Mère
Entretiens
Le 23 mai 1956
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Douce Mère, quelle est la différence entre le yoga et la religion?
Ah! mon enfant... c’est comme si tu me demandais quelle est la différence entre un chien et un chat!
(long silence)
Imagine quelqu’un qui, d’une façon quelconque, a entendu parler de quelque chose comme le Divin, ou qui a un sentiment personnel qu’il y a quelque chose comme cela, et qui se met à faire des efforts de tous genres: des efforts de volonté, des efforts de discipline, des efforts de concentration, toutes sortes d’efforts pour trouver ce Divin, pour découvrir ce que c’est, pour en prendre connaissance et pour s’unir à Lui. Alors, cette personne fait un yoga.
Maintenant, si cette personne a noté tous les procédés qu’elle a employés et qu’elle construise un système fixe, et que tout ce qu’elle a découvert, elle l’érige en lois absolues — par exemple, elle dit: «Le Divin est comme ceci, pour trouver le Divin il faut faire comme cela, tel geste, telle attitude, telle cérémonie», et il faut que vous admettiez que c’est cela, la vérité, que vous disiez: «Je reconnais que cela, c’est la Vérité et j’adhère pleinement à cela, et votre méthode est la seule bonne, la seule qui existe» —, si tout cela est écrit, organisé, arrangé en lois et en cérémonies fixes, cela devient une religion.
Est-ce que par cette méthode [la religion] on peut réaliser le Divin?
Ceux qui portent en eux une destinée spirituelle et qui sont nés pour réaliser le Divin, prendre conscience en Lui et Le vivre, n’importe quel chemin, quelle que soit la route qu’ils suivront, ils arriveront. C’est-à-dire que même dans la religion, il y a des gens qui ont eu l’expérience spirituelle et qui ont trouvé le Divin — pas à cause de la religion, généralement malgré elle, en dépit d’elle —, parce qu’ils avaient l’élan intérieur et que cet élan les a conduits là malgré tous les obstacles et à travers eux. Tout leur a été bon.
Mais si ces mêmes gens veulent exprimer leur expérience, ils se servent naturellement des termes de la religion dans laquelle ils ont été éduqués, alors ils réduisent leur expérience et la limitent forcément beaucoup, ils la rendent pour ainsi dire sectaire. Mais eux, ils peuvent très bien avoir dépassé toutes les formes et toutes les limites et toutes les conventions, et avoir eu l’expérience vraie dans sa simplicité même.
Douce Mère, dans le monde maintenant, la plupart des gens suivent une religion quelconque. Est-ce qu’ils sont aidés?
Pas beaucoup.
Peut-être recommencent-ils maintenant, mais pendant très longtemps, pendant tout le commencement de ce siècle, ils avaient répudié la religion comme une chose contraire à la connaissance; en tout cas, toute l’humanité intellectuelle. Et c’est seulement maintenant qu’il commence à y avoir un mouvement de retour vers quelque chose d’autre qu’un positivisme à tout crin.
Les gens suivent la religion par habitude sociale, pour ne pas se faire mal voir des autres. Par exemple, dans un village, il est difficile de ne pas aller aux cérémonies religieuses, parce que tous les voisins vous montrent du doigt. Mais cela n’a absolument rien à voir avec la vie spirituelle, rien du tout.
(silence)
La première fois que je suis venue en Inde, je suis venue sur un bateau japonais. Et sur ce bateau japonais, il y avait deux clergymen, c’est-à-dire des prêtres protestants, de sectes différentes. Je ne me souviens plus exactement des sectes, ils étaient tous deux anglais; je crois que l’un était anglican et l’autre, presbytérien.
Alors, est arrivé le dimanche. Il fallait bien faire une cérémonie religieuse sur le bateau, autrement on aurait eu l’air de païens comme les Japonais! Il fallait qu’il y ait une cérémonie, mais qui la ferait? Est-ce que ce serait l’anglican, ou est-ce que ce serait le presbytérien? Il a failli y avoir des querelles. Finalement, l’un s’est retiré avec dignité (je ne me souviens plus lequel, je crois que c’était l’anglican) et le presbytérien a fait sa cérémonie.
Cela se passait dans le salon du bateau. On descendait quelques marches pour aller dans ce salon. Et ce jour-là, tous les hommes avaient mis leur veste — il faisait chaud, je crois que l’on était dans la Mer Rouge —, ils avaient mis des vestes, des faux cols, des souliers de cuir, des cravates bien attachées, un chapeau sur la tête, et ils sont allés, avec un livre sous le bras, presque en procession, depuis le pont jusqu’au salon. Les dames avaient un chapeau, il y en avait qui portaient une ombrelle, et elles avaient aussi leur livre sous le bras, un livre de prières.
Et alors, ils se sont tous engouffrés dans ce salon, et le presbytérien a fait un discours, c’est-à-dire qu’il a fait son prêche, que tout le monde a entendu très religieusement. Et puis, quand cela a été fini, ils sont remontés tous avec l’air satisfait de quelqu’un qui a rempli son devoir. Et naturellement, cinq minutes après, ils étaient au bar en train de boire et de jouer aux cartes, et leur cérémonie religieuse était oubliée. Ils avaient fait leur devoir, c’était fini, il n’en était plus question.
Et le clergyman est venu me demander, plus ou moins poliment, pourquoi je n’avais pas assisté. Je lui ai dit: «Monsieur, je regrette, mais je ne crois pas à la religion.»
— Oh! oh! you are a materialist!
— Non, pas du tout.
— Ah! alors pourquoi?
— Oh! lui ai-je dit, si je vous le disais, vous seriez tout à fait mécontent, il vaut peut-être mieux que je ne vous le dise pas!
Il a tellement insisté que j’ai fini par lui dire: «Figurez-vous que je ne trouve pas que vous soyez sincères, ni vous, ni vos ouailles. Vous êtes allés là pour remplir un devoir social et une habitude sociale, mais pas du tout parce que vous aviez vraiment envie d’entrer en relation avec Dieu.»
— Entrer en relation avec Dieu! Mais nous ne pouvons pas faire ça! Tout ce que nous pouvons dire, ce sont de bonnes paroles, mais nous n’avons aucune capacité d’entrer en relation avec Dieu.
Alors j’ai dit: «Mais c’est justement pour cela que je n’y suis pas allée, parce que cela ne m’intéresse pas.»
Après cela, il m’a posé beaucoup de questions et il m’a avoué qu’il s’en allait en Chine pour convertir les «païens». Alors là, je suis devenue sérieuse et je lui ai dit: «Écoutez, avant même que votre religion ne soit née — il n’y a pas encore deux mille ans —, les Chinois avaient une très haute philosophie et ils avaient un chemin pour les conduire vers le Divin; et quand ils pensent aux Occidentaux, ils pensent à eux comme à des barbares. Et alors, vous allez là pour convertir des gens qui en savent plus que vous? Qu’est-ce que vous allez leur apprendre? À être insincères, à faire des cérémonies creuses au lieu de suivre une philosophie profonde et un détachement de la vie qui les mène vers une conscience plus spirituelle?... Je ne crois pas que ce soit une chose très bonne que vous allez faire.» Alors il était tellement suffoqué, le pauvre homme; il m’a dit: «Eh, I fear, I can’t be convinced by your words!»
— Oh! ai-je dit, je n’essaye pas de vous convaincre, je vous ai seulement dit la situation, et que je ne vois pas très bien pourquoi des barbares voudraient aller enseigner à des gens civilisés ce qu’ils savent depuis plus longtemps que vous, c’est tout.
Et voilà! Cela a été fini.
Mère, on dit dans les traditions bouddhiques...
Oh! Oh! vous êtes bouddhissisant! C’est à la mode. Oui?
... on dit que deux mille cinq cents ans après sa naissance...
Oui, il reviendra dans le monde pour prêcher un nouveau bouddhisme, c’est cela?
... il paraît que son enseignement sera fini, il sera remplacé par quelque chose de nouveau.
Oui, c’est ce monsieur... comment s’appelle-t-il... X, qui vous a dit cela?
Mais c’est sa théorie. Il m’a dit aussi qu’il pensait que c’était Sri Aurobindo qui avait réalisé l’enseignement du Bouddha. C’est cela? Vous n’êtes pas allé à sa conférence?... Non, alors, qu’est-ce que vous vouliez demander?
Parce que c’est maintenant — demain c’est le jour des deux mille cinq cents ans —, est-ce que cela correspond à la nouvelle chose?
Quelle nouvelle chose?
La manifestation nouvelle, supramentale.
Oh! écoutez, cela me paraît être tout à fait ce genre de découverte que l’on fait quand on veut quelque chose de sensationnel.
Il y a toujours beaucoup de façons d’interpréter les textes, et on le fait suivant ce que l’on veut leur faire dire.
(silence)
Cela me fait penser à une chose... (S’adressant à un professeur) Est-ce que l’on a retrouvé les sons avec lesquels on lisait les hiéroglyphes?
Égyptiens?
Oui, hiéroglyphes, c’est égyptien!
Je crois que oui.
C’est-à-dire que l’on a retrouvé le langage parlé d’il y a cinq mille ans?
Je crois que oui. Et il y a des hiéroglyphes qui sont aussi phonétiques.
Phonétiques! Où est-ce que l’on peut se procurer cela?
C’est à la Bibliothèque, Mère, il y a quelque chose.
Oh!... Parce que je me suis demandé comment ils avaient restauré les noms des pharaons et des dieux. Naturellement, les peuples plus récents en ont parlé, les Grecs en ont parlé, les Phéniciens en ont parlé; eux, ils avaient des écritures phonétiques. Mais plus ancien que cela? Les premiers pharaons et tous ces noms de dieux, qui a trouvé?
La tradition dit que c’est Champollion, avec la pierre de Rosette; on a trouvé une pierre avec des écritures en égyptien, en grec et en copte, ce qui a permis de résoudre le problème.
Il était sûr que c’était la même chose écrite en égyptien et en grec? Comment en était-il sûr?
On avait une vague idée, on a eu des points de repère et on a fait des recoupements.
Mais cela, c’était le sens, ce n’était pas le son.
Oui.
Quel langage parlait-on dans les collèges initiatiques? Comment s’exprimaient-ils, ces gens?
Je sais que l’on donne les sons pour les mots. Maintenant, est-ce que l’on connaît la prononciation exacte, c’est autre chose. On ne connaît même pas la prononciation du grec antique.
Le grec? On ne connaît pas la prononciation?
On ne sait pas comment c’était prononcé.
Le langage des Égyptiens anciens est-il contemporain du plus ancien sanskrit, ou plus ancien? Et alors, encore autre chose: pour l’écriture cunéiforme de l’Assyrie, était-ce phonétique ou était-ce hiéroglyphique?
Je crois que là aussi on peut lire les sons, parce que l’on a rectifié un certain nombre de noms qui étaient donnés dans la Bible et on a trouvé qu’il y avait eu des déformations: Nabuchodonosor, par exemple.
Oui. Oh! on a changé cela.
Maintenant, est-on absolument sûr d’avoir trouvé les sons?...
Oui, cela me paraît bizarre. Parce que j’ai eu entre les mains un livre où l’on avait rétabli les noms, et ils étaient devenus un peu drôles! Mais enfin, il devait y avoir une certaine façon de prononcer. Je veux dire, est-ce que l’un des langages humains remonte plus loin que le plus vieux sanskrit?
Je ne sais pas de quelle date est le langage le plus ancien.
Et dernière chose: ce langage égyptien hiéroglyphique est-il apparenté à la ligne chaldéenne ou à la ligne aryenne? Il y a des racines sanskrites dans toutes les langues. C’est cela justement que je voulais demander.
J’ai lu quelque part que les prêtres d’Égypte faisaient l’initiation avec des mantras.
Des mantras sanskrits? Mais c’est dans un roman, non!
Quelques mots sanskrits.
Il y a des racines sanskrites (avec des déformations) dans toutes les langues. Et il y a une très vieille tradition qui se prétend antérieure aux deux lignes bifurquantes, aryenne et chaldéenne. Mais le grec par exemple, qui est relativement récent, est-ce un langage d’antécédent aryen ou d’antécédent chaldéen?
Le grec est tout à fait aryen.
Tout à fait aryen.
L’égyptien, c’est la ligne chaldéenne.
Chaldéenne, oui. Mais partout il y a eu des mélanges entre l’égyptien et le grec.
La langue phénicienne était plus ancienne. Au point de vue de l’écriture, elle était antérieure à la langue grecque.
Mais le phénicien est phonétique, c’est une langue phonétique.
Et les hiéroglyphes s’écrivaient de haut en bas et de droite à gauche, ou de gauche à droite?
De droite à gauche.
De droite à gauche. Les langues chaldéennes s’écrivent comme cela. Le chinois et le japonais aussi. Il n’y a que les langues aryennes qui s’écrivent de gauche à droite.
(méditation)
Longtemps plus tard, au moment de la publication de cet Entretien, un disciple a demandé à Mère ce qui avait motivé ces questions sur les hiéroglyphes.
Cela m’intéressait beaucoup, en un temps, de savoir. J’ai essayé de rappeler le souvenir des éléments qui ont vécu à ce momentlà, mais je n’ai pas pu avoir de réponse. Il y a un manque total.
Tu avais entendu des sons?
(Après un silence) Tiens, je vais te donner un exemple. Il y a à peu près deux ans, j’ai eu une vision à propos du fils de Z... Elle me l’avait amené, il n’avait pas tout à fait un an, et je venais de le voir là, dans la chambre où je reçois les gens. Il me donnait l’impression d’être très connu, mais je ne savais pas quoi. Et puis, dans l’après-midi du même jour, j’ai eu une vision. Une vision de l’ancienne Égypte, c’est-à-dire que j’étais quelqu’un, la grandeprêtresse, ou je ne sais qui (parce qu’on ne se dit pas à soi-même «je suis un tel ou un tel», l’identification est totale, il n’y a pas d’objectivation, alors je ne sais pas). J’étais dans un monument admirable, immense! si haut! mais tout nu, il n’y avait rien, excepté un endroit où il y avait des peintures magnifiques. Alors là, j’ai reconnu les peintures de l’ancienne Égypte. Et je sortais de mes appartements, j’entrais dans une espèce de grand hall. Il y avait une sorte de gouttière tout autour des murs, par terre, qui courait pour ramasser l’eau. Et alors, j’ai vu le petit (qui était à moitié nu) qui jouait là-dedans. Et j’étais très choquée, j’ai dit: «Comment! c’est dégoûtant!» (mais les sentiments, les idées, tout cela se traduisait en français dans ma conscience). Il y a le précepteur qui est venu, je l’ai fait appeler. Je l’ai grondé. J’ai entendu des sons. Eh bien, je ne sais pas ce que j’ai dit, je ne me souviens plus de ces sons. J’ai entendu les sons que je prononçais, je savais ce que cela voulait dire, mais la traduction était en français, et les sons, je ne m’en suis pas souvenue. Je lui parlais, je lui disais: «Comment est-ce que vous laissez cet enfant jouer là-dedans?» Et lui m’a répondu (et je me suis éveillée sur sa réponse) en me disant... je n’ai pas entendu les premiers mots, mais dans ma pensée c’était: «Ainsi le veut Amenhotep.» Amenhotep, j’ai entendu, je me suis souvenue. Alors, j’ai su que le petit était Amenhotep.
Donc, je sais que j’ai parlé; j’ai parlé dans une langue, mais je ne me souviens plus. Je me suis souvenue d’Amenhotep, parce que je le sais dans ma conscience active: Amenhotep. Mais autrement, les autres sons ne sont pas restés. Je n’ai pas la mémoire des sons.
Et je sais que j’étais sa mère; à ce moment-là j’ai su qui j’étais, parce que je sais qu’Amenhotep est le fils de tel et telle (j’ai d’ailleurs recherché dans l’histoire). Autrement il n’y a pas de connexion: un trou.
J’admire toujours ces médiums (qui sont généralement des gens très simples) qui ont la mémoire exacte du son, qui peuvent vous dire: «Voilà, j’ai dit comme cela et comme cela.» De cette façon on aurait la notation phonétique. Si je me souvenais des sons que j’ai prononcés, on aurait la notation, mais je ne me souviens pas.
Je me souviens de cet entretien; tout d’un coup, je me suis dit: «Ce serait si intéressant si l’on entendait ce langage!» Et alors, la curiosité: «Comment ont-ils retrouvé la prononciation? Comment?» D’ailleurs, tous les noms que l’on nous enseignait quand nous étions tout petits, dans l’histoire ancienne, ont été changés aujourd’hui. Ils ont dit qu’ils avaient retrouvé les sons, ou du moins ils ont prétendu qu’ils avaient retrouvé les sons. Mais je ne sais pas.
C’est la même chose pour l’ancienne Babylone: j’ai des souvenirs extrêmement précis, tout à fait objectifs, mais quand je parle, je ne me souviens pas des sons que je dis, seulement il y a la traduction mentale.
Je n’ai pas la mémoire des sons.
Je m’étais demandé ce qui avait déterminé toutes tes questions.
C’est comme cela, c’est la conscience que je n’ai pas la mémoire des sons. Il y a des gens qui ont la mémoire des sons, je n’ai pas la mémoire des sons. Alors, cela m’intéresserait de le savoir. Autrement, j’ai toujours pu (quand il y avait quelque chose du passé qui était pour moi douteux, ou intéressant, ou incomplet), j’ai toujours eu le moyen de le faire revenir dans la conscience. Mais les sons ne viennent pas. Cela vient comme un état de conscience, qui se traduit mentalement, et alors il se traduit mentalement par les mots que je connais. Alors ce n’est pas intéressant du tout.
Même maintenant, même quand je faisais de la musique, la mémoire des sons était vague et incomplète. J’avais la mémoire des sons que j’entendais dans l’»origine de la musique» (geste en haut), et alors, quand la musique matérielle reproduisait quelque chose de ces sons, je les reconnaissais; mais il n’y a pas cette précision, cette exactitude qui fait que je pourrais reproduire avec la voix, ou avec un instrument, exactement le son. Ce n’est pas là, cela manque. Tandis que la mémoire des yeux était... elle était stupéfiante. Une chose que j’avais vue une fois, c’était fini, jamais oublié.
Plusieurs fois, comme cela, dans des visions... des visions, enfin! des souvenirs, des souvenirs revécus, j’ai parlé la langue de ce moment-là, je l’ai parlée, je me suis entendue parler, mais le son n’est pas resté. Le sens de ce que j’ai dit est resté, mais le son n’est pas resté.
C’est dommage.