avais pas d’inspiration parce que c’est cela qui se présente immédiatement.
C’est...
La notion de péché est quelque chose que je ne comprends pas, que je n’ai jamais comprise. Le péché originel m’a paru l’une des idées les plus monstrueuses que les hommes aient jamais pu avoir – le péché et moi, ça ne va pas ensemble! Alors, naturellement, je suis pleinement d’accord avec Sri Aurobindo, qu’il n’y a pas de péché – ça, c’est entendu, mais...
Il y a certaines choses qu’on peut appeler «péché», si on veut, comme la cruauté; eh bien, je ne vois que cette explication-là: c’est la déformation du goût ou du besoin d’une sensation extrêmement forte. J’ai noté, chez les gens cruels, que c’est à ce moment-là qu’ils ont un Ananda: ils y trouvent une joie intense. Par conséquent c’est la légitimation. Seulement c’est dans un tel état de déformation que c’est répugnant.
Quant à l’idée que les choses ne sont pas à leur place, ça, c’est une chose, mon petit, que j’ai comprise même quand j’étais petite. Et j’ai eu l’explication avec Théon, parce que dans son système cosmo-gonique, il avait expliqué les pralaya2 successifs des différents univers en disant qu’à chaque univers, c’était un aspect du Suprême qui se manifestait; que chaque univers était bâti sur un aspect du Suprême, et que tous, ils étaient retournés l’un après l’autre dans le Suprême (il énumérait tous les aspects qui s’étaient successivement manifestés, et avec une logique dans la succession! extraordinaire – je l’ai gardé quelque part mais je ne sais plus où c’est). Et cette fois-ci, c’était (je ne me souviens plus exactement non plus du chiffre dans la succession), mais ce devait être l’univers qui ne serait plus retiré, qui suivrait une progression de devenir pour ainsi dire indéfinie. Et cet univers-ci, c’était l’Équilibre (pas un équilibre statique mais un équilibre progressif3). L’Équilibre, c’est-à-dire (il expliquait cela), chaque chose à sa place, exactement: chaque vibration, chaque mouvement à sa place, chaque... et alors, plus on descend: chaque forme, chaque activité, chaque élément exactement à sa place par rapport au tout. Cela m’a beaucoup intéressée parce que Sri Aurobindo a dit la même chose, qu’il n’y a rien qui soit mauvais: simplement les choses ne sont pas à leur place – leur place, pas seulement dans l’espace mais dans le temps; leur place universelle, leur place dans l’univers, à commencer par les mondes, les étoiles etc., et chaque chose exactement à se place. Et alors, quand chaque chose sera exactement à sa place, depuis la plus formidable jusqu’à la plus microscopique, le tout exprimera le Suprême PROGRESSIVEMENT sans avoir besoin d’être retiré pour être émané à nouveau. Et c’est là-dessus aussi que Sri Aurobindo basait le fait que c’est dans cette création-ci, cet univers-ci, que cette espèce de perfection d’un monde divin pourra être manifestée – ce que Sri Aurobindo appelle le Supra-mental.
L’équilibre est la loi essentielle de cette création et c’est cela qui permet qu’une perfection puisse se réaliser dans la manifestation.
Dans cet ordre d’idée, des choses «à leur place», une autre question m’était venue: avec la descente du Supramental, quelles sont justement les Joules premières choses que la force supramentale va vouloir déloger ou qu’elle essaie de déloger?
Les premières qu’elle délogera?
Oui, individuellement et cosmiquement, pour que tout soit à sa place.
Est-ce qu’elle «délogera» quelque chose?... Si nous acceptons l’idée de Sri Aurobindo, elle mettra chaque chose à sa place, c’est tout.
Il y a une chose qui, nécessairement, devra cesser: c’est la Déformation, c’est-à-dire le voile de mensonge sur la Vérité, parce que c’est cela qui est responsable de tout ce que nous voyons, tout ce qui existe ici. Si on enlève ça, les choses seront tout à fait différentes, tout à fait, nécessairement: elles seront comme nous les sentons, nous, quand nous sortons de celte conscience-là. Quand on sort de cette conscience, qu’on entre dans la Conscience-de-Vérité, c’est au point que l’on est étonné qu’il puisse y avoir quelque chose comme la souffrance et la misère et la mort et tout cela; il y a une sorte d’étonnement, en ce sens que... on ne comprend pas comment ça peut se produire (quand on a vraiment basculé de l’autre côté). Mais alors cet état de conscience est d’habitude associé à l’expérience de l’irréalité du monde tel que nous le connaissons, tandis que Sri Aurobindo dit que cette perception de l’irréalité du monde n’a pas besoin d’exister pour la conscience supramentale: c’est seulement l’irréalité du Mensonge, pas l’irréalité du monde. Et ça, c’est très intéressant. C’est-à-dire que le monde a une réalité en soi, indépendante du Mensonge.
Je suppose que c’est cela qui sera le premier effet du Supramental – premier effet peut-être même dans l’individu, parce que ça commencera d’abord par l’individu.
Cet état de conscience,4 il est probable qu’il doit devenir un état constant, mais alors un problème se pose: comment est-ce qu’on peut rester en contact avec le monde tel qu’il est dans sa déformation? Parce que je me suis aperçue d’une chose: quand cet état est très fort en moi, très fort, tellement fort qu’il peut résister à tout ce qui vient le bombarder du dehors, si je dis quelque chose, les gens ne comprennent RIEN! – rien. Par conséquent, cela doit supprimer un contact utile.
Comment serait une petite création supramentale comme noyau d’action et de rayonnement sur la terre, par exemple (pour ne prendre que la terre)? Est-ce que c’est possible?... On conçoit très bien un noyau de création surhumaine – des surhommes –, c’est-à-dire des hommes qui ont été hommes et qui, par l’évolution et la transformation (au vrai sens du mot) sont arrivés à manifester les forces supramentales; mais leur origine est humaine, alors tant que leur origine est humaine, forcément il y a un contact: même si tout est transformé, même si les organes sont transformés en centres de force, il y a tout de même quelque chose d’humain qui reste, comme une coloration. Ce sont ces êtres-là qui, selon les traditions, découvriront le secret de la création supramentale directe, sans passer par le processus de la Nature ordinaire. Et alors c’est à travers eux que prendraient naissance les vrais êtres du supramental qui, eux, nécessairement, doivent vivre dans un monde supramental. Mais alors comment se ferait le contact entre ces êtres et le monde ordinaire? Comment concevoir une transformation suffisante de la nature pour que cette création supramentale puisse se produire sur la terre? – Je ne sais pas.
Naturellement, on sait que pour qu’une chose pareille se fasse, cela demande un temps assez considérable, et il y aura probablement des étapes, des degrés, des facultés qui apparaîtront et que, pour le moment, nous ne connaissons pas ou nous ne concevons pas, et qui changeront les conditions de la terre – ça, c’est voir quelques milliers d’années en avant.
Reste le problème: est-il possible de se servir de cette notion d’espace – je veux dire l’espace sur le globe terrestre?5 est-ce possible qu’il y ait un endroit dans lequel puisse être créé l’embryon ou le germe du monde futur supramental?
Moi, ce que j’avais vu... Le plan était venu dans tous ses détails; mais c’est un plan qui, dans son esprit et sa conscience, n’est pas du tout conforme à ce qui est possible terrestrement maintenant (mais dans sa manifestation la plus matérielle, il était basé sur les conditions terrestres existantes). C’est cette idée d’une ville idéale qui serait le noyau d’un petit pays idéal et qui n’aurait de contacts que purement superficiels et extrêmement limités dans ses effets avec le vieux monde. Il faudrait donc déjà (mais ça, c’est possible) concevoir un Pouvoir suffisant pour, à la fois, qu’il soit une protection contre l’agression ou la mauvaise volonté (ce ne serait pas la protection la plus difficile à avoir), et une protection contre l’infiltration, le mélange... Mais cela, on peut à la rigueur le concevoir. Au point de vue social, au point de vue organisation, au point de vue vie intérieure, ce ne sont pas des problèmes difficiles; le problème, c’est la relation avec ce qui n’est pas supramentalisé, pour empêcher l’infiltration, le mélange, c’est-à-dire pour empêcher que ce noyau retombe dans une création inférieure – c’est une période de transition.
(silence)
Tous ceux qui ont pensé au problème ont toujours imaginé quelque chose qui était inconnu du reste de l’humanité, dans un endroit comme une gorge de l’Himalaya, un lieu inconnu du reste de l’humanité. Mais ça, ce n’est pas une solution. Ce n’est pas une solution du tout.
Non, la seule solution, c’est le pouvoir occulte. Mais ça... Alors cela veut dire déjà un certain nombre d’individus qui sont arrivés à une grande perfection de réalisation avant que quoi que ce soit puisse se faire... Mais on conçoit que si cela peut se faire, on peut avoir, délimité par le monde extérieur (il n’y a pas de contacts, n’est-ce pas), un endroit où tout soit exactement à sa place, comme un exemple. Chaque chose est exactement à sa place, chaque personne exactement à sa place, chaque mouvement exactement à sa place, et à sa place dans un mouvement ascendant, progressif, sans rechute (c’est-à-dire tout le contraire de ce qui se passe dans la vie ordinaire). Alors, naturellement, cela veut dire aussi une sorte de perfection, cela veut dire aussi une sorte d’unité; cela veut dire que les différents aspects du Suprême peuvent être manifestés; et nécessairement une beauté exceptionnelle, une harmonie totale; et un pouvoir suffisant pour tenir en état d’obéissance les forces de la Nature: par exemple, même si cet endroit est entouré de forces de destruction, ces forces de destruction n’ont pas le pouvoir d’agir – la protection est suffisante.
Tout cela demande une extrême-extrême perfection chez les individus qui seraient les organisateurs d’une chose pareille.
(long silence)
Ce doit être semblable à ce qui s’est passé pour l’apparition des premiers hommes.
On n’a jamais su, au fond, comment ont été formés les premiers hommes, la première réalisation mentale? Est-ce que l’on sait si c’étaient des individus isolés ou si c’étaient des groupes? Si cela s’est produit au milieu des autres ou si c’était dans l’isolement? – Je ne sais pas. Il peut y avoir une analogie avec le cas futur de la création supramentale.
Il n’est pas difficile de concevoir, dans la solitude de l’Himalaya ou dans la solitude de la forêt vierge, un individu qui commence à créer son petit monde supramental autour de lui – c’est facile à concevoir. Mais la même chose est nécessaire: il faudrait qu’il soit arrivé à une perfection telle que son pouvoir agisse automatiquement pour empêcher l’intrusion du dehors.
Parce qu’ils seraient automatiquement en butte aux attaques de l’extérieur?
Il faudrait qu’automatiquement ils soient protégés, c’est-à-dire que tout élément étranger ou contraire soit empêché d’approcher.
N’est-ce pas, on raconte des histoires comme cela, de gens qui vivaient dans une solitude idéale. Mais ça, ce n’est pas impossible à concevoir, du tout. Quand on est en rapport avec ce Pouvoir, au moment où il est en vous, on voit bien que... c’est un jeu d’enfant! Au point même d’avoir la possibilité de changer certaines choses, d’exercer une contagion sur les vibrations environnantes et les formes environnantes qui, automatiquement, commencent à se supra-mentaliser. Tout cela est possible – mais c’est à l’échelle de l’individu. Tandis que prenons l’exemple de ce qui se passe ici: l’individu qui reste au centre même de tout ce chaos – c’est là, la difficulté!... Est-ce que, de ce fait même, ce n’est pas une impossibilité d’arriver à une sorte de perfection dans la réalisation? Mais l’autre aussi, l’isolé dans la forêt, c’est toujours la même chose, c’est l’exemple qui ne prouve pas du tout que le reste va pouvoir suivre. Tandis que ce qui se passe ici, ce serait déjà une action beaucoup plus rayonnante. Ça doit se produire à un moment donné – ça DOIT se produire. Mais le problème reste: est-ce que cela peut se produire en même temps ou avant que l’autre chose soit réalisée: l’individu, l’unique individu supramentalisé?
(silence)
Il est évident que la réalisation, dans ces conditions de communauté ou de groupe, est beaucoup plus complète, intégrale, totale, et probablement parfaite qu’aucune réalisation individuelle, qui est toujours nécessairement, nécessairement, sur le plan extérieur, matériel, absolument limitée, parce que c’est seulement un mode d’être, un mode de manifestation, un ensemble microscopique de vibrations qui est touché.
Mais au point de vue de la facilité du travail, je crois qu’il n’y a pas de comparaison!
(silence)
Et alors reste le problème. Tous les gens comme Bouddha et les autres, ils ont D’abord réalisé, puis ils sont rentrés en contact avec le monde. Alors c’est très simple. Mais pour ce que j’envisage, est-ce que de rester dans le monde n’est pas une condition indispensable pour que la réalisation puisse être totale?
Ça...
Mère reste longtemps absorbée à regarder devant Elle
Je suis tout le temps en train de voir des images! – pas des images: des choses vivantes, comme des réponses aux questions. Il y avait un paon magnifique qui se formait (le paon est le symbole de la victoire ici), et alors sa queue s’ouvrait comme cela, et sur sa queue apparaissait une construction, comme cette construction d’un endroit idéal... C’est dommage que l’on ne puisse pas photographier ce monde-là! On devrait avoir des plaques suffisamment sensibles – on a essayé. Ce serait très intéressant parce que ça bouge comme un cinéma: ce ne sont pas des choses plaquées, ça bouge.
Bon. Alors qu’est-ce que tu voulais demander?
Je crois que tu as répondu!
Non, je ne me souviens plus, je suis partie – en promenade.
Je t’avais demandé... Ta Force ou la Force supramentale, quel est le premier travail qu’elle fait, maintenant?
Ah! oui.
Elle met les choses en place?
Ça, je le sais par expérience, et c’est au point que plus la Force se concentre, plus les choses arrivent juste au moment où elles doivent arriver: les gens viennent juste ou font juste ce qu’ils doivent faire; les objets autour de moi s’arrangent comme si... tout naturellement, à leur place; et ça va jusqu’au moindre petit détail. Et ça apporte en même temps une espèce de sens d’harmonie, d’eurythmie, une joie – une joie très souriante dans l’organisation, comme si tout participait joyeusement à ce remodelage. Par exemple, on veut dire quelque chose à quelqu’un: cette personne vient; on a besoin de telle autre personne pour un travail: elle arrive; on voulait organiser quelque chose: tous les éléments nécessaires à l’organisation se trouvent là. Tout cela, avec une espèce d’harmonie, qui est miraculeuse mais qui n’a rien de miraculeux! (Vraiment, dans son essence, c’est tout simplement la force intérieure qui rencontre un minimum d’obstacles, alors les choses se moulent sur son action.) Cela m’arrive très-très-TRÈs souvent; et ça reste quelquefois pendant des heures.
Mais c’est assez délicat, c’est comme un rouage très-très délicat, comme une machinerie: la moindre petite chose détraque tout. Par exemple, une mauvaise réaction dans quelqu’un, ou une mauvaise pensée, ou une vibration d’agitation, ou une anxiété, n’importe quoi, et toute l’harmonie se dissout. Pour moi, cela se traduit tout de suite par un malaise dans mon corps, et un malaise d’une nature très particulière; alors là c’est le désordre: on recommence la chose ordinaire. Alors il faut de nouveau que je rassemble (pour ainsi dire) la Présence du Seigneur et que je recommence à la pousser partout – quelquefois ça se fait vite, quelquefois ça prend longtemps. Quand il y a un événement de désorganisation un peu plus radical, cela prend un peu plus longtemps.
Cet œil, par exemple [l’hémorragie], c’est le résultat d’un désordre comme cela, d’une force très obscure que quelqu’un a laissée entrer, pas volontairement ni sciemment: par faiblesse et par ignorance, naturellement mélangée toujours au désir, à l’ego, à tout ça (sans désir et sans ego, ces choses-là n’auraient pas d’accès – mais ça, n’est-ce pas, c’est très général). Mais enfin, c’était notoirement cela, la cause: j’ai senti tout de suite. Quelquefois ça vient, ça fait comme cela (Mère porte la main à son cou), comme une ombre noire qui vous étrangle. Et intérieurement rien n’est même affecté! au point que si je ne faisais pas attention à la réaction purement extérieure, je ne saurais pas que quelque chose s’est passé (c’est le grand Jeu), mais extérieurement l’indication est immédiate: une demi-heure après j’ai eu cette hémorragie dans mon œil. Et je savais que c’était ça: j’étais en train de lutter contre une intrusion tout à fait indésirable. Et la cause, au point de vue extérieur, était une cause... insignifiante. Ce ne sont pas toujours les événements que l’on considère comme graves ou importants qui ont les effets les plus néfastes – loin de là; c’est quelquefois une intrusion de mensonge tout à fait insignifiante, pour une raison tout à fait insignifiante: ce que l’on est convenu d’appeler une stupidité. Mais cela provient du fait que les forces adverses sont toujours là à guetter pour, à la moindre faille, se précipiter.
L’incompréhension d’un doute (un doute qui provient toujours d’un mouvement égoïste), ça, c’est très dangereux. Très dangereux. Et il n’est pas même nécessaire d’être dans la conscience psychique: même si on est seulement dans une conscience vitale éclairée, ça n’a aucun effet – mais c’est là, c’est dans ce grouillement matériel.
Mais tout ce travail-là, dans la solitude de la forêt ou la solitude de l’Himalaya, je ne vois pas que ça puisse se faire. Et on risque beaucoup d’entrer dans cette conscience universelle très impersonnalisée où les choses sont relativement faciles – les conséquences matérielles sont si loin en bas! cela n’a pas beaucoup d’importance. Ce n’est que quand on est dedans qu’on peut agir directement.
En tout cas, pour le moment, le choix ne m’est pas donné – et je ne cherche pas à le faire: les choses sont ce qu’elles sont, telles qu’elles sont; et telles qu’elles sont, il faut faire le travail. Et la façon de faire le travail dépend de ce qu’elles sont.
Mais c’est si joli, n’est-ce pas, quand cette Harmonie vient. Tu sais, on bricole, on arrange des papiers, on met de l’ordre quelque part dans une boîte, et tout cela chante, c’est joli, c’est joyeux, c’est lumineux, c’est... c’est si charmant! Et tout-tout-tout est comme cela. Je m’aperçois de cela: toutes les choses matérielles, toutes les activités, manger, la toilette et tout-tout-tout, quand c’est comme cela, tout est charmant – charmant et... ça s’arrange. C’est si harmonieux! Il n’y a pas de friction. On voit... on voit une Grâce joyeuse, lumineuse, qui se manifeste dans toutes, toutes choses, même dans ce que nous sommes habitués à considérer comme n’ayant aucune espèce d’importance. Mais alors, si ça se retire, tout, exactement les mêmes conditions, les mêmes choses, les mêmes circonstances, ça devient pénible, embêtant, long, difficile, laborieux, oh!... C’est comme cela et comme cela (Mère fait basculer sa main d’un côté et de l’autre comme sur une étroite frontière), comme cela, comme cela.
Et c’est cela qui vous fait bien sentir que ce ne sont pas les choses en elles-mêmes qui comptent. Ce que nous appelons «en elles-mêmes», ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai: c’est le rapport de la conscience avec ces choses. Et ça a une puissance formidable puisque, dans un cas, on touche quelque chose, on le laisse tomber, ou en tout cas ça se présente mal; et dans l’autre cas, c’est si joli! ça s’arrange. Même les mouvements les plus difficiles se font sans difficulté. C’est un pouvoir insensé! Et c’est parce qu’il n’a pas des effets, tu sais, grandioses, que nous ne lui donnons pas d’importance – ça n’a pas d’effets grandioses. Oui, il y a ces grâces d’état quand on se trouve en présence d’une grande difficulté, et tout d’un coup on a tout le pouvoir nécessaire pour faire face – ça, oui, c’est entendu; mais ce n’est pas ça: c’est dans la vie ordinaire.
L’autre jour, j’ai eu un exemple comme cela: quelqu’un m’avait écrit une lettre dans un état tout à fait détestable, et impossible, je ne pouvais pas répondre, je ne savais pas quoi dire. Simplement j’ai mis la Force et je suis restée comme ça (geste d’offrande à la Lumière). J’ai dit: «On verra.» – Quelques heures après (je savais que j’allais voir cette personne), je ne savais même pas si je dirais que j’avais lu ou que je n’avais pas lu la lettre, ou plutôt si ce que je dirais serait le résultat d’avoir lu la lettre ou pas. J’en étais à ce point-là – rien. Je rencontre la personne: il était arrivé le matin même une petite circonstance... qui changeait tout! Alors j’ai su immédiatement ce qu’il fallait dire, ce qu’il fallait faire, et tout s’est arrangé.
C’est comme cela. C’est un exemple. C’était avant-hier, c’est pour cela que je le mentionne, mais ça arrive tout le temps.
Alors j’ai pris l’habitude: je fais toujours comme cela (geste d’abandon à la Lumière). Quand un problème se présente, je fais comme cela, je l’offre au Seigneur et puis je laisse. Et au moment où la solution doit venir, elle vient – elle vient en faits, en actes, en mouvements.
Seulement je ne serais satisfaite (est-ce qu’on peut jamais être satisfait?) enfin je ne commencerais à être satisfaite que si cela, c’était une condition constante et totale, c’est-à-dire dans toutes les circonstances et à tous les moments, nuit et jour. Et est-ce que c’est possible avec... n’est-ce pas, c’est une inondation qui me vient du dehors! constante. Ce matin quand je marchais, j’étais plutôt (comment dire?) un témoin – ce qu’il a pu en arriver des choses! qui venaient comme cela du dehors! une chose, l’autre, l’autre. Et un mélange! de tous les côtés, de tous les gens, de tout. Et pas seulement d’ici: de loin-loin-loin sur la terre, et quelquefois loin dans le temps – loin dans le temps: dans le passé, des choses du passé qui venaient pour être rangées, se présenter dans la nouvelle Lumière pour être mises à leur place. Et c’est toujours cela: chaque chose qui veut être mise à sa place. Et alors c’est un travail constant et... C’est tout le temps comme si on attrapait une nouvelle maladie et qu’il faille la guérir.
C’est un nouveau désordre qu’il faut rétablir.
Au fond, on est très paresseux.
Tiens, j’ai lu, pour ma consolation, que Sri Aurobindo a écrit qu’il était très paresseux! – On est très paresseux. On voudrait (riant) jouir béatifiquement des efforts qu’on a faits!
Voilà.
C’est l’heure, mon petit...6
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1 Tamas: le principe d’inertie et d’obscurité.
2 Pralaya: La destruction d’un univers à la lin d’un cycle. Selon la cosmologie hindoue, chaque formation d’univers commence par un «âge de vérité» (salya-yuuga) qui se dégrade lentement, comme les étoiles, jusqu’à ce qu’il n’y ail plus de vérité du tout, un «âge noir» (kali-youga), comme le nôtre, qui s’achève par un cataclysme. Puis un nouvel univers renaît de ce cataclysme et le cycle recommence. Ceci correspondrait à la théorie du «Big Bang» selon laquelle une phase de contraction, ou d’écroulement des galaxies sur elles-mêmes, succède à la phase d’expansion et précède une nouvelle explosion de l’«oeuf originel», et ainsi de suite. Une série récurrente, et apparemment sans fin, ni but, de naissances cosmiques comme nos naissances humaines, qui se développent, atteignent quelque «sommet», puis s’effondrent pour recommencer toujours. Selon Théon, notre univers actuel serait le septième – mais où est le «commencement»?
3 Notons que l’astronomie moderne est partagée entre la théorie du «Big Bang» avec ses phases de contraction-explosion-expansion, ad infinitum, et la théorie d’un univers en expansion infinie, qui semble tout aussi catastrophique puisque l’univers s’enfonce avec une vitesse vertigineuse dans un infini de plus en plus froid, vide et mortel, comme une balle que ne retiendrait plus aucune force de gravitation, jusqu’à... jusqu’où? Selon les astronomes, c’est la mesure exacte de la quantité de matière par mètre cube de l’univers actuel (un atome pour 400 litres d’espace) qui devrait permettre de départager ces deux théories et nous dire dans quel sens nous mourrons le mieux: s’il y a plus d’un atome pour 400 litres d’espace, la quantité de matière serait suffisante pour que l’effet de gravitation qu’elle crée freine l’expansion actuelle des galaxies et provoque une contraction s’achevant par une explosion dans un espace infime. S’il y a moins de 1 atome par 400 litres d’espace, la quantité de matière serait insuffisante, et donc l’effet de gravitation insuffisant pour retenir les galaxies dans leur invisible filet, et tout filerait à perpétuité – à moins que nous ne découvrions avec Mère une troisième position, celle de l’«équilibre progressif» où la quantité de matière dans l’univers s’avérerait être en fait une quantité de conscience dont la contraction ou l’expansion se réglerait par des lois de la conscience?
4 Quand le voile de mensonge est parti: la conscience supramentale.
5 Interrogée plus lard sur le sens de celle phrase, Mère s’est mise à rire: «Je l’ai dit de l’autre côté! C’est dit du côté où la notion d’espace n’est plus si concrète!»
6 Il existe un enregistrement de cette conversation.