Sri Aurobindo
Savitri
A Legend and a Symbol
traduction de Satprem
Livre Deux: Le Livre du Voyageur des Mondes
(Le Roi Ashwapati, père de Savitri, le pionnier de l’espèce, entreprend son exploration des plans de conscience et de leurs pouvoirs qui règnent sur notre conscience actuelle, clandestinement ou pour l’avenir.)
Chant Un
L’Échelle des Mondes
Seul, il allait, regardé par l’infinitude autour
Et l’inconnaissable au-dessus.
Tout ce qui se cache des yeux mortels pouvait être vu
Tout ce que la pensée, jamais, n’a saisi pouvait être connu:
Tout ce que nulle volonté mortelle ne peut oser pouvait être fait.
Un mouvement sans limite emplissait une paix sans limite.
Dans une existence sans fond par-delà celle de la terre
Parente ou devancière de nos idées et de nos rêves
Là où l’Espace est une vaste aventure de l’âme,
Dans une substance immatérielle liée à la notre,
Dans une unité profonde de tout ce qui est,
L’univers de l’Inconnu se découvrait.
Une création spontanée sans fin ni pause
Révélait les grandeurs de l’Infini:
Dans son jeu hasardeux, elle jetait
Un million d’humeurs, une myriade d’énergies
Et les formes du monde qui sont les fantaisies de sa Vérité
Et les formules de sa libre Puissance.
Dans le flux du Perpétuellement Stable, elle versait
Une ivresse bachique, une orgie d’idées,
Une passion et une danse de l’à-jamais.
Là, se levaient, dans la grande vague à venir de l’immuable,
Les pensées qui demeurent dans leur conséquence impérissable
Les verbes immortels qui durent, même tombés muets,
Les actes qui révèlent le sens sans mot du Silence
Les rythmes qui réverbèrent l’inexprimable.
Dans une joie impassible, l’Éternel regardait, immobile,
Son Pouvoir universel en action: Elle
Qui déployait en des complots de douleur et des drames de délice
La merveille et la beauté de sa volonté d’être.
Tout ici, même la douleur, était le plaisir de l’âme
Toute expérience, ici, était un plan unique,
Les mille milliers d’expressions de l’Un.
Tout venait à lui, immédiatement, dans un unique regard,
Rien n’échappait à l’ampleur de sa vision intuitive
Rien ne s’approchait de lui qu’il ne pût sentir comme sien:
Son esprit ne faisait qu’un avec cette immensité.
Les images d’une conscience d’en haut
Donnaient corps à l’Inconçu qui jamais ne meurt;
Les visions qui structurent le Moi cosmique
Animées par le toucher de l’être d’éternité
Le regardaient comme des pensées de l’esprit saisies dans les formes
Une figuration des mouvements de l’ineffable.
Visiblement, sous ses yeux de chaque heure,
Les visages de l’être revêtaient les traits du monde,
Les formes ouvraient leurs portes battantes sur les choses divines;
Les symboles de la réalité de l’Esprit
Les corps vivants du Sans-Corps
Devenaient intimes, ses compagnons de tous les jours.
Sans cesse, les inépuisables voyances du Mental
Les missives de son contact avec l’invisible
L’entouraient de leurs innombrables signes indicateurs;
Les voix des mille royaumes de la Vie
Lui dépêchaient leurs prodigieux messages.
Les lueurs du ciel qui s’infiltrent dans nos vies terrestres,
Les désastreuses imaginations rêvées par l’Enfer
Qui, si elles étaient mises en scène ici ou éprouvées
Cesseraient bientôt d’être perçues par nos sens torpides
Ou ne seraient pas longtemps supportées par notre fragilité mortelle,
Prenaient là toutes leurs proportions et leur sublime décor.
Là, vécues dans leur atmosphère naturelle
Elles retrouvaient leur tonalité intense et leur pouvoir natif;
Leur choc fortifiant sur l’âme
Labourait profondément le sol de la conscience
Enfonçant la passion et la pureté de leurs extrêmes,
L’absolu de leur simple cri
Et la souveraine tendresse ou la violente poésie
De leur délice terrible ou de leur beauté.
Tout ce que la pensée peut savoir ou la plus vaste vision saisir
Tout ce que ni la pensée ni la vision ne pourront jamais savoir,
Toutes les expériences occultes et rares, étranges et lointaines
Étaient proches à toucher le cœur, senties par le sens de l’esprit.
Frappant aux portes de sa nature, demandant à entrer,
Elles affluaient dans les espaces élargis de son mental,
Témoins brûlants de sa découverte de lui-même,
Offrant leur merveille et leur multitude.
Tout cela, maintenant, faisait partie neuve de lui-même
Telle une illustration de la vie plus haute de son esprit
Tel un paysage mouvant de sa longue marche à travers le Temps
Ou l’éclosion dorée du tissu de ses sens:
Tout cela remplaçait les apparences humaines familières
Et bougeait comme de proches compagnons de ses pensées
Ou constituait l’entourage naturel de son âme.
D’inépuisables aventures des délices du cœur
D’infinis royaumes de la joie de l’Esprit
D’innombrables tonalités touchaient les cordes d’une unique harmonie;
Chacune apportait son erre aux vastes ailes universelles,
Son insondable sens du Tout en un,
Sa note d’une perfection jamais vue encore,
Son unique secret dans les cachettes de la Vérité
Son heureux reflet de l’Infini.
Tout ce que l’Unique avait rêvé et créé se découvrait là
Tintant la joie sans fin et la surprise
Et l’exubérante beauté d’une passion de la différence
Et le rythme récurrent des moments de Dieu dans le Temps.
Seul, manquait le seul Mot sans temps
Qui porte l’éternité dans sa seule note,
L’Idée qui est la clef lumineuse de toutes les idées,
Le nombre entier de la parfaite somme de l’Esprit,
L’équation qui accorde le Tout inégal à l’égal Un,
Le signe unique qui déchiffre tous les signes,
Le pôle absolu de l’Absolu.
Là, isolé et entouré du mur de sa propre intériorité
Dans un barrage mystique de lumière dynamique,
Il vit la haute courbe solitaire d’une immense pile de mondes
Dressée comme une montagne du chariot des Dieux,
Immobile sous un ciel inscrutable.
Depuis le socle et l’assise sans fond de la Matière
Jusqu’à une cime sans fond aussi,
Un océan de mondes sculptés
Grimpait vers le Suprême comme une grande vague échevelée d’écume
À l’assaut d’immensités immesurables
Espérant jaillir dans la royauté de l’ineffable:
Cent degrés à l’escalade de l’Inconnu.
Ainsi montaient ces mondes vers des hauteurs intangibles
Puis disparaissaient dans la sérénité des Vastitudes conscientes
Comme grimpe jusqu’aux cieux la tour d’un temple
Bâtie par l’aspiration de l’âme des hommes
Pour vivre près de leur rêve de l’invisible.
L’infini l’appelle tandis que l’âme rêve et grimpe,
Ses spires touchent le sommet du monde;
Dressés dans une grandiose immobilité muette
Cent degrés marient la terre aux éternités cachées.
Parmi les innombrables systèmes de l’Un
Conçus pour exprimer la joie créatrice,
Solitaires, ils signalent notre voyage de retour
Depuis notre longue perte de nous-mêmes dans les abîmes de la Nature;
Plantés dans la terre, ils contiennent dans la terre tous les royaumes
Tel un bref résumé du Vaste.
Ainsi s’élevait la haute échelle vers l’unique but de l’existence.
Sommaire des étapes de l’esprit,
Réplique des hiérarchies cosmiques,
Elle refaçonne dans l’air caché de notre moi
Un subtil modèle de l’univers.
Elle est dedans, dessous, dehors, au-dessus.
Agissant sur la trame de cette Nature visible,
Elle réveille notre matière terrestre de son épaisse torpeur
La pousse à sentir, penser, répondre à la joie;
Elle façonne en nous nos éléments plus divins
Soulève dans un air plus vaste notre mental mortel
Tire cette vie de la chair vers des buts intangibles
Et relie la mort du corps à l’appel de l’immortalité:
Sortie de cette léthargie de l’Inconscience
Elle tend et grimpe vers une Lumière supraconsciente.
Si seule la terre était et si ceci n’était point dans la terre,
La pensée n’aurait pas pu être ni la joie de la vie répondre:
Seules des formes de matière auraient pu s’abriter là
Mues par une force cosmique sans âme.
Par cette superfluité dorée,
La terre a porté l’homme pensant et portera plus que l’homme;
Cette trame supérieure de l’existence est notre cause
Et garde la clef de notre destinée montante;
Elle appelle et délivre de notre pesante mortalité
L’esprit conscient allaité dans la maison de la Matière.
Ce symbole vivant des plans conscients,
Ses influences et ses dieux de l’invisible,
Sa logique imprévue des actes de la Réalité
Surgis de la vérité muette au fond des choses,
A fixé la lente gradation de notre vie intérieure.
Ses degrés marquent les pas du retour de l’âme
Depuis la profonde aventure de la naissance matérielle;
C’est l’échelle de l’ascension libératrice,
Les échelons que grimpe la Nature vers la divinité.
Anciennement, sous la vigile d’un regard immortel,
Ces mêmes degrés ont marqué le gigantesque plongeon de la Mère,
L’immense bond vertical de la chute d’un dieu.
Notre vie est un holocauste du Suprême.
Par son sacrifice, la grande Mère des Mondes
A fait de son âme le corps de notre état:
Acceptant la douleur et l’inconscience,
Cette divine déchéance de sa propre splendeur a tissé
L’innombrable trame et la base de tout ce que nous sommes.
Un moi sacré, telle est notre mortalité.
Notre terre est un fragment et un résidu:
Sa puissance est pétrie de la substance de mondes plus vastes
Et baignée de leurs glorieuses couleurs qu’obscurcit sa torpeur;
Un atavisme de hautes naissances est sien,
Son sommeil est agité par leurs mémoires ensevelies
Qui se rappellent des sphères perdues d’où elles étaient tombées.
Des forces insatisfaites se meuvent dans sa poitrine,
Elles partagent son haut destin grandissant
Et son retour à l’immortalité,
Elles consentent à épouser le malheur de sa naissance et de sa mort,
Elles allument des rayons partiels du Tout
Et poussent l’aveugle labeur de son esprit
À composer une maigre image du formidable Ensemble.
La calme et lumineuse Intimité dedans
Approuve son travail et guide la Puissance aveugle.
Le vaste dessein Suprême accepte un minuscule départ.
Une ébauche, un tableau inachevé, telle est la vie du monde;
Ses lignes doutent de leur sens caché,
Ses courbes ne rejoignent pas la haute intention de leur fin.
Pourtant, quelque première image de grandeur frémit ici,
Et quand les innombrables bouts ambigus rencontreront
Les innombrables tonalités de l’unité vers laquelle ils marchaient,
La joie de l’Artiste rira des règles de la raison;
Soudain l’intention divine sera vue,
La fin justifiera la sûre technique de l’intuition.
Il y aura un graphique de la réunion de nombreux mondes
Un cube cristallin de l’union des dieux;
Un Mental pensera derrière le masque de la Nature impensante,
Une Vastitude consciente envahira la vieille stupeur de l’Espace brut.
Cette vague esquisse d’âme changeante appelée homme
Se tiendra debout sur l’arrière-fond du long Temps
Tel un splendide épitomé de l’éternité;
Un petit point révélera les infinitudes.
L’univers est le déroulement d’un Mystère.
Au commencement, une étrange anomalie posait sa base,
Un vide, un chiffre de quelque Totalité secrète
Où le zéro contenait la somme de l’infini
Et Tout et Rien étaient un unique terme,
Un négatif éternel, une matrice du Néant:
Au sein des formes, l’Enfant naît à jamais
Qui vit sans fin dans les immensités de Dieu.
Alors vint un lent renversement:
D’un invisible Feu, un vomissement de vapeurs a jailli,
De ses anneaux denses ces millions d’étoiles sont nées;
Sur le sol de la terre nouvelle-née les pas de Dieu se firent entendre.
À travers l’épaisse fumée de la terre ignorante
Un Mental a commencé à voir, à regarder les formes,
Dans la Nuit noire, il allait à tâtons vers la connaissance:
Pris dans l’aveugle poigne de pierre d’une Force, il œuvrait à son plan
Et dans le sommeil bâtissait cet énorme monde mécanique
Afin que la Matière puisse devenir consciente de son âme
Et l’énergie de vie accoucher, telle une sage-femme affairée,
Le zéro porteur du Tout.
Parce que des yeux éternels ont posé sur les gouffres de la terre
La transparente clarté d’un pur regard
Et vu une ombre de l’inconnaissable
Se refléter dans l’immense sommeil de l’Inconscient,
La création en quête de son moi s’est mise à bouger.
Un esprit rêvait dans l’informe tourbillon cosmique,
Un Mental ignorant fluait dans la sève de la vie
Et le sein de la Matière allaitait l’Idée divine.
Un miracle de l’Absolu était né,
L’infinitude revêtait la finitude d’une âme,
Tout l’océan vivait dans une goutte errante,
Un corps issu du Temps abritait l’Illimitable.
Pour vivre ce Mystère jusqu’au bout, nos âmes sont venues ici.
Un Voyant intérieur, un Connaisseur de l’ordre du plan,
Caché derrière nos pas du moment,
Inspire notre ascension vers des hauteurs jamais vues
Comme jadis il inspirait l’abyssal plongeon de la naissance et de la vie.
Son appel avait atteint le Voyageur du Temps.
Solitaire dans une solitude insondée,
Il voyageait dans sa force silencieuse et résolue
Portant le fardeau du désir d’un monde.
Une Paix sans forme appelait, une Lumière sans nom.
Au-dessus de lui, brillait le Rayon blanc immobile,
Autour de lui, les Silences éternels.
Nulle borne ne marquait la haute tentative,
Mondes après mondes dévoilaient leurs puissances gardées,
Cieux après cieux, leurs profondes béatitudes,
Mais toujours l’invisible Aimant tirait son âme.
Telle une petite forme seule sur l’échelle géante de la Nature,
Il grimpait vers un but indiscernable
Sur le sommet nu des choses créées.
FIN DU CHANT UN