Mère
Entretiens
Le 11 juillet 1956
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J’ai reçu trois questions, dont l’une nécessiterait quelques remarques assez désagréables que je ne tiens pas à vous faire... Il y en a deux ici auxquelles je pourrai peut-être répondre. L’une qui est une phrase de La Synthèse des Yogas où Sri Aurobindo parle de l’être psychique qui «insiste» sur:
«... une beauté rétablie dans sa prêtrise d’interprétation de l’Éternel». (La Synthèse des Yogas, vol. I, p. 172)
On m’a demandé ce que cela voulait dire.
À dire vrai, je ne sais pas pourquoi, je ne sais pas si c’est la vieille idée ascétique que la beauté n’a pas de place dans le yoga, ou bien si c’est le mot «prêtrise» d’interprétation de l’Éternel, pour lequel on demande une explication.
Dans le premier cas, je crois vous avoir déjà assez dit et répété que, dans le monde physique, c’est de toutes choses la beauté qui exprime le mieux le Divin. Le monde physique est le monde de la forme, et la perfection de la forme, c’est la beauté. Alors, je crois qu’il n’est pas nécessaire que je revienne là-dessus. Et une fois que nous admettons cela, que dans le monde physique la beauté est l’expression la meilleure et la plus proche du Divin, il est naturel d’en parler comme d’une «prêtresse», qui interprète, exprime, manifeste l’Éternel. Son rôle est justement de mettre toute la nature manifestée en contact avec l’Éternel, par la perfection de la forme, l’harmonie, et par un sens de l’idéal qui vous élève vers quelque chose de supérieur. Alors, je crois que ceci légitime le mot de prêtrise et explique, répond à la question.
(silence)
L’autre question vient à propos d’une phrase que j’ai dite (je crois la semaine dernière) où j’ai parlé du seuil de l’occultisme. Alors, on me pose une question sur ce monde occulte, c’est-à-dire invisible aux yeux physiques ordinaires, et on me demande des explications, ou des commentaires, sur les êtres qui vivent dans ces mondes, invisibles pour les yeux ordinaires.
On me dit même que je parle très souvent d’entités négatives, c’est-à-dire de formations hostiles, de petits êtres qui sont le produit de la désintégration des êtres humains à leur mort (la désintégration de l’être vital ou de l’être mental humain à la mort), mais que je n’ai jamais parlé des grands êtres, des êtres magnifiques, ou des entités positives qui aident l’évolution. Je crois que je vous en ai parlé assez souvent, mais enfin on me demande encore des explications.
Eh bien, le monde occulte n’est pas une seule région où tout est mélangé et qui simplement devient occulte parce que nous ne pouvons pas le voir. Le monde occulte est une gradation de régions, on pourrait peut-être dire de plus en plus éthérées, ou subtiles; en tout cas, de plus en plus éloignées, dans leur nature, de la matérialité physique telle que nous la voyons d’une façon ordinaire. Et chacun de ces domaines est un monde en soi, qui a ses formes et qui est habité par des êtres qui ont une densité, on pourrait dire analogue à celle du domaine dans lequel ils vivent. De même que nous sommes, dans le monde physique, de la même matérialité que le monde physique, de même dans le monde vital, dans le monde mental, dans le monde surmental et dans le monde supramental — et dans beaucoup d’autres, infiniment d’autres —, il y a des êtres qui ont une forme d’une substance analogue à celle de ce monde. C’est-à-dire que si vous êtes capable d’entrer consciemment dans ce monde avec la partie de votre être qui correspond à ce domaine, vous pouvez vous y mouvoir d’une façon tout à fait objective, comme dans le monde matériel.
Et alors, il y a là autant et beaucoup plus de choses à voir et à observer que dans notre pauvre petit monde matériel qui appartient seulement à une zone de cette gradation infinie. Vous rencontrez de tout dans ces domaines, et il vous faut une étude aussi approfondie, peut-être plus approfondie encore, que dans le monde physique, pour pouvoir connaître ce qui s’y passe, avoir des relations avec les êtres qui y vivent.
Il est évident qu’à mesure que l’on s’éloigne, si l’on peut dire, du monde matériel, les formes et les consciences de ces êtres sont d’une pureté, d’une beauté, d’une perfection très supérieures à nos formes physiques ordinaires. Ce n’est que dans le monde vital le plus proche, celui qui est pour ainsi dire mélangé à notre vie matérielle (quoiqu’il la dépasse et qu’il y ait une zone où le vital n’est plus mélangé au monde matériel), celui-là, ce vital matériel, on peut dire que sous certains de ses aspects il est encore plus laid qu’ici, parce qu’il est rempli d’une mauvaise volonté qui n’est pas contrebalancée par la présence de l’être psychique qui, dans le monde physique, amende, corrige, répare, dirige cette mauvaise volonté. Mais c’est une zone assez limitée, et, dès qu’on la dépasse, on peut trouver, rencontrer des choses qui ne sont pas favorables à la vie humaine, des êtres qui ne sont pas à l’échelle de l’existence humaine, mais qui ont leur beauté, leur grandeur à eux, et avec lesquels on peut établir des relations qui peuvent devenir tout à fait plaisantes, et même utiles.
Seulement, comme je vous l’ai déjà dit, il n’est pas très prudent de s’aventurer dans ces domaines sans une initiation préalable, et surtout une purification de la nature, qui fait que vous n’y entrerez pas alourdi et déformé par vos désirs, vos passions, vos égoïsmes, vos peurs, vos faiblesses. Il faut, avant d’entreprendre ces activités, toute une préparation de purification de soi, d’élargissement de la conscience, qui est tout à fait indispensable.
Il y a aussi dans ces mondes invisibles des régions qui sont le résultat des formations mentales humaines. On peut y trouver tout ce que l’on veut. En fait on y trouve, très souvent, justement ce que l’on s’attend à y trouver. Il y a des enfers, il y a des paradis, il y a des purgatoires. Il y a de tout suivant les différentes religions et leurs conceptions. Ces choses n’ont qu’une existence très relative, mais d’une relativité analogue à celle des choses matérielles ici; c’est-à-dire que pour celui qui s’y trouve elles sont tout à fait réelles et leurs effets sont tout à fait tangibles. Il faut une libération intérieure, un élargissement de la conscience et un rapport avec une vérité plus profonde et plus haute pour pouvoir échapper à l’illusion de leur réalité. Mais c’est à peu près quelque chose d’analogue à ce qui se passe ici: les êtres humains ici sont persuadés, pour la plupart, que la seule réalité est la réalité physique — la réalité de ce que l’on peut toucher, de ce que l’on peut voir — et pour eux, tout ce qui ne se voit pas, ne se touche pas, ne se sent pas, est, après tout, problématique; eh bien, c’est un phénomène tout à fait analogue qui se passe là. Les gens qui au moment de mourir sont persuadés, pour une raison ou une autre, qu’ils vont aller dans un paradis ou bien dans un enfer, ils s’y trouvent après leur mort; et pour eux, c’est vraiment un paradis ou c’est vraiment un enfer. Et on a toutes les peines du monde à les faire sortir de là pour aller dans un endroit qui est plus vrai, plus réel.
Alors, il est difficile de parler de tous ces mondes, de ces innombrables mondes, en quelques minutes. C’est une connaissance qui demande une expérience vécue, de nombreuses années, tout à fait systématique, et qui exige, comme je l’ai dit, une préparation intérieure tout à fait indispensable pour la rendre inoffensive.
Nous avons tous l’occasion d’avoir un petit contact (très partiel, très superficiel) avec ces mondes, dans nos rêves. Et rien que l’étude des rêves est déjà une chose qui exige beaucoup de temps et beaucoup de soins, et qui en elle-même peut constituer une préparation à une étude plus approfondie des mondes invisibles.
Je crois que c’est tout ce que nous pouvons en dire utilement ce soir.
(silence)
La dernière question est de quelqu’un qui trouve que j’ai fait des promesses un peu à la légère et que, après tout, je n’ai pas tenu mes promesses!... Peut-être que j’espérais de l’humanité plus qu’elle n’a été capable de me donner — cela, je n’en sais rien. Peut-être est-ce une impression purement superficielle.
J’ai dit à peu près ceci, que les gens qui sont ici à l’Ashram connaîtront la descente du Supramental (cela, on ne peut pas me reprocher de ne pas les avoir prévenus quand c’est arrivé, je n’en ai pas fait un mystère!) et qu’ils y participeront — je n’ai vraiment interdit à personne d’y participer! Au contraire, je crois que j’ai encouragé tout le monde à s’ouvrir et à recevoir, et à tâcher d’en profiter.
Et alors j’ai dit (c’était en anglais): «À partir de ce moment, la Grâce transformatrice rayonnera de la façon la plus efficace.» Eh bien, je défie qui que ce soit de me dire le contraire!
Mais voilà où cela commence à être un peu plus... J’ai ajouté: «Et heureusement pour les aspirants, cet heureux avenir (je ne crois pas avoir écrit cela de cette façon, mais cela ne fait rien), cet heureux avenir se matérialisera pour eux en dépit de tous les obstacles que lui opposera la nature humaine non régénérée.» Je continue à espérer qu’il en sera ainsi!
Mais alors cette personne, qui peut-être est peu patiente, me répond ceci: «Pourquoi les difficultés ont-elles augmenté pour un assez grand nombre de sâdhaks?» (Mère repose son papier avec force sur la table) Qui vous dit que ce n’est pas que vous êtes devenus plus conscients! que toutes vos difficultés étaient là avant et que vous ne le saviez pas?... Si vous voyez plus clair et que vous voyez des choses qui ne sont pas très jolies, ce n’est pas la faute du Supramental, c’est votre faute! Il vous donne une lumière, un miroir dans lequel vous pouvez vous voir mieux que vous ne vous voyiez avant, et vous êtes un petit peu ennuyés parce que ce n’est pas toujours très joli? Mais qu’est-ce que je peux faire?
Et cette personne conclut: «Est-ce que la Force supramentale n’opère pas ici en dépit de tous les obstacles que lui oppose la nature humaine non régénérée?» Vraiment, j’espère que oui! parce que, autrement, il n’y aurait rien à faire, le monde ne serait jamais régénéré. Mais je vous ai expliqué pourquoi cela vous paraît plus difficile. C’est parce que vous êtes un petit peu plus conscients, et que vous voyez des choses que vous ne voyiez pas avant.
Il y a encore une raison. Quand la Force qui travaille est plus forte, insiste davantage, naturellement ce qui résiste résiste d’autant plus. Et si, au lieu (c’est là que j’ai à dire quelque chose qui n’est pas agréable), si, au lieu d’être hypnotisés par vos petites difficultés, par vos petits inconvénients, par vos petits malaises, par vos «gros» défauts, si, au lieu d’être hypnotisés par cela, vous tâchiez de voir la contrepartie, à quel point la Force est plus puissante, la Grâce est plus active, l’Aide est plus tangible — en un mot, si vous étiez un petit peu moins égoïstes et concentrés sur vous-mêmes et que vous ayez une vision un petit peu plus large où vous pourriez inclure des choses qui ne vous concernent pas personnellement, peut-être que votre vision du problème changerait.
Eh bien, c’est ce que je vous conseille de faire, et puis on en reparlera plus tard quand vous aurez essayé de mon remède: ne pensez pas tant à vous-mêmes.
Après tout, c’est peut-être le problème qui vous intéresse le plus, mais ce n’est certainement pas le plus intéressant!