Mère
Entretiens
Le 5 février 1958
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«L’objection métaphysique1 est plus sérieuse; car il semble évident que l’Absolu ne peut avoir d’autre but dans la manifestation que la joie de la manifestation elle-même. Tout mouvement évolutif faisant partie de la manifestation dans la matière, doit rentrer dans cet énoncé universel; il ne peut exister que pour la joie du déploiement, de l’exécution progressive, d’une révélation de soi graduelle et sans objet. Une totalité universelle peut aussi être considérée comme une chose complète en soi; étant totale, elle ne peut rien gagner ni ajouter à la plénitude de son être. Mais ici-bas, le monde matériel n’est pas un tout intégral; ce n’est qu’une partie d’un tout, un degré dans une gradation. Il peut donc non seulement admettre en lui-même la présence de principes ou pouvoirs immatériels non développés appartenant au tout et qui sont involués dans la matière, mais il peut aussi laisser descendre en lui des pouvoirs identiques, provenant de degrés supérieurs du système, pour qu’ici-bas les mouvements de même nature soient délivrés de l’étroitesse des limitations matérielles. La manifestation de pouvoirs plus grands de l’existence jusqu’à ce que l’Être lui-même soit tout entier manifesté dans le monde matériel, dans les termes d’une création plus haute, une création spirituelle, peut être considérée comme l’explication téléologique de l’évolution. Cette explication n’introduit aucun facteur qui n’appartienne déjà à la totalité; elle propose seulement la réalisation de la totalité dans la partie. Il ne peut y avoir aucune objection à admettre un facteur téléologique dans un mouvement partiel de la totalité universelle, s’il a pour but — non un but au sens où l’entendent les hommes, mais l’impulsion d’une nécessité intrinsèque de la vérité, consciente dans la volonté de l’Esprit intérieur —, la manifestation parfaite de toutes les possibilités inhérentes au mouvement total. Sans nul doute, tout existe ici-bas pour la joie de l’existence, tout est un jeu ou une Lîlâ; mais un jeu porte aussi en lui-même un objet à accomplir et, sans l’accomplissement de cet objet, il n’aurait ni plénitude ni signification. Un drame sans dénouement peut être une possibilité artistique et n’exister que pour le plaisir d’observer les personnages, pour le plaisir de poser des problèmes sans solution, ou dont la solution reste en équilibre incertain et toujours en suspens. On peut concevoir que le drame de l’évolution terrestre ait ce caractère; mais un dénouement intentionnel ou prédéterminé par inhérence est aussi possible et plus convaincant. L’Ânanda est le principe secret de tout être et le soutien de toute activité de l’être; mais l’Ânanda n’exclut pas la joie de l’élaboration d’une Vérité inhérente à l’être, immanente dans la Force ou la Volonté de l’être, retenue dans la perception cachée de sa Conscience-Force qui est l’agent exécutif dynamique de toutes ses activités et ce qui connaît leur signification.» (L’Évolution spirituelle, p. 13-14)
Si l’on veut mettre le problème d’une façon plus accessible à la pensée pratique ordinaire, on pourrait concevoir que tout existe de toute éternité, et par conséquent d’une façon simultanée, mais que cette existence totale, simultanée et éternelle, est comme la propriété, la possession d’une Conscience qui prendrait plaisir à parcourir son bien, qui trouverait sa joie dans un voyage presque infini, en tout cas indéfini, à travers tous ses biens, et qui irait ainsi de découverte en découverte de choses qui existent déjà, qui existent depuis toujours... mais que le Suprême n’aurait jamais visitées. Et le chemin qu’il suit dans sa découverte pourrait être un chemin entièrement libre, inattendu, imprévu, suivant son choix du moment, de sorte que, quoique tout son domaine soit là de toute éternité existant à jamais, il pourrait le visiter d’une façon tout à fait inattendue, imprévisible, et ouvrir ainsi la porte à tous les rapports et toutes les possibilités.
Et c’est aussi la découverte de soi-même puisque ce domaine, c’est lui-même; et une découverte qui pourrait se faire suivant des décisions immédiates, sans plan préconçu tel qu’on le concevrait mentalement, avec toute la joie de la liberté totale et de l’imprévu de chaque seconde — un voyage éternel dans son propre être.
Tout est absolument déterminé parce que tout est de toute éternité, et pourtant le chemin parcouru est d’une liberté et d’un imprévu, lui aussi absolu.
Et c’est ainsi qu’il existe de façon simultanée des mondes qui n’ont aucun rapport apparent l’un avec l’autre, et pourtant qui coexistent, mais qui sont découverts petit à petit et donnent ainsi l’impression d’une création nouvelle... En voyant les choses ainsi, on pourrait bien comprendre qu’en même temps que ce monde physique tel que nous le connaissons avec toutes ses imperfections, toutes ses limitations, toute son ignorance, il y a un ou plusieurs autres mondes qui existent dans leurs propres zones et qui sont d’une nature si différente de la nôtre ici qu’ils sont pour nous comme inexistants, parce que nous n’avons aucun rapport avec eux. Mais au moment où le Grand Voyage éternel va passer de ce monde-ci à celui-là, par le fait de ce passage de la Conscience éternelle, le lien va être nécessairement créé, et les deux mondes petit à petit entreront en rapport l’un avec l’autre.
À vrai dire, c’est ce qui est en train de se produire, et nous pouvons dire avec certitude que le monde supramental existe déjà, mais que le temps est venu où il va faire l’objet du voyage de la Conscience suprême, et qu’alors, petit à petit, il y aura un lien conscient qui se formera entre ce monde-ci et celui-là, et qu’ils vont se trouver dans une relation nouvelle par le fait de cette orientation nouvelle du voyage.
C’est une explication qui en vaut bien d’autres, et qui peutêtre est plus facile à comprendre pour les gens qui ne sont pas métaphysiciens... Moi, elle me plaît!
Mère, tu as dit que tout était absolument déterminé, alors d’où vient l’effort personnel?
Je viens de te dire à l’instant que le Grand Voyageur choisit à chaque minute le tracé de son voyage, par conséquent c’est une liberté de choix absolue, et c’est cela qui donne au déroulement universel cette allure imprévisible et cette possibilité de changement, puisque le Suprême est entièrement libre de changer son tracé si ça Lui plaît. C’est au contraire la liberté absolue. Mais tout est là, et puisque tout est là, tout est déterminé d’une façon absolue — cela existe depuis toujours, mais cela se découvre d’une façon tout à fait imprévue. Et c’est dans cette découverte qu’est la liberté.
Vous vous promenez et, tout d’un coup, eh bien, cela vous amuse d’aller par ici au lieu d’aller par là, alors votre tracé est tout à fait nouveau, mais les choses où vous allez étaient déjà là, elles existaient, par conséquent elles étaient déterminées — mais pas votre découverte.
Certainement, c’est seulement une conscience identifiée à la Conscience suprême qui peut avoir cette impression de liberté absolue. Tant que l’on n’est pas un avec la Conscience suprême, on a forcément l’impression, ou le sentiment ou la notion que l’on subit la loi d’une Volonté supérieure, mais du moment où l’on est identifié à cette Volonté, on est parfaitement libre.
Ceci revient à dire ce que Sri Aurobindo a toujours dit: «C’est dans l’union avec le Suprême que se réalise la liberté véritable.»
1 L’objection à un monde évolutif qui ferait apparaître dans la matière des degrés d’être supérieurs à ceux que nous connaissons.