Mère
l'Agenda
Volume 1
(Note: depuis près de vingt jours il pleut sans arrêt)
Il y a eu un cyclone sur Chittagong, des raz-de-marée je ne sais où... Le cyclone a dû se tromper de côté! parce que c’est Karachi qui devait disparaître d’après les prédictions de X.
Il dit que c’est 1962 ou 1963, la disparition totale de Karachi. Et les trois quarts de Bombay sous Veau!
Il y a quelque temps aussi des volcans ont bougé; alors la mer s’est soulevée et elle a balayé toutes sortes de choses au Japon et sur la route, mais ce n’est pas venu jusqu’en Inde. Quand j’étais au Japon, une île a été engloutie comme cela, avec ses 30 000 habitants, plouc!
Ça les amuse, n’est-ce pas; ce sont les amusements de ces êtres-là – ce n’est pas à notre mesure, c’est tout. Ils vous regardent comme des fourmis et qu’est-ce que ça peut leur faire! «Si ça ne les amuse pas, tant pis pour eux.» Seulement, les fourmis ne peuvent pas protester; ou du moins nous ne comprenons pas leurs protestations! tandis que nous, nous protestons et nous pouvons nous faire entendre. Nous avons le moyen de nous faire entendre.
On peut se faire entendre?
Certainement, on peut se faire entendre. Jusqu’à présent je n’ai rien dit. J’étais même étonnée, j’étais tout à fait en dehors de tout cela, l’attention pas tournée: il pleut – eh bien, il pleut, c’est comme ça. Il ne pleut pas – eh bien il ne pleut pas, la même chose. Et puis, petit à petit, les gens ont commencé à mentionner que si ça continuait, ils ne pourraient pas faire leurs exercices: ils ne seraient pas prêts pour le 2 décembre.1 Puis d’autres m’envoyaient des lettres désespérées (une personne m’a même dit qu’elle faisait son poudja sous l’eau. Je lui ai répondu: «Prenez cela comme une bénédiction du Seigneur!» mais je ne suis pas sûre qu’elle ait apprécié!). Et puis j’ai appris qu’il y avait deux cents – deux cents – maisons qui coulent [à l’Ashram]. Chacun naturellement très pressé: c’est tout à fait urgent. Alors peut-être que je vais déposer une plainte! leur demander ce qu’ils veulent dire!
Non, si les communications sont interrompues, ça commence à être ennuyeux... Nous allons voir.
(Après un moment de silence) Nous n’avons pas le temps de travailler, il est trop tard. Et puis on ne voit pas clair. Tu avais apporté quelque chose?
Oui, des Entretiens.
Encore des bavardages!
À propos, j’ai encore vu les dernières questions de T. sur les Aphorismes. Tous ces enfants n’ont absolument aucun sens de l’humour, et alors les paradoxes de Sri Aurobindo les jettent dans une espèce de désespoir!... Le dernier aphorisme disait à peu près ceci: «Du jour où j’ai pu lire un livre ennuyeux d’un bout à l’autre et avec plaisir, j’ai su que j’avais conquis mon mental.»2 Alors T. me demande: «Comment peut-on lire avec plaisir un livre ennuyeux?»!! J’ai dû lui expliquer. Et je suis obligée de prendre un ton un peu sérieux, n’est-ce pas, parce que si je répondais sur le même ton de plaisanterie, ils seraient tout à fait noyés! Ça les jette dans des confusions terribles!
C’est un manque de souplesse dans l’esprit; ils ne sont pas libres vis-à-vis de l’expression; les mots sont rigides pour eux.
C’est ce que Sri Aurobindo a très bien expliqué dans Le Secret du Véda; il montre comment évolue le langage et comment, avant, c’était quelque chose de très souple et d’évocateur: on pouvait penser en même temps à une rivière, par exemple, et à l’inspiration. Sri Aurobindo donne aussi l’exemple du voilier et de la marche de la vie. Et il dit que, pour eux, aux temps védiques, c’était tout naturel: les deux choses étaient ensemble, superposées; c’était seulement une façon de regarder la même chose d’un côté et de l’autre; tandis que maintenant, quand on dit un mot, on ne pense qu’à ce mot, tout seul, et il faut toute une imagerie littéraire ou poétique (avec des explications encore!) pour qu’on puisse comprendre. Pour ces enfants c’est cela, ils sont à un stade où tout est fixé. L’éducation moderne est comme cela. On cherche même les toutes petites nuances entre deux mots et on fixe: «Et surtout, ne vous trompez pas, n’employez pas celui-ci pour celui-là, autrement vous n’écrivez pas bien.» Mais c’est juste le contraire!
(silence)
Alors tu couches dans l’eau?
Pas à ce point-là!
Oui, tout moisit, tout-tout ce qu’on touche. On couche sur un lit mouillé; les tapis de laine là-haut, c’est comme si on marchait sur de la mousse – on est dans la forêt! Moi, ça ne me fait rien.
Il y a une certaine sensibilité qui fait que quand il y a une augmentation d’eau dans l’air, on le sent. Pour moi, avant que la pluie ne vienne, toujours quelques heures avant, je sens comme si des gouttes d’eau tombaient sur le corps. Je peux toujours dire: il va pleuvoir (c’est tout à fait physique, n’est-ce pas; c’est seulement une sensibilité accrue). Je sens comme des toutes petites gouttes (tu sais, quand il bruine?) cette sensation d’eau très fine qui tombe sur le corps. Pourtant le ciel est clair, et je dis: tiens, il va pleuvoir. Et il pleut – j’ai senti. J’ai senti l’eau, et ça vient toujours quelques heures après.
(silence)
Tu me demandais tout à l’heure si on a voix au chapitre: l’année dernière je ne sortais pas; je n’avais pas l’intention d’aller au Terrain de Sport ni au théâtre pour les fêtes du 2 décembre, mais on m’avait beaucoup demandé qu’il fasse beau. Alors là-haut, pendant le japa, j’ai commencé à dire qu’il fallait qu’il fasse beau. Mais «on» n’était pas de très bonne humeur! (parce que quand, moi, je sortais, ça avait de l’effet: ça tenait la chose serrée comme ça, et même s’il pleuvait avant, eh bien ça s’arrêtait ce jour-là), mais là on me disait: «Tu ne sors pas, ça n’a pas d’importance.» J’ai dit que j’y tenais. Alors on m’a répondu: «La prochaine fois que tu sors, es-tu prête à avoir de la pluie?» J’ai dit: «Faites comme vous voulez.» Et quand je suis sortie le 24 novembre pour la distribution des prix, c’était une inondation! Ça tombait comme une cataracte, il a fallu se réfugier dans le gymnase, tout le monde barbotait, la fanfare à moitié trempée jouait dans la véranda, c’était effroyable! – le jour avant il n’avait pas plu, le jour après il n’a pas plu. Mais ce jour-là ils ont eu leur revanche!
Je ne veux pas de ça cette fois-ci. Une fois suffit. Alors je vais voir.
(silence)
Mais c’est très bien expliqué dans Savitri: toutes ces choses ont leur loi et leurs conventions (et à vrai dire, il faut vraiment un pouvoir formidable pour changer quelque chose à leurs droits, parce qu’ils ont comme des droits, ce qu’ils appellent des «lois»)... Sri Aurobindo explique cela très bien quand Savitri suit Satyavan dans la mort et qu’elle discute avec le dieu de la Mort; il3 dit: «La Loi, et qui est-ce qui a le droit de changer la Loi?» Et alors c’est là qu’il y a cette chose merveilleuse à la fin, quand elle répond: «C’est mon Dieu qui peut changer la Loi. Et mon Dieu est un Dieu d’amour et de bonté.» Oh! comme c’est magnifique!
Et à force de lui dire, l’autre a finalement cédé... À tout, elle répond comme cela.
Mais c’est bien pour remporter une Victoire, pas pour empêcher qu’il pleuve un jour!
Alors on essaie de s’entendre, n’est-ce pas, de se mettre d’accord – ce sont des histoires très compliquées (!) Parce qu’il y a tout un ensemble... N’est-ce pas, nous essayons quelque chose ici qui est contraire justement à ces lois et à tous ces usages, quelque chose qui dérange tout. Alors «on» me fait des propositions pour que j’avance comme ça (geste sinueux), sans trop déranger de choses! sans faire intervenir des forces... (Mère fait un geste comme une lance qui tape dans le tas) des forces un peu trop grandes qui dérangent trop. On peut, comme ça, louvoyer.
Il y a quelque temps... Tu sais que j’ai de formidables difficultés financières. En fait, j’ai passé toute l’affaire au Seigneur en Lui disant: «C’est Ton affaire; si Tu veux que nous continuions cette expérience, eh bien, il faut m’en donner le moyen.» Mais ça dérange certaines «gens»; et alors ils viennent avec toutes sortes de suggestions pour que je n’aie pas besoin de... de faire cette chose si radicale. Ils font toutes sortes de suggestions; il y a quelque temps ils me disaient: «Et s’il y avait un bon cyclone, ou un bon tremblement de terre, hein? gros dommage pour l’Ashram, appel au public – ça te donnerait des fonds!» (Mère rit) Oui, c’est de cet ordre-là! Et puis c’est tout à fait clair et précis: nous avons de véritables «conversations»!
J’entends, je réponds. J’ai dit: «Ce n’est pas satisfaisant!» Mais ils ont gardé leur idée, ils y tiennent. Quand il y a eu ce premier orage il y a quelque temps (tu te souviens, avec ces éclairs formidables et cet être asourique que P.K. a vu et dessiné): «Tu ne veux pas, hein, détruire quelque chose comme ça?...» Je me suis fâchée. Mais c’était... ça faisait... l’influence était tellement aiguë et proche que ça faisait froid! Pendant tout le temps de l’orage, il a fallu que je me tienne comme cela dans mon lit (Mère tient ses deux poings serrés comme dans une transe ou une concentration profonde), je ne bougeais pas – pas bougé – comme une... un morceau de pierre pendant tout le temps de l’orage. Jusqu’à ce qu’il ait consenti à s’en aller un peu plus loin. Alors j’ai bougé. Et maintenant encore, ça vient – ce sont d’autres (ce n’est pas un seul, n’est-ce pas: ils sont beaucoup): «Et qu’est-ce que tu dirais d’une bonne inondation?» (il y a un toit qui s’est écroulé l’autre jour, avec une personne en dessous, mais elle a pu s’échapper). Alors des toits qui s’écroulent, des maisons qui... «Exciter la pitié du public, hein, il faut aider l’Ashram!» J’ai dit: «Ça ne va pas!» Mais c’est peut-être cela qui est responsable de cette pluie interminable. Et ils offrent bien d’autres choses, oh! ce qu’ils en font défiler! On ferait des romans avec tout cela!
Mais généralement – et ça c’était une chose que Théon m’avait dite (Théon était très calé pour les forces adverses et le fonctionnement de toutes les «résistances» à l’influence divine), il disait toujours (parce que c’était un grand batailleur – je pense bien! lui-même était une incarnation d’asoura,4 alors il savait comment s’y prendre!), mais il me disait: «On fait une toute petite concession, on a une toute petite défaite, et ça vous donne droit à une très grande victoire.» C’est un très bon truc. Et j’ai remarqué que pratiquement, dans les choses, les toutes petites choses de la vie de chaque jour, c’est vrai, si on cède sur un point (on voit, n’est-ce pas, ce qui devrait être, mais si, pour une chose très secondaire et sans importance, on cède), immédiatement cela vous donne le pouvoir d’imposer une volonté pour une chose beaucoup plus importante.
J’avais dit cela a Sri Aurobindo et il disait que c’était vrai, que c’était comme cela. Mais c’est vrai dans le monde tel qu’il est maintenant – mais nous ne voulons pas cela: nous voulons que ça change, vraiment que ça change.
Il l’a écrit dans une lettre, je crois, il a parlé du système de compensations: les gens qui prennent une maladie sur eux, par exemple, pour avoir le pouvoir de guérir; ou bien l’histoire symbolique du Christ qui meurt sur la croix pour libérer les hommes. Et Sri Aurobindo disait: «Ça, c’est bien à une certaine époque, mais nous devons dépasser cela.» Il m’a dit (c’est même l’une des premières choses qu’il m’ait dites): «Nous ne sommes plus au temps du Christ où il faut mourir pour remporter une victoire.»
Ça, je m’en suis toujours souvenue.
Mais les choses tirent en arrière – ouf! comme elles tirent!... «La Loi, la Loi, c’est la Loi. Vous ne comprenez donc pas, c’est la LOI, vous ne pouvez pas changer la Loi.»
– Mais je viens pour changer la Loi.
– Alors payez le prix.
(silence)
Qu’est-ce qui peut les faire céder?
L’Amour divin. C’est la seule chose.
C’est ce que Sri Aurobindo a expliqué dans Savitri. C’est seulement quand l’Amour divin se manifestera dans toute sa pureté, alors tout cédera, tout cédera – ce sera fait.
C’est la seule chose qui puisse faire cela. Ce sera la grande Victoire.
(silence)
Et on sent cela (en tout petit, n’est-ce pas, dans de tout petits détails) que, de toutes les forces, c’est la plus forte. C’est la seule qui ait du pouvoir sur les volontés adverses. Seulement... pour changer le monde, il faut que ça se manifeste ici dans sa plénitude. Il faut qu’on en soit capable...
Sri Aurobindo avait écrit aussi: «Si l’Amour divin se manifestait dans toute sa plénitude, dans sa totalité maintenant, il n’y aurait pas d’organisme matériel qui n’éclaterait.» Alors il faut apprendre à élargir-élargir-élargir non seulement la conscience intérieure (ça, c’est relativement facile – enfin c’est faisable) mais même cet agglomérat de cellules. Et j’en ai eu l’expérience: il faut être capable d’élargir, élargir cette sorte de cristallisation, si on veut être capable de tenir cette Force-là. Je sais. Deux-trois fois j’ai eu l’impression là-haut [dans la chambre], que le corps allait éclater. N’est-ce pas, j’étais sur le point de dire: «Eclatons et finissons.» Mais toujours Sri Aurobindo est intervenu; les trois fois il est intervenu d’une façon tout à fait tangible, vivante, concrète et... il a arrangé tout pour que je sois obligée d’attendre.
Et alors il se passe des semaines, quelquefois des mois entre une chose et une autre, pour que l’élasticité vienne dans ces cellules imbéciles.
On perd du temps, beaucoup de temps. On est... oh! on est dur! (Mère frappe son corps) dur comme de la pierre.
Mais trois fois, j’ai vraiment eu l’impression que j’étais sur le point de... que ça se disloque. La première fois, il était venu une fièvre, une telle fièvre... comme si j’avais, je ne sais pas, au moins 46 ou 47 de fièvre – c’était bouillonnant de la tête jusqu’en bas: tout était devenu d’un rouge doré, comme ça, et puis... c’était fini. C’est ce jour-là que, tout d’un coup – tout d’un coup – j’ai été... N’est-ce pas, je me suis dit: «Bon, eh bien, il faut être paisible, on verra bien ce qui arrivera», alors j’ai amené la Paix et, immédiatement, j’ai pu passer dans une seconde d’inconscience – et je me suis réveillée dans le physique subtil, dans la maison de Sri Aurobindo.5 Il était là. Et alors j’ai passé un bon moment avec lui, à expliquer.
Mais ça, c’est une expérience (il y a beaucoup de mois, plus d’un an), une expérience décisive.
Alors j’ai expliqué à Sri Aurobindo, et il m’a répondu (pas avec des mots: avec son expression, mais c’était très clair): «Patience, patience – patience, ça viendra.» Et quelques jours après cette expérience, je suis tombée «comme par hasard» sur quelque chose qu’il avait écrit et où il expliquait justement que nous sommes beaucoup trop rigides, agglomérés, crispés, pour que ces choses-là puissent se manifester – il faut s’élargir, se détendre, devenir plastique.
Mais ça demande du temps.
On ne voit pas vraiment ce qu’on peut faire... Enfin, c’est toi qui «fais», bien sur, mais on ne voit pas vraiment ce qu’on peut faire pour changer les choses.
Moi non plus!
J’ai tout à fait l’impression que je ne «fais» rien du tout, moi, rien du tout. La seule chose que je fais, c’est ça (geste d’offrande vers le haut), tout le temps ça – n’est-ce pas, ça, de partout: dans les pensées, dans les sentiments, dans les sensations, dans les cellules du corps, tout le temps: «A Toi, à Toi, à Toi. C’est Toi, c’est Toi, c’est Toi...» C’est tout. Et puis rien d’autre.
C’est-à-dire le consentement de plus en plus total, de plus en plus intégral et de plus en plus comme ça (Mère fait le geste de se laisser porter). C’est là qu’on a l’impression qu’il faut être tout a fait comme un enfant.
Si on commence à penser: «Oh! je voudrais être comme cela, oh! il faudrait être comme cela», on perd son temps.
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1 La fête sportive annuelle de l’École de l’Ashram.
2 Pensées et Aphorismes, n°47.
3 Yama: le dieu de la Mort. Il est aussi le gardien de la Loi.
4 Asoura: démon ou titan du plan mental.
5 Nuit du 24 au 25 juillet 1959.