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Mère

Entretiens

 

Le 28 novembre 1956

L'enregistrement   

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«Quand nous avons dépassé les savoirs, alors nous avons la Connaissance. La raison fut une aide; la raison est l’entrave.

«Quand nous avons dépassé les velléités, alors nous avons le Pouvoir. L’effort fut une aide; l’effort est l’entrave.

«Quand nous avons dépassé les jouissances, alors nous avons la Béatitude. Le désir fut une aide; le désir est l’entrave.

«Quand nous avons dépassé l’individualisation, alors nous sommes des Personnes réelles. L’ego fut une aide; l’ego est l’entrave.

«Quand nous dépasserons l’humanité, alors nous serons l’Homme. L’animal fut une aide; l’animal est l’entrave.» (Aperçus et Pensées, «Le But»)

C’est le même principe exprimé dans toutes les activités ou tous les aspects de l’être... Il est évident que, pour sortir de l’état d’inconscience originelle, le désir était indispensable, car sans désir il n’y aurait eu aucun éveil d’activité. Mais une fois qu’on est à la conscience, ce même désir, qui avait aidé à sortir de l’inconscience, empêche de se libérer des entraves de la matière et de s’élever à une conscience plus haute.

Il en est de même pour l’ego, le moi. Pour pouvoir passer à un plan supérieur, il faut d’abord exister; et pour exister il faut devenir une individualité consciente, séparée, et pour devenir une individualité consciente séparée, l’ego est indispensable, autrement on reste mélangé à tout ce qui nous entoure. Mais une fois que l’individualité est formée, si l’on veut monter à un degré supérieur et avoir une vie spirituelle, si l’on veut même devenir simplement une humanité supérieure, les limitations de l’ego sont les pires entraves, et il faut surpasser l’ego pour entrer dans la vraie conscience.

Et enfin, pour la vie ordinaire élémentaire de l’homme, toutes les qualités qui appartiennent à l’animal, spécialement celles du corps, étaient indispensables, autrement l’homme n’aurait pas existé. Mais quand l’homme est devenu un être conscient et mental, tout ce qui l’attache à son origine animale devient nécessairement un empêchement au progrès et à la libération de l’être.

Ainsi, pour tout le monde (excepté pour ceux qui sont nés libres, et ce cas-là est évidemment très rare), pour tout le monde, cet état de raison, d’effort, de désir, d’individualisation et d’équilibre physique solide selon le mode ordinaire est indispensable pour commencer, jusqu’au moment où l’on est devenu un être conscient et où il faut abandonner toutes ces choses pour devenir un être spirituel.

Maintenant, si quelqu’un a une question à poser sur le sujet?

Douce Mère, quand peut-on dire que l’on est conscient?

C’est toujours une question relative. On n’est jamais tout à fait inconscient et on n’est jamais complètement conscient. C’est un état progressif.

Mais il y a un moment où au lieu de faire les choses automatiquement, poussé par une conscience et une force justement dont on est tout à fait inconscient, il y a un moment où l’on peut observer ce qui se passe en soi-même, étudier les mouvements, trouver leurs causes, et en même temps commencer à avoir un contrôle, d’abord sur ce qui se passe au-dedans de nous, puis sur l’influence jetée du dehors sur nous et qui nous fait agir, au début d’une façon tout à fait inconsciente et presque involontaire, mais petit à petit de plus en plus consciente; et la volonté peut s’éveiller et réagir. Alors à ce moment-là, au moment où il y a une volonté consciente qui est capable de réagir, on peut dire: «Je suis devenu conscient.» Cela ne veut pas dire que ce soit une conscience totale et parfaite, cela veut dire que c’est le commencement: quand on est capable d’observer, par exemple, toutes les réactions dans son être et d’avoir un certain contrôle sur elles, de laisser agir celles que l’on approuve et de contrôler, d’empêcher, d’annuler celles que l’on désapprouve.

Aussi, il faut avoir pris conscience en soi de quelque chose qui ressemble à un but, ou à une raison d’être ou à un idéal que l’on veut réaliser; quelque chose d’autre que le simple instinct qui vous pousse à vivre sans que vous sachiez ni pourquoi ni comment. À ce moment-là on peut dire qu’on est conscient, mais cela ne veut pas dire qu’on est parfaitement conscient. Et d’ailleurs, cette perfection-là est tellement progressive que, je pense, personne ne peut dire qu’il est parfaitement conscient; il est en voie de devenir parfaitement conscient, mais il ne l’est pas.

Douce Mère, comment est cet état où l’on a dépassé toutes les jouissances?

Eh bien, c’est justement un état sans désir, où l’on vit (Sri Aurobindo l’explique après) dans un Ânanda qui n’a pas de cause, qui ne dépend d’aucune circonstance, extérieure ou intérieure, qui est un état permanent, qui ne dépend pas des circonstances de la vie, qui n’a pas de cause. On est dans l’Ânanda parce qu’on est dans l’Ânanda. Et en fait, c’est simplement parce qu’on a pris conscience de la Réalité divine.

Mais on ne peut sentir l’Ânanda que quand on n’a plus de désirs. Si on a des désirs, tout ce que l’on sent, ce sont des plaisirs ou des jouissances, mais ce n’est pas l’Ânanda. L’Ânanda est d’une nature tout à fait différente et ne peut se manifester dans l’être que quand les désirs sont abolis. Tant que l’on est un être de désir, on ne peut pas sentir l’Ânanda; même si une force d’Ânanda descendait, elle serait immédiatement falsifiée par la présence des désirs.

(silence)

(Mère déplie un papier) J’ai ici une question qui se réfère à ce que nous avons dit la dernière fois sur l’effort, l’effort personnel.

Cette question est comme ceci:

«Dans la vie intérieure, pourquoi y a-t-il des périodes où l’on ne peut plus faire un effort conscient, et si on l’impose, des éléments de la nature se révoltent, ou bien tout dans l’être semble se pétrifier; l’effort devient la répétition mécanique de mouvements passés. Que doiton faire durant ces périodes?»

C’est très bien observé.

Ce qui n’est pas mentionné ici, c’est la nature de l’effort, parce que c’est un certain genre d’effort qui amène ce résultat décrit, qui est ou une révolte ou une sorte de... oui, de pétrification vraiment, quelque chose qui devient absolument insensible et qui ne répond plus du tout à cet effort. C’est quand l’effort est d’une nature presque exclusivement mentale et qu’il est tout à fait arbitraire, dans le sens qu’il ne tient aucun compte de l’état dans lequel se trouve le reste de l’être, qu’il a son idée à lui, sa volonté à lui, et sans aucune considération pour le reste de l’être, il impose cette volonté à l’être dans son ensemble. C’est généralement cela qui produit cette révolte ou cette pétrification. Et la seule chose à faire, c’est de tranquilliser le mental. Et c’est le moment de faire un mouvement de don de soi paisible, tranquille et confiant. Si l’on fait ce mouvement de don de soi, d’abandon à la Volonté divine, toute la tension provenant de l’effort, prématuré on pourrait dire, ou inconsidéré, toute la tension provenant de cet effort cède. Il y a une détente dans l’être. Et justement, le progrès que l’on ne pouvait pas faire dans cet effort purement mental, généralement se produit d’une façon presque automatique, par le fait que l’on s’est détendu dans une confiance et un don à la Volonté divine.

Et alors, la suite est comme ceci:

«À certains autres moments, on a l’impression de ne faire aucun effort, mais seulement de sentir la présence d’une conscience qui fait que dans plusieurs circonstances de la vie quotidienne se trouve un moyen de progrès. On se demande alors ce qu’est l’effort, et quelle est sa valeur. Ce que nous appelons effort, n’est-ce pas un mouvement trop mental?»

C’est justement ce que je viens d’expliquer, ce qui prouve que l’observation est très correcte.

C’est une décision arbitraire du mental, et naturellement, étant arbitraire et non conforme à la vérité des choses, elle crée des réactions mauvaises. Ce n’est pas pour dire qu’il ne faille jamais faire un effort, mais il faut que l’effort aussi soit spontané. De même, je vous disais une fois que, pour que la méditation soit efficace, il faut que ce soit une méditation spontanée, qui se saisisse de vous plutôt que vous ne fassiez effort pour l’avoir; eh bien, l’effort, cette espèce de tension de la volonté dans l’être, doit aussi être une chose spontanée et non le résultat d’une décision mentale plus ou moins inopportune.

(silence)

Autre question, non? Personne n’a rien à dire?

Mère, quand on veut dépasser le mental, si l’on cesse le mental agir [sic], l’influence du haut n’arrive pas immédiatement quelquefois, alors pendant cette période, qu’est-ce qu’il faut faire? On devient comme un fou! (rires)

Qu’est-ce que vous voulez dire exactement, je ne comprends pas.

Si on cesse le mental agir...

Si on laisse le mental agir. Pourquoi? Je ne comprends pas votre question. Vous avez dit au commencement «quand on a dépassé le mental»?...

Pour dépasser le mental...

Oh! pour dépasser le mental, laisser le mental agir?... Oui, ça c’est la théorie: pour dépasser le désir, il faut laisser les désirs se réaliser, et pour...

(Un enfant) Il a dit «cesser le mental agir», Douce Mère.

Cesser? Oh! mais on ne peut pas «cesser le mental agir», ce n’est pas français!

Arrêter l’action du mental.

Voilà! c’est comme cela qu’il aurait fallu demander. Alors? Arrêter l’action du mental, c’est cela? Le moyen?

Je demande.

Naturellement! Mais cela, c’est déjà suffisamment difficile. Alors qu’est-ce que vous demandez?

Quand on arrête le raisonnement, si quelque chose de nouveau, du haut, n’arrive pas immédiatement, alors pendant cette période quelquefois...

... on agit comme un fou! (rires) Alors il vaut mieux ne pas arrêter la raison avant d’avoir dépassé cet état-là!

Je veux dire, dans les conditions de vie telle qu’elle est, est-ce possible d’être...

... d’être déraisonnable? Malheureusement cela arrive très souvent!

Est-ce qu’il est possible de ne pas se référer à la raison?... Ce n’est possible que quand vous avez dépassé l’activité mentale. Ce n’est possible que quand vous avez fait un surrender, un don de vous-même total. Ce n’est possible que quand vous n’avez plus de désirs. Tant que vous avez des désirs, que vous avez un ego et que vous avez une volonté propre, vous ne pouvez pas abandonner la raison, parce que, comme je l’ai dit tout à l’heure, vous deviendriez tout à fait déséquilibré et peut-être fou. Par conséquent, la raison doit être la maîtresse jusqu’à ce que l’on ait dépassé l’état où elle est utile. Et comme je l’ai dit, tant qu’il y a un ego et tant qu’il y a des désirs, et tant qu’il y a des impulsions et tant qu’il y a des passions et tant qu’il y a des préférences, et tant qu’il y a des attractions et des dégoûts, etc., tant que toutes ces choses sont là, la raison est tout à fait utile.

J’ajouterai, en plus, qu’il y a une autre condition tout à fait indispensable pour ne plus avoir recours à la raison, c’est de n’avoir aucune porte, aucun élément ouvert aux suggestions du monde adverse. Parce que si vous n’êtes pas complètement délivré de l’habitude de répondre aux suggestions adverses, si vous abandonnez votre raison, alors vous abandonnez aussi la raison, c’est-à-dire le bon sens. Et vous commencez à agir d’une façon incohérente qui peut finir par être tout à fait déséquilibrée. Eh bien, pour être libre des suggestions et de l’influence adverses, il faut que vous soyez exclusivement sous l’influence du Divin.

Maintenant vous voyez le problème; il est un petit peu difficile. Ce qui fait que, à moins que vous ne soyez en présence d’un être tout à fait illuminé et transformé, il vaut toujours mieux recommander aux gens d’agir selon leur raison. C’est peut-être une limitation — c’est en effet une grande limitation —, mais c’est aussi un contrôle et cela vous empêche de devenir des demi-fous comme il y en a beaucoup trop dans le monde.

La raison est une personne très respectable. Comme toutes les personnes respectables elle a ses limites et ses partis pris, mais cela ne l’empêche pas d’être d’une grande utilité. Et cela vous empêche, vous, de faire des folies. Il y a beaucoup de choses que l’on ferait si l’on n’avait pas la raison, qui vous mèneraient tout droit à votre perte et pourraient avoir des conséquences tout à fait fâcheuses, parce que votre meilleur moyen de discernement jusqu’à ce que vous ayez atteint les régions supérieures, c’est la raison. Quand on n’écoute plus la raison, on peut être conduit vers toutes sortes d’absurdités. Naturellement, ce n’est ni l’idéal ni le sommet, c’est seulement une sorte de contrôle et un guide pour se conduire dans la vie, qui empêche les extravagances, les excès, les passions désordonnées, et surtout ces actions impulsives qui peuvent vous mener vers l’abîme. Voilà.

Il faut être très sûr de soi, très libéré de l’ego et très parfaitement abandonné à la Volonté divine, pour pouvoir en sécurité se passer de la raison.

Quelquefois il est difficile de distinguer entre les fausses raisons et les vraies raisons...

Ah! mais non, vous jouez sur les mots. Ce mot-là, comme vous vous en servez là, a tout à fait un autre sens que la raison, tout à fait, ce sont deux choses tout à fait différentes. La raison est une qualité de discernement. Vous parlez des raisons que vous vous donnez à vous-même pour faire une chose ou une autre — cela, ce sont des excuses que le mental se donne; mais le sens du mot raison, là, est tout à fait différent, ce n’est pas du tout le même mot, quoiqu’il se prononce de la même manière et s’écrive de la même manière. Vous pouvez voir dans votre dictionnaire, il vous donnera deux définitions tout à fait différentes du mot raison. Les raisons que l’on se donne — c’est-à-dire les excuses ou les explications que l’on se donne — sont toujours colorées d’égoïsme et d’un besoin de se donner l’illusion que justement on est un être raisonnable. Quatre-vingt-dix-neuf fois et demie sur cent, c’est le moyen de se convaincre que l’on est très bien, que ce que l’on fait est très bien, que ce que l’on sent est très bien, que ce que l’on pense est très bien; c’est pour vous donner l’impression que vous êtes vraiment tout à fait satisfaisant. Alors, quoi que vous fassiez, si vous commencez à réfléchir, vous vous direz: «Mais certainement, j’ai fait ça parce que c’était comme ça, voilà la bonne raison; j’ai senti comme ça, mais c’est à cause de ça, c’est une excellente raison», et ainsi de suite. Mais cela n’a rien à voir avec être raisonnable, au contraire. C’est un excellent moyen de se tromper soi-même et de s’empêcher de faire des progrès. C’est pour se justifier à ses propres yeux.

D’ailleurs, ce sont toujours des raisons qui vous blanchissent et qui noircissent les autres; c’est le moyen de garder sa conscience très confortable, n’est-ce pas: ce qui vous arrive, c’est la faute des circonstances, si vous avez fait une faute, c’est la faute des autres, si vous avez une mauvaise réaction, ce sont les autres qui sont responsables, etc. Vous sortez blanc comme neige du jugement de votre mental.

C’est tout?