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Mère

Entretiens

 

Le 2 janvier 1957

L'enregistrement   

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La Joie d’Être

«Si le Brahman n’était qu’une abstraction impersonnelle, contredisant éternellement le fait apparent de notre existence concrète, l’annihilation serait la juste fin de l’affaire; mais l’amour, la joie et la conscience de soi ont aussi leur place.

«L’univers n’est pas seulement une formule mathématique destinée à élaborer la relation de certaines abstractions mentales appelées nombres et principes, pour aboutir finalement à un zéro ou à une unité vide; ce n’est pas davantage une simple opération physique exprimant une certaine équation de forces. C’est la joie d’un Dieu amoureux de lui-même, le jeu d’un Enfant, l’inépuisable multiplication de soi d’un Poète enivré par l’extase de son propre pouvoir de création sans fin.

«Nous pouvons parler du Suprême comme d’un mathématicien traduisant en nombres un calcul cosmique, ou comme d’un penseur qui résoud par expérimentation un problème de relation de principes et d’équilibre de forces. Mais nous devrions aussi parler de Lui comme de l’amant, du musicien des harmonies particulières et universelles, comme de l’enfant, du poète. Il ne suffit pas de comprendre son aspect de pensée; il faut encore saisir entièrement son aspect de joie. Les idées, les forces, les existences, les principes sont des moules creux, à moins qu’ils ne soient remplis du souffle de la joie de Dieu.

«Ces choses sont des images, mais tout est image. Les abstractions nous donnent la pure conception des vérités de Dieu; les images nous donnent leur réalité vivante.

«Si l’Idée embrassant la Force engendra les mondes, la Joie d’Être engendra l’Idée. C’est parce que l’Infini conçut en lui-même une innombrable joie que les mondes et les univers prirent naissance.

«La conscience d’être et la joie d’être sont les premiers parents. Elles sont aussi les ultimes transcendances.

L’inconscience n’est qu’un intervalle d’évanouissement de la conscience ou son obscur sommeil; la douleur et l’extinction de soi ne sont que la joie d’être se fuyant elle-même afin de se retrouver ailleurs ou autrement.

«La joie d’être n’est pas limitée dans le temps; elle est sans fin ni commencement. Dieu ne sort d’une forme que pour entrer dans une autre.

«Après tout, qu’est Dieu? Un éternel enfant jouant un jeu éternel dans un éternel jardin.» (Sri Aurobindo, Aperçus et Pensées)

Douce Mère, est-ce que l’on peut sortir du temps et de l’espace?

Si l’on sort de la manifestation.

C’est le fait de l’objectivation, de la manifestation qui a créé le temps et l’espace. Pour en sortir, il faut retourner à l’origine, c’est-à-dire sortir de la manifestation. Autrement, dès la première objectivation, le temps et l’espace ont été créés.

Il y a un sentiment, ou une perception, ou une expérience d’éternité et d’infini, dans laquelle on a l’impression de sortir du temps et de l’espace... C’est seulement une impression.

Il faut passer par-delà toutes les formes, même les formes de conscience les plus subtiles, très au-delà des formes de pensée, des formes de conscience, pour pouvoir avoir cette impression d’être en dehors de l’espace et du temps. C’est généralement ce qui se produit pour les gens qui entrent en samâdhi (le vrai samâdhi), et quand ils reviennent à leur conscience normale, ils ne se souviennent de rien, parce que, en fait, il n’y avait rien dont ils puissent se souvenir. C’est ce que Sri Aurobindo dit ici: si le Brahman n’était qu’une abstraction impersonnelle, alors la seule fin raisonnable serait l’annihilation. Parce qu’il est évident que, si l’on sort du temps et de l’espace, toute existence séparée cesse automatiquement.

Voilà. Alors on peut, sans grand résultat!

C’est tout? Tu as essayé de sortir du temps et de l’espace! (L’enfant secoue énergiquement la tête)

Mère, tu expliqueras le message de cette nouvelle année. Que veut dire: «Ce n’est pas un corps crucifié, c’est un corps glorifié qui sauvera le monde1»?

Je vais vous raconter quelque chose, vous allez comprendre.

Un jour, je ne sais plus quand, je me suis tout d’un coup souvenue qu’il fallait que je donne un message pour l’année. Généralement, ces messages sont révélateurs de ce qui va se passer durant l’année, et comme je n’avais rien à dire, pour certaines raisons, je me suis demandé, ou plutôt j’ai demandé si je ne pouvais pas recevoir une claire indication de ce qu’il fallait dire. J’ai demandé exactement ceci: quel était l’état le meilleur dans le monde, et la chose qui pourrait aider ces individus, ou cet état de conscience, à se rapprocher un peu de la vérité?

Quel était l’état le meilleur?

Quelques heures après, j’ai eu entre les mains une brochure qui venait d’Amérique et qui avait été publiée comme une sorte de compte rendu d’une exposition de photographies qui avait pour titre «La Famille Humaine». Il y avait des citations dans cette brochure et la reproduction d’un certain nombre de photographies, classifiées en sujets, et toutes pour tâcher d’éveiller le vrai sens de la fraternité chez les hommes. Le tout représentait une sorte d’effort — immense, pathétique — pour empêcher la guerre possible. Les citations avaient été choisies par une reporter-femme qui était venue ici et que j’avais vue. Et alors, tout cela est arrivé exprimant, vraiment d’une façon touchante, la meilleure volonté humaine qui puisse se manifester sur terre actuellement au point de vue collectif. Je ne dis pas qu’il n’y ait pas des individus qui soient montés beaucoup plus haut et qui comprennent beaucoup mieux, mais ce sont des cas individuels et non une tentative collective de faire quelque chose pour l’humanité. J’ai été touchée.

Et alors, je suis arrivée à la fin de la brochure et au remède qu’ils suggéraient dans leur ignorante bonne volonté pour empêcher les hommes de se massacrer... C’était si pauvre, si faible, si ignorant, si incapable, que vraiment j’en ai été émue et — j’ai fait un rêve: que cette exposition vienne ici, à Pondichéry, que nous puissions la montrer et faire un fascicule de conclusion à leur brochure, dans lequel on leur révélerait le vrai remède. Et tout cela s’est formé d’une façon très concrète, avec le genre de photographies qu’il faudrait, les citations qu’il faudrait mettre, et est venue alors, d’une façon tout à fait décisive, comme quelque chose qui surgit de la conscience profonde, cette phrase. Je l’ai écrite, et dès qu’elle a été écrite, je me suis dit: «Tiens, c’est cela, mon message.» Et il a été décidé que ce serait cela. Voilà.

C’est-à-dire que c’est juste la chose qui peut faire faire un progrès à la meilleure bonne volonté humaine s’exprimant sur la terre maintenant. Cela a pris une forme un peu spéciale parce que cette bonne volonté venait d’un pays chrétien et qu’il y avait là, naturellement, une influence chrétienne assez spéciale, mais c’est une attitude que l’on retrouve partout dans le monde, différemment exprimée suivant les pays et les religions, et c’est en réaction contre l’ignorance de cette attitude que j’ai écrit cela. Naturellement, il y a la même idée dans l’Inde, cette idée du renoncement complet à toute réalité physique, du mépris profond pour le monde matériel dont on fait une illusion et un mensonge, laissant, comme Sri Aurobindo le disait toujours, le champ libre à la royauté souveraine des forces adverses. Si vous vous évadez de la réalité concrète pour chercher une réalité abstraite et lointaine, tout le champ de cette réalisation concrète, vous le laissez à la pleine disposition des forces adverses — qui s’en sont saisies et qui maintenant plus ou moins gouvernent — pour aller, vous, réaliser ce que Sri Aurobindo appelle ici un Zéro, ou une unité vide — pour devenir le souverain d’un néant. C’est le retour dans le Nirvâna. Cette idée-là est partout dans le monde, mais avec des formes différentes dans son expression.

C’est parce que, jusqu’ici, on a opposé au mal une faiblesse, une force spirituelle qui n’a aucune puissance de transformation dans le monde matériel, que cet effort de bonne volonté formidable n’a abouti qu’à un échec lamentable et a laissé le monde dans le même état de misère et de corruption et de mensonge. Il faut, sur le même plan que celui où les forces adverses sont souveraines, avoir une puissance plus grande que la leur, et qui soit capable de les vaincre totalement dans ce domaine-là. Autrement dit, une force spirituelle qui ait la capacité de transformer la conscience et le monde matériel. Cette force, c’est la Force supramentale. Ce qu’il faut, c’est être réceptif à son action sur le plan physique, et non s’enfuir dans un lointain Nirvâna en laissant à l’ennemi le plein pouvoir sur ce que l’on abandonne.

Ce n’est ni le sacrifice ni l’abandon ni la faiblesse qui peuvent remporter la victoire. C’est seulement la Joie, une joie qui est force, qui est endurance, qui est courage suprême. La joie qu’apporte la Force supramentale. C’est beaucoup plus difficile que de tout abandonner et de s’enfuir, cela demande un héroïsme infiniment plus grand — mais c’est le seul moyen de vaincre.

Plus rien? J’ai là des questions, mais maintenant il est un peu tard.

Mère, cette nouvelle Force qui va agir, est-ce qu’elle va agir à cause de l’effort individuel ou indépendamment de l’effort individuel?

Pourquoi cette opposition? Cela agit en dehors de tout effort individuel, comme automatiquement dans le monde, mais cela crée l’effort individuel et se sert de lui. L’effort individuel est un de ses moyens d’action, et peut-être le plus puissant. Si l’on croit que l’effort individuel est dû à l’individu, c’est une illusion, mais si l’individu, sous prétexte qu’il y a une action universelle indépendante de lui, se refuse à faire l’effort individuel, il se refuse à la collaboration. La Force veut se servir, et en fait se sert de l’effort individuel comme d’un des moyens les plus puissants à sa disposition. C’est la Force elle-même, c’est cette Puissance qui est votre effort individuel.

Et alors, n’est-ce pas, ce premier mouvement de l’amourpropre vital quand on lui dit: «Tu n’existes pas en toi-même», naturellement il dit: «Bon, je ne ferai plus rien! Ce n’est pas moi qui travaille, alors je ne travaille plus» et: «C’est bon, le Divin peut tout faire, c’est Son affaire, je ne bouge plus. Si le mérite ne revient pas à moi (cela revient à cela), je ne fais plus rien.» Bien. Mais enfin cela ne se qualifie pas, ces choses-là. Ça, c’est une chose que j’entends constamment, qui est simplement une façon d’étaler son amour-propre vexé, c’est tout. Tandis que la vraie réaction, la réaction pure, c’est un élan de collaboration, de jouer le jeu avec autant d’énergie, de puissance de volonté dont on peut disposer dans sa conscience, dans l’état où l’on est, avec ce sentiment d’être soutenu, porté par quelque chose d’infiniment plus grand que soi et qui ne se trompe pas, quelque chose qui vous protège et qui en même temps vous donne toute la puissance nécessaire et qui se sert de vous comme de l’instrument le meilleur. Et on sent cela, et on sent qu’on travaille en sécurité, qu’on ne peut plus se tromper, que ce que l’on fait, on le fait avec le maximum de résultat et — dans la joie. Ça, c’est le vrai mouvement: c’est sentir que sa volonté est intensifiée à son maximum par le fait que ce n’est plus une petite personne microscopique dans l’infini, mais une Puissance universelle infinie qui vous fait agir — la Force de la Vérité. C’est la seule réaction véritable.

L’autre — misérable. «Ah! ce n’est pas moi qui fais les choses, ah! ce n’est pas ma volonté qui s’exprime, ah! ce n’est pas mon pouvoir qui travaille... alors je m’aplatis, je m’étale dans une passivité inerte et je ne bouge plus. Bon, bon — on dit au Divin — fais tout ce que Tu veux, moi je n’existe plus.» C’est pauvre! Voilà.

 

1 «Seule une puissance plus grande que celle du mal, peut remporter la victoire. Ce n’est pas un corps crucifié, mais un corps glorifié qui sauvera le monde.»

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