Mère
Entretiens
Le 21 décembre 1955
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Cet Entretien est basé sur le chapitre II de La Synthèse des Yogas, «La Consécration de soi».
«Souvent, donc, le sâdhak s’apercevra que même après avoir gagné avec persistance sa propre bataille personnelle, il devra la gagner encore et encore...»
Oui. Alors?
Alors est-ce que ça veut dire que les autres profitent de sa sâdhanâ?
Tu comprends, c’est pour chacun comme ça. S’il n’y en avait qu’un, ça pourrait être comme ça: que ce soit lui qui le fasse pour tous; mais si chacun le fait... tu comprends?...
Vous êtes cinquante personnes à faire le yoga intégral. Si c’est seulement l’un des cinquante qui le fait, alors il le fait pour tous les cinquante. Mais si chacun des cinquante le fait, un le faisant pour tous les cinquante, il le fait en somme pour une seule personne, parce que tous le font pour tous.
Mais le travail est beaucoup plus long?
Il faut s’élargir.
Le travail est plus compliqué, il est plus complet, il demande une puissance plus grande, une largeur plus grande, une patience plus grande, une tolérance plus grande, une endurance plus grande; toutes ces choses-là sont nécessaires. Mais en fait, si chacun fait parfaitement ce qu’il doit faire, ce n’est plus qu’une seule personne qui fait le tout: pas une seule personne qui fait pour tous, mais tous ne forment plus qu’une personne qui fait pour le tout. Cela devrait former une sorte d’unité suffisante entre tous ceux qui le font, pour qu’ils ne sentent plus la distinction. Ça, c’est la façon idéale de le faire: qu’ils ne forment plus qu’un seul corps, une seule personnalité, travaillant à la fois pour soi-même et les autres sans distinction.
À dire vrai, c’était la première question qui s’est posée quand j’ai rencontré Sri Aurobindo. Je crois que je vous l’ai déjà dit; je ne me souviens plus, mais j’en ai parlé dernièrement. Est-ce qu’il faut faire son yoga et arriver jusqu’au but et puis, après, s’occuper des autres, ou est-ce qu’il faut immédiatement laisser venir à soi tous ceux qui ont une aspiration identique, et marcher tous ensemble vers le but? À cause de mon travail précédent et de tout ce que j’avais essayé, je suis venue à Sri Aurobindo avec la question très précise. Parce que les deux possibilités étaient là: ou de faire une sâdhanâ individuelle intensive en se retirant du monde, c’est-à-dire en n’ayant plus aucun contact avec les autres; ou bien laisser le groupe se former d’une façon naturelle et spontanée — ne pas l’empêcher de se former, le laisser se former —, et partir tous ensemble sur le chemin.
Eh bien, la décision n’a pas été un choix mental du tout; c’est venu spontanément. Les circonstances ont été telles qu’il n’y avait pas de choix; c’est-à-dire que tout naturellement, spontanément, le groupe s’est formé d’une façon telle que c’était une nécessité impérieuse. Et alors une fois qu’on est parti comme ça, c’est fini, il faut aller jusqu’au bout comme ça.
Au début, c’était cinq, six, pas plus. Ça a été cinq, six pendant longtemps. C’est devenu dix, douze, une vingtaine; puis trente, trente-cinq. C’est resté là pendant assez longtemps. Et puis alors tout d’un coup, n’est-ce pas, c’est parti; et puis voilà, le dernier chiffre c’est au-delà de mille cent! Nous augmentons.
Alors, là-dessus, il y en a beaucoup qui ne font pas la sâdhanâ, alors le problème ne se pose pas. Mais pour tous ceux qui la font, c’est comme ça, c’est comme Sri Aurobindo l’a décrit là. Et si on veut faire la chose d’une façon solitaire, il est absolument impossible de la faire d’une façon totale. Parce que tout être physique, si complet qu’il puisse être, n’est que partiel et limité; il ne représente qu’une loi dans le monde; ça peut être une loi très complexe, mais ce n’est qu’une loi: ce qu’on appelle, dans l’Inde, le Dharma, une Vérité, une Loi. Chaque être individuel, même s’il est d’une qualité tout à fait supérieure, même s’il a été produit pour une oeuvre tout à fait spéciale, n’est qu’un être individuel; c’est-à-dire que la totalité de la transformation ne peut pas se faire à travers un seul corps. Et c’est pour cela que, spontanément, la multiplication s’est produite. On peut atteindre, solitaire, à sa propre perfection. On peut devenir, dans sa conscience, infini et parfait. Mais quand il s’agit d’une oeuvre, c’est toujours limité.
Je ne sais pas si tu me comprends bien, mais la réalisation personnelle n’a pas de limites. On peut devenir, intérieurement, soi-même parfait et infini. Mais la réalisation extérieure est nécessairement limitée, et si on veut avoir une action générale, il faut au moins un minimum de personnes physiques. Dans une très vieille tradition, on disait que douze suffisaient; mais avec les complexités de la vie moderne, ça ne paraît pas possible. Il faut un groupe représentatif. Ce qui fait que... vous n’en savez rien, ou vous ne l’imaginez pas très bien, mais chacun de vous représente une des difficultés qu’il faut vaincre pour la transformation. Et cela fait beaucoup de difficultés! (Mère rit) J’avais écrit quelque part que plus qu’une difficulté... j’avais dit que chacun représente une impossibilité à résoudre. Et c’est l’ensemble de toutes ces impossibilités qui peuvent se transformer en l’OEuvre, la Réalisation. Chacun des cas est une impossibilité à résoudre, et c’est quand toutes ces impossibilités seront résolues, que l’OEuvre sera accomplie. Mais maintenant, je suis plus aimable, j’enlève «impossibilité», et je mets «difficulté». Peut-être que ce ne sont plus des impossibilités.
Seulement, depuis le début, et encore plus maintenant que notre groupe a crû d’une façon si considérable, chaque fois que quelqu’un vient me trouver pour me dire: «Je viens pour mon yoga.» — «Oh, je dis, non! ne venez pas! C’est beaucoup plus difficile ici que n’importe où.» Et la raison, c’est ce que Sri Aurobindo a écrit là. Si quelqu’un vient me dire: «Je viens pour travailler, je viens pour me rendre utile», ça va bien. Mais si quelqu’un me dit en venant: «J’ai beaucoup de difficultés dehors, je n’arrive pas à surmonter ces difficultés, je veux venir ici parce que ça m’aidera», je dis: «Non, non! ce sera beaucoup plus difficile ici; vos difficultés vont croître considérablement.» Et c’est ça, ce que ça veut dire: parce que ce ne sont plus des difficultés isolées; ce sont des difficultés collectives.
Alors, en plus de votre propre difficulté personnelle, vous avez toutes les frictions, tous les contacts, toutes les réactions, toutes les choses qui viennent du dehors. Comme une épreuve. Juste sur le point faible, l’endroit qui est le plus difficile à résoudre; c’est là que vous entendrez de quelqu’un la phrase qui était justement celle que vous ne vouliez pas entendre; on fera pour vous le geste qui était justement celui qui pouvait vous choquer; vous vous trouvez en présence d’une circonstance, d’un mouvement, d’un fait, d’un objet, n’importe quoi — juste les choses qui... «Ah! comme j’aurais voulu que cela ne se produise pas!» Et ce sera ça qui se produira. Et de plus en plus. Parce que vous ne faites pas votre yoga pour vous-même, seul. Mais vous faites le yoga pour tout le monde, sans le vouloir, automatiquement.
Alors quand les gens viennent et me disent: «Je viens ici pour la paix, la tranquillité, les loisirs, pour faire mon yoga», je dis: «Non, non, non! allez-vous-en tout de suite, ailleurs, vous serez beaucoup plus tranquille, n’importe où, excepté ici.» Si on vient en me disant: «Eh bien voilà, je sens qu’il faut que je me consacre à l’OEuvre divine, je suis prêt à faire n’importe quel travail que vous me donnerez», alors je dis: «Bon, ça va bien. Si vous avez de la bonne volonté, de l’endurance, et une capacité, ça va bien. Mais pour trouver la solitude nécessaire à votre développement intérieur, il vaut mieux aller n’importe où, n’importe où excepté ici.» Voilà. J’ai dit tout cela aujourd’hui même; j’en ai eu l’occasion. Et en même temps j’ai dit: «Il y a une exception à cette règle: ce sont les enfants.» Parce que, ici, les enfants ont l’avantage de vivre, depuis le moment où ils sont encore inconscients, dans une atmosphère qui les aide à se trouver eux-mêmes. Et ça, on ne l’a pas dehors. Je dis ce que je viens de dire aux gens qui sont... pas nécessairement vieux, mais enfin... formés, qui ont dépassé l’âge non seulement de l’enfance mais de la première jeunesse.
Mais tous ceux qui sont tout petits, plus ils sont petits, meilleur c’est pour eux; parce que dès leur petite et plus tendre enfance, ils sont dans l’atmosphère la plus favorable à un développement intégral, et alors ils peuvent de plus en plus grandir, croître dans la vraie atmosphère. Ce n’est que quand on sort du développement personnel et qu’on veut commencer à faire le yoga que le problème se pose. Mais pour ceux qui ont été entièrement élevés ici le problème est beaucoup moins difficile, parce que dès leur toute petite enfance, ils sont déjà membres d’un tout, sans le savoir, sans en être conscients; et ils bougent avec le tout, vers la Réalisation. Alors ce n’est plus quelque chose de tout à fait nouveau, et qui ajoute à la difficulté; c’est au contraire quelque chose qui les aide.
Maintenant, n’est-ce pas, quand le problème se pose, c’est à eux de savoir s’ils veulent faire le yoga ou pas. Je vous l’ai déjà dit plusieurs fois. Il y a un moment où «Eh bien, maintenant, je m’en vais dans la vie faire mon expérience.» — «Allez, mes enfants, avec ma bénédiction; et tâchez qu’elle ne soit pas trop désagréable.» (Mère rit) Mais ceux qui disent: «Non, maintenant, j’ai pris ma décision, je veux faire le yoga», eh bien, je ne leur cache pas que la difficulté commence. À partir de ce moment-là, il y a des qualités spéciales qui sont nécessaires; et il faudra qu’ils sachent profiter de toute la préparation qui leur a été donnée. Ils sont en meilleure position que les pauvres gens qui viennent du dehors, bien meilleure! Mais tout de même, il faudra qu’ils fassent un effort, parce que rien ne se réussit sans effort. À moins qu’ils n’aient appris depuis tout petits à se laisser porter. Mais il y en a très peu qui sont assez mûrs, on peut le dire, ou assez vieux, dans le sens de l’Éternité, pour pouvoir se laisser porter tout de suite, comme ça, d’un seul coup, sans avoir besoin de recevoir tous les coups du dehors pour savoir que c’est ça la vraie chose.
Cela dépend beaucoup de ce qu’ils sont au-dedans d’euxmêmes. Là vient vraiment la question du prédestiné, de celui qui est né pour cela. Alors ça, c’est beaucoup plus facile.
Voilà.
Douce Mère, est-ce que tu crois que nous faisons suffisamment d’efforts pour la chance que tu nous as donnée?
Ah! ça, mon petit, c’est une affaire entre vous et votre propre conscience. Ce n’est pas moi qui en dirai rien du tout. Je ne peux pas répondre à ça. Ça, c’est à vous de regarder.
Oh! il est tout à fait évident que si chacun de vous pouvait voir ça dans la vraie lumière...
Je ne sais pas si vous avez eu cette expérience-là, en lisant une des histoires merveilleuses de l’humanité, et de ceux qui sont venus aider l’humanité — vous avez peut-être entendu ça plus ici, dans l’Inde, que dans d’autres pays —, ces histoires où il y a eu une intervention d’en haut, il y a eu une de ces chances, une de ces Grâces miraculeuse. Et alors, quand on lit ça quand on est petit, et qu’on se dit: «Oh! comme j’aurais voulu vivre à ce moment-là!...» Je ne sais pas si vous avez eu cette expérience...
J’ai connu des gens qui l’avaient. Et alors on leur dit: «Eh bien, essayez de vous imaginer que vous l’avez, cette chance-là, quelle serait votre réaction?» Et quelquefois, tout d’un coup on perçoit ça, tout d’un coup on voit comme si le ciel s’était ouvert, et quelque chose est venu qui n’était pas là avant. Pour combien de temps, on ne peut pas le dire, mais en tout cas, c’est un de ces moments extraordinaires de la vie terrestre et de la vie humaine où les choses ne sont pas comme elles sont d’ordinaire, ternes et sans vie. Alors, on a l’impression de vivre un miracle. Si on peut garder ça, tout va bien. Malheureusement, on l’oublie très vite.
Si on a eu ça une fois, c’est déjà quelque chose; c’est la porte qui s’est ouverte. Tout d’un coup on a senti... on a senti, oui, c’est quelque chose, c’est une Grâce infinie, c’est une chose merveilleuse. Tous les gens qui ont vécu il y a un siècle, il y a deux siècles, il y a trois siècles, ils espéraient, ils attendaient. Ils n’avaient qu’une chance, c’était celle de revivre dans une vie nouvelle et dans des conditions meilleures.
Mais maintenant, nous les avons, ces conditions, elles sont là: la Grâce est là.
Si on peut arriver à avoir l’expérience — pas une pensée seulement —, l’expérience de la chose, et puis après la garder, alors tout devient facile. Malheureusement, on oublie très vite.
Douce Mère, ici Sri Aurobindo a dit: «Il ne suffit pas qu’il [le sâdhak du yoga intégral] conquière en luimême les forces égoïstes du mensonge et du désordre, il faut encore qu’il les vainque comme les représentants...»
Écoute, mon petit, je regrette, mais tu n’écoutes pas quand je parle? C’était justement la question de Tara, et je lui ai tout expliqué. Alors comment est-ce que tu peux poser une question similaire? Tu n’as pas compris? J’ai tout expliqué.
(silence)
Mère, vous avez dit que chacun représente une impossibilité. Dans ce cas, chacun doit se concentrer pour résoudre cette impossibilité, n’est-ce pas?
Pas nécessairement se concentrer sur ça. Mais il a à faire face à ça, qu’il le sache ou non — un aspect du problème.
J’ai déjà dit ça une fois. Quand vous représentez la possibilité d’une victoire, vous avez toujours en vous la chose opposée à cette victoire, qui est votre tourment perpétuel.
Chacun a sa difficulté propre. Et j’ai donné l’exemple une fois déjà, je crois. Par exemple, un être qui doit représenter l’intrépidité, le courage, n’est-ce pas, une capacité de tenir sans faiblir devant tous les dangers et toutes les luttes, généralement, quelque part dans son être, il est un affreux poltron, et il a à lutter contre cela d’une façon presque constante, parce que cela représente la victoire qu’il doit remporter dans le monde. C’est comme un être qui doit être bon, plein de compassion et de générosité: il est quelque part dans son être aigre, acide et quelquefois même mauvais; et il faut qu’il lutte contre cela pour pouvoir être l’autre chose. Et ainsi de suite. Ça va dans tous les détails. C’est comme ça.
Et quand on voit une ombre très noire quelque part, très noire, quelque chose qui est vraiment pénible, n’est-ce pas, vous pouvez être sûr que vous avez en vous la possibilité de la lumière correspondante.
Pourquoi est-ce que ça augmente au lieu de diminuer?
Qu’est-ce que ça veut dire, «ça augmente»? (Le disciple ne sait que répondre) Ici, ça augmente? Oui. Parce qu’ici c’est le lieu de la Réalisation.
Dans la vie, vous êtes inconscient, vous passez toute votre vie dans une semi-conscience tout à fait vague, vous ne connaissez rien de vous-même, excepté toute une apparence, rien de plus. Et vous serez toujours incapable de remplir votre mission, et par conséquent vous ne rencontrez pas l’obstacle dans le coeur de la difficulté, seulement une apparence; vous êtes tous dans les apparences. C’est simplement comme ça. Alors, vos défauts sont petits, vos vertus sont petites, vos capacités sont médiocres et vos difficultés sont médiocres, vous êtes médiocre tout entier, constamment. C’est seulement quand vous commencez à marcher sur le chemin de la Réalisation... alors vos possibilités deviennent réelles, et vos difficultés deviennent beaucoup plus grandes — tout naturellement. Les choses s’intensifient.
C’est pour cela que je dis aux gens: «Si vous ne pouvez pas, par exemple, faire la paix et la solitude en vous-même, vous isoler suffisamment pour entrer au-dedans de vous-même, si vous ne pouvez pas faire cela dans les conditions de vie ordinaire, ce n’est certainement pas ici que vous pourrez le faire, parce que votre première difficulté sera que vous vous sentirez envahi par tout, et par tout le monde, et que vous serez tout à fait incapable de vous isoler. Si vous avez appris à le faire avant de venir, alors ce sera bien. Mais si vous ne savez pas le faire, vous aurez beaucoup de difficulté à le faire ici.»
Et pour tout, c’est la même chose. Les gens qui ont mauvais caractère, ceux qui n’ont pas de contrôle sur leur colère, par exemple, ils sont bien pires ici que dans le monde ordinaire, parce que dans le monde ordinaire ils sont contrôlés par toutes les nécessités de la vie, et que, par exemple, quand ils vont à un bureau, s’ils se mettent en colère contre le patron, on les flanque dehors. Tandis qu’ici, on ne les flanque pas dehors; simplement on leur dit: «Tâchez de vous contrôler.»