Mère
Entretiens
Le 9 novembre 1955
This text will be replaced |
Cet Entretien est basé sur le chapitre I de La Synthèse des Yogas, «Les Quatre Aides».
Mère, je ne comprends pas: «Nous avons le sentiment d’une aspiration et d’un effort personnels, mais c’est notre mental égoïste qui cherche d’une façon fausse et imparfaite à s’identifier aux opérations de la Force divine.»
Qu’est-ce que tu ne comprends pas? La phrase ou l’idée?
L’idée, Mère.
On peut le mettre d’une façon très familière.
L’être individuel et particulièrement le mental en lui ont une répulsion instinctive à admettre que c’est une autre force que leur petite force personnelle qui fait les choses. Il y a une sorte d’instinct qui vous fait être tout à fait convaincu que l’effort de l’aspiration, la volonté de progrès sont des choses qui vous appartiennent en propre et, par conséquent, que vous en avez tout le mérite.
Depuis l’homme d’art, ou de littérature, ou de science, qui produit quelque chose, qui étudie quelque chose, et qui est tout à fait convaincu que c’est lui-même qui le fait, jusqu’à l’aspirant yogi qui est convaincu que c’est l’ardeur de sa propre aspiration, que c’est son besoin personnel de réalisation, qui le poussent — si on leur dit (c’est une expérience que j’ai faite), si on leur dit trop tôt: «Mais non, c’est le Divin qui aspire en vous, c’est la Force divine qui produit en vous», ils ne font plus rien, ils tombent plat, cela ne les intéresse plus du tout; ils disent: «Bon, je n’ai rien à faire alors, que le Divin le fasse.»
Et c’est ce que Sri Aurobindo veut dire. C’est que la mentalité est une chose tellement égoïste et tellement orgueilleuse que, si on lui enlève la satisfaction qu’elle recherche, elle ne collabore plus; le vital non plus. Et comme le physique est très obéissant au vital et au mental, il ne collabore plus non plus. Alors, on est en face d’une masse inerte qui dit: «Bon, si ce n’est pas moi, eh bien, que le Divin fasse ce qu’Il veut, moi je ne fais plus rien du tout.»
J’ai connu des gens qui vraiment avaient fait beaucoup de progrès, qui sont très près du moment où l’on émerge dans la vérité des choses, et qui sont retenus seulement par cela. Parce que ce besoin d’être la source de l’action, d’avoir le mérite de l’effort, ce besoin est tellement enraciné qu’ils ne peuvent pas faire le dernier pas. Cela prend quelquefois des années. Si on leur dit: «Non, ce n’est pas vous, cette énergie qui est en vous, cette volonté qui est en vous, cette connaissance qui est en vous, tout ça c’est le Divin; ce n’est pas ce que vous appelez vous», ça les rend tellement misérables qu’ils ne peuvent plus rien faire. C’est cela que Sri Aurobindo veut dire dans cette phrase.
Il y a des gens qui ont tellement besoin de garder le sens de leur personnalité séparée, que s’ils sont forcés d’admettre que tout ce qui s’élance vers le haut est inspiré par le Divin, ou même fait par Lui, ils gardent pour leur petite personne tout le côté des défauts, des fautes, des erreurs, et ils choient leurs défauts, pour qu’au moins quelque chose leur reste, qui soit bien à eux, qui soit leur propriété personnelle: «Oui, tout ce qui est beau, lumineux, c’est le Divin; toutes les choses horribles, c’est moi.» Mais un moi... un grand moi; il ne faut pas y toucher!
Mère, on se sent parfois spontanément une aspiration; et il y a d’autres moments, quand on veut aspirer, ce n’est plus spontané. Alors quelle est la différence, est-ce que le Divin aspire...
Sri Aurobindo répond à cela. Il le décrit extrêmement bien.
Parce que toute cette obscurité, toute cette inconscience, toute cette ignorance, ce n’est pas du tout une chose personnelle. C’est l’état du monde, l’état de la matière, l’état de la vie physique. Et cela entre en vous, vous fait agir; c’est comme quelque chose qui tire les fils du pantin. Tous ces désirs, toutes ces impulsions, tous ces courants de force, c’est quelque chose qui passe à travers vous, auquel vous obéissez, sans même vous en rendre compte, et que vous prenez pour vous-même. Et il n’y a pas de vous-même dans cette affaire-là. Ça vient de partout et ça va partout. Vous êtes une place publique: ça entre, ça sort, ça vous fait mouvoir.
Mère, pourquoi a-t-on un défaut particulier, et non pas des défauts différents?
Ça, c’est le travail de la Nature.
Pourquoi est-ce qu’il y a des plantes qui sont d’une façon, et d’autres qui sont d’une autre, des animaux qui sont d’une manière, et des animaux qui sont d’une autre? Il n’y a pas deux combinaisons semblables dans l’univers. Toutes les combinaisons sont différentes. Il n’y a pas deux mouvements semblables dans l’univers. Il n’y a rien qui se reproduise exactement. Il y a des analogies, il y a des similitudes, il y a des familles — il y a des familles de mouvements qu’on pourrait appeler des familles de vibrations —, mais il n’y a pas deux choses qui soient identiques. Ni dans le temps, ni dans l’espace. Rien ne se répète. Autrement, il n’y aurait pas de manifestation, il n’y aurait qu’une chose unique.
La manifestation c’est justement la diversité. C’est l’Unique qui se déploie dans l’innombrable, indéfiniment.
Rien? Nulle part?
Douce Mère, quand est-ce que l’ego devient un instrument?
Quand il est prêt pour le devenir.
Comment est-ce que cela arrive?
Comment est-ce que cela arrive?... Dans chacun je pense que cela arrive d’une manière différente. Ça peut arriver tout d’un coup, en l’espace d’une minute, par une sorte de renversement intérieur; ça peut prendre des années; ça peut prendre des siècles; ça peut prendre plusieurs vies. Pour chacun il y a un moment où ça arrive: quand il est prêt. Et je pense qu’il est prêt quand il est complètement formé. La raison d’être de l’ego, c’est la formation de l’individu. Quand l’individu est prêt, l’ego peut disparaître. Mais avant ça, il ne disparaît pas parce qu’il a encore du travail à faire.
Quand le monde sera prêt pour recevoir la création nouvelle, les forces adverses disparaîtront. Mais tant que le monde aura besoin d’être tenté, travaillé, baratté pour se préparer, les forces adverses seront là pour être la tentation et ce qui frappe, ce qui pousse, ce qui vous empêche de vous endormir, ce qui vous oblige à être absolument sincère.
Un être qui est absolument sincère devient le maître des forces adverses. Mais tant qu’il y a dans un être un égoïsme, ou un orgueil, ou même une mauvaise volonté, il sera toujours l’objet de la tentation, de l’attaque; et il sera complètement soumis à ce conflit constant avec ce qui, sous l’apparence d’êtres hostiles, travaille malgré soi à l’OEuvre divine.
Le temps n’est pas déterminé d’une façon absolue. Je vous ai déjà expliqué cela plusieurs fois. Il y a beaucoup de champs de conscience, de zones de conscience superposés; et dans chacun de ces champs de conscience ou d’action, il y a un déterminisme qui paraît absolu. Mais l’intervention, dans ce champ-là, d’un champ même immédiatement supérieur... comme l’intervention du vital dans le physique introduit le déterminisme vital dans le déterminisme physique, et transforme nécessairement le déterminisme physique. Et si par l’aspiration, la volonté intérieure, le don de soi et la soumission véritable, on peut entrer en contact avec les régions supérieures ou même la région suprême, de là-haut descendra le déterminisme suprême qui transformera tous les déterminismes intermédiaires, et qui pourra produire, en un espace de temps pour ainsi dire inexistant, ce qui autrement aurait pris ou des années ou des vies pour s’accomplir. Mais c’est le seul moyen.
Si au moment d’un événement ou d’une circonstance quelconque — mettez, par exemple, pour simplifier, d’un danger —, si à ce moment-là, au lieu d’essayer de lutter dans le domaine où l’on se trouve, on est capable de traverser, dans un grand élan, tous les domaines qui sont en échelons dans la conscience, vers la région suprême, vers ce que Sri Aurobindo appelle le Transcendant, si on peut entrer en contact avec ce Transcendant, dans un état de soumission parfaite, c’est Lui qui agira et qui changera tout, dans toutes les circonstances. Au point que c’est ce que les gens appellent des miracles, parce qu’ils ne comprennent pas comment cela peut se produire.
Le seul secret, c’est de savoir grimper jusqu’en haut.
C’est tout?
Tu voulais une méditation...