Mère
l'Agenda
Volume 9
12 janvier 1968
Il y a une question, mais...
Une question?
Il y a un fait que tu n'es probablement pas sans connaître...
Quoi?
Tu as reçu la visite de cet Italien, E, et de sa femme?
Et alors?
Il m'avait posé des questions sur le «tantrisme de la main gauche», tu sais, le «Vâma Mârga»...
Qu'est-ce que c'est?
Ce sont ces soi-disant tantriques qui se servent de la sexualité pour faire un «yoga». Et il m'avait posé toutes sortes de questions pour me demander quelle était la place de la sexualité dans le yoga, en me disant que depuis un an, il s'efforçait, avec sa femme, de vivre sur un autre plan et d'une autre façon. Alors j'ai essayé de lui dire le point de vue vrai, et je lui ai donné une lettre que j'avais écrite un an plus tôt sur ce sujet – une lettre qui m'avait vraiment été inspirée1 – sur le problème de la sexualité dans le yoga, où je donnais à la fin deux extraits de Sri Aurobindo montrant l'«erreur vitale» qui est derrière ce soi-disant yoga. Je lui ai envoyé cette lettre, et trois jours après, je l'ai vu revenir avec ma lettre et il était troublé. Il a commencé par me dire: «Savez-vous qu'il existe un "centre occulte" dans l'Ashram, qui fonctionne avec les bénédictions de Mère?»
Quoi? Qu'est-ce que c'est que ça!
Oui, c'est comme cela. Alors je lui ai demandé: «Mais qu'est-ce que c'est que ce centre occulte?» Il m'a dit: «Oui, c'est un centre intérieur qui est fait pour les "disciples plus évolués", qui sont plus "au courant des choses", et il y a une sorte de grande-prêtresse là-dedans» – c'était Y [une disciple européenne].
Oh! c'est Y.
Alors il m'a dit: «Je suis très inquiet et je suis choqué. Je suis un étranger ici et je suis là depuis quatre jours, et déjà j'ai été sollicité et de plusieurs côtés, et qu'est-ce que cela veut dire, est-ce que cela a vraiment les bénédictions de Mère?» Puis il m'a dit en me rendant ma lettre: «Mais ce qu'ils font là, ou leur façon de voir, n'est pas du tout en accord avec ce que vous écrivez dans cette lettre.» Et il m'a donné un exemple. Il m'a dit, par exemple: «Ce petit R, eux, ils s'imaginent qu'ils sont en train de fabriquer un être supramental – ce n'est évidemment pas comme cela que l'on fabrique un être supramental, mais enfin on devrait essayer de fabriquer un être gentil...» Alors leur méthode est la suivante: ils prennent l'enfant,2 le petit R, ils lui font écouter de la musique, et pendant qu'il écoute de la musique, on le caresse, et on caresse aussi son sexe.3 Alors il m'a demandé: «Qu'est-ce que cela veut dire? Est-ce vraiment à ce niveau-là qu'on effectue la transformation?...» Il m'a dit: «Voilà un être que l'on devrait faire gentil, et on est en train de pourrir cet enfant ou d'attirer je ne sais quoi sur lui, est-ce que Mère approuve?...»
Tu l'as vu, le petit?
Non, je ne l'ai pas vu.
Les parents me l'ont amené il y a quelques jours, parce que... il est de plus en plus malade, alors ils se sont inquiétés et ils m'ont amené cet enfant. Cet enfant, je crois qu'il file un mauvais coton. En tout cas, son apparence, c'est l'apparence de ceux qui vivent dans un rêve pervers. Justement un rêve de sexualité vitale. Il est blafard, il a l'air atone, avec des yeux comme ça, pas de réactions. Et alors ce pauvre gosse... Tu sais que la première fois que je l'avais pris, je voulais voir l'effet du silence sur lui: il s'est mis à hurler.4 Cette fois-ci, j'avais décidé que je lui parlerais depuis le commencement, alors j'ai commencé à lui parler, lui parler... Il était comme ça, hébété; mais je l'ai pris dans mes bras, il s'est mis là, il ne voulait plus bouger. Ils sont en train... je ne sais pas s'ils le tueront, mais en tout cas...5
Je sais, mon petit! Je sais. Mais quoi faire?... N'est-ce pas, Sri Aurobindo et moi nous appartenons au «passé»; le Bulletin, c'est un organe du «passé» – eux, ils sont «en avant». Et ils sont toute une bande.
Oui, tu vois: cet homme était là depuis quatre jours et déjà...
Oui, c'est cela.
Il s'en va, d'ailleurs.
Il était choqué, il m'a dit: «Vraiment...»
Ça, je comprends! Je comprends.
Ils disent... Non, ils disent mieux que cela: ils disent que je suis la «disciple de Y.» Tu comprends, c'est cela: «J'apprends par Y», j'apprends la vie et le yoga!
Je sais! je sais depuis longtemps. Il y a des gens ici qui ont du bon sens, mais qui ont eu de la peine à se sortir de là. Et qui ne veulent rien dire parce que les «disciples» (les disciples qui s'imaginent avoir un pouvoir fantastique), se mettent dans de grandes colères, et ils vous font des scènes! Alors on n'a pas envie d'avoir des scènes, n'est-ce pas, et on ne dit rien. Simplement, on s'abstient d'y aller. Mais ça dure depuis longtemps, depuis plus d'un an.
Pour ne pas les nommer: A, G, etc. (des disciples occidentaux), justement ce sont les éléments non-indiens qui vont là.6
Mais oui! c'est ce que m'a dit cet Italien, et puis il m'a dit: «Qu'est-ce que cela veut dire, ce Canadien avec sa soi-disant "fille"?... Moi, on m'a fait les mêmes propositions quand j'étais dans le Pacifique, d'initiation, en me laissant dans une hutte avec une jeune fille pendant trois jours. Est-ce que c'est la même chose que l'on fait à l'Ashram?»
La «fille» commence à être dégoûtée.
Non, j'avais l'impression qu'il y avait quelque chose, mais je ne savais pas grand-chose; mais que cela ait pris cette proportion presque publique...
Oh! ça a pris des proportions formidables – formidables... La première qui m'ait avertie, c'est S.M., il y a longtemps, plus d'un an. Puis il y en a eu d'autres. Naturellement, F a été sollicitée aussi et R (des disciples occidentaux).
Oui, les Indiens ont ce discernement.
Ah! leur spiritualité est vraie (Mère touche son cœur), alors eux, ça ne mord pas!
Mais, n'est-ce pas, quand Y a soi-disant eu la typhoïde (qu'elle n'a jamais eue: cela faisait partie du grand jeu, c'était la «maladie de la transformation»), elle voulait aller à l'hôpital de Vellore avec M. Alors elle m'a écrit une lettre pour me demander que tout soit arrangé, qu'ils soient dans la même chambre. Et elle m'a écrit, littéralement, dans sa lettre: «Pour moi, M est Dieu»... Alors l'autre, le pauvre bougre, c'est un peu lourd pour lui!... (Mère rit) Ça l'a rendu malade!... Oh! il vaut mieux rire. Au fond, ces choses-là sombrent dans le ridicule. Moi, simplement je fais comme cela (geste de mettre la lumière). On verra bien. Je te dis, le premier résultat est que ce pauvre M est malade: il a eu mal aux reins. Et il n'a plus de fièvre... mais il n'a plus de colonne vertébrale! Alors le plus amusant, c'est que moi (riant), qui suis d'un «passé périmé», quand les choses vont mal, c'est à moi que l'on écrit! Alors il m'a demandé conseil: s'il fallait faire ceci, s'il fallait faire cela... Ma foi, je me suis payé la satisfaction de lui répondre (par Y) que sa maladie était surtout psychologique et que je ne vois pas comment le docteur peut aider! Depuis, silence.
Mais enfin, c'est triste pour ce petit gosse.
Pour le petit... non. Le petit, je ne sais pas si je te l'ai dit, je n'avais rien vu, je n'avais rien prévu, je n'avais surtout rien formé, simplement je regardais ces deux-là (le père et la mère): elle n'était pas encore divorcée, et enfin ils étaient en marge de la société; je me suis dit: le mieux est de faire naître l'enfant à Auroville, là c'est la pleine liberté. C'était tout. Ça commençait là, ça finissait là. Je n'avais jamais pensé que ce serait un être «extraordinaire», rien du tout: simplement un enfant. Mais alors, le soir qui précédait la naissance de l'enfant (l'enfant est né vers une heure du matin, je crois), le soir qui précédait sa naissance, j'ai reçu un télégramme d'Amérique annonçant le décès de Paul Richard. Or, je ne sais pas ce qu'il était devenu, mais je lui avais appris l'occultisme: il le savait, il savait comment entrer dans un autre corps. Et je savais aussi (par d'autres gens) que depuis longtemps, il avait eu une sorte d'ambition de revenir ici. Alors les deux ensemble, ça m'a... Ah! j'ai dit: «C'est étonnant!» N'est-ce pas, juste le temps de sortir normalement de son corps et d'entrer normalement dans un autre. Je n'ai rien dit, mais c'est Amrita qui a apporté le télégramme, alors nous nous sommes regardés, j'ai dit: «Tiens!» C'est tout. Le lendemain, tout l'Ashram savait que Paul Richard était réincarné dans R! Et même, quelqu'un m'a écrit pour me dire: «Il paraît que vous avez réincarné...» Oh! j'ai dit: «Assez-assez!» (Mère rit) Voilà.
Ce qui fait que... Paul Richard avait un côté sexuel qui n'était pas sain du tout, pas du tout, il s'en faut. Il avait beaucoup de connaissances mentales (beaucoup, une très forte intelligence), mais pas de vie spirituelle. Alors ce n'était pas un être exceptionnel – il lui arrive ce qui doit lui arriver.
Le petit, j'ai essayé, mais... Ça va fausser quelque chose dans sa construction vitale, ça, c'est sûr. On verra.
On verra.
Mais on a déjà mis (heureusement qu'il y a moins de crédulité de ce côté-là), on a mis déjà une formation sur l'autre,7 A.F.: il paraît que c'est Ramsès d'Egypte... Je n'en sais rien (!) Moi, je n'ai rien vu. En tout cas, celui-là est très gentil – pour le moment, il est très gentil.
Ils ne vont pas dans ce groupe, j'espère?
Je ne crois pas, mais enfin... Je ne crois pas que cela ait mordu.
Parce qu'il est gentil, celui-là (le père).
Il est très gentil. Seulement, lui, l'enfant, a l'inconvénient que le sang de la mère et le sang du père ne s'accordent pas. Là, il y a une difficulté, mais enfin je crois qu'il s'en tirera.
(silence)
Sous prétexte de liberté...
Alors ils font de la propagande active?
Oui, tu vois, c'est cet Italien qui m'a dit: «Voilà quatre jours que je suis ici, j'ai déjà été sollicité, et de plusieurs côtés.» Et c'est après avoir lu ma lettre justement, qu'il a dit: «Eh bien, ce n'est pas comme cela, ça ne peut pas avoir les bénédictions de Mère.» Et il m'a posé la question.
Non, c'est mieux que cela, je te dis, je suis «une disciple»!
Ça ne fait rien. Ça ne fait rien, on voit tout comme cela (geste d'en haut). Au fond, c'est le Seigneur qui s'amuse! (Mère rit)
Moi, ce qui m'a tout à fait désarmée, c'est quand je suis devenue la disciple, n'est-ce pas, c'était délicieux! Après cela, il n'y a plus qu'à rire.
Mais j'ai dit à cet Italien: «Écoutez, ne vous inquiétez pas, le mensonge s'avale lui-même.»
Mais oui! Mais oui, c'est cela, c'est exactement cela. Justement on voit, n'est-ce pas, il n'y a qu'à juste faire un tout petit peu comme cela (geste de pression du pouce)... Pour ce pauvre M, ça a été instantané! Il n'y avait qu'à faire ça (même geste).
Je vais le voir, cet Italien, il s'en va; il m'a écrit un mot très gentil pour me demander s'il pouvait me voir avant de partir. Mais il ne faut pas qu'il parle parce que je n'entends pas!
Je n'entends pas... C'est un phénomène bizarre: les gens me parlent dans un AUTRE état de conscience – ce n'est pas au même niveau de conscience –, et alors j'ai tout à fait l'impression comme ça.(geste en-dessous), de vibrations qui n'entrent pas en contact avec ma conscience. Je vois les vibrations comme cela (même geste), mais... J'entends quelquefois des sons, mais ça n'a AUCUN sens. Alors ce n'est pas la peine qu'il parle.
(silence)
Tu ne sais pas comment ils se comportent à leurs «séances»?...
Non.
(Riant) J'espère qu'ils se conduisent décemment! Si ce sont des paroles, ça va; autrement je serais peut-être obligée d'intervenir.
Non, je ne veux rien dire, parce que c'est descendre au même niveau.
Mais il y a longtemps. Il y a longtemps: quand Y m'écrit une lettre, elle met sur le dessus «Douce Mère», et puis derrière, tout en haut de l'enveloppe, il y a «Y». Alors, moi, quand je lui réponds, je lui renvoie la même enveloppe... et une fois, j'ai fait une bonne blague (riant): après «Douce Mère», j'ai mis une flèche, qui est montée jusqu'en haut et qui a tourné le bord de l'enveloppe jusqu'à «Y». (Mère rit)
C'est très rigolo!
Et elle est (elle est ou elle sera, je ne sais pas, cela dépend des gens à qui elle parle) l'incarnation de... Tu sais que Sri Aurobindo, dans le livre La Mère, a dit qu'il y avait l'«aspect d'Amour» de la Mère, qui n'était pas encore incarné parce que le monde n'était pas prêt. Alors c'est Y.8
Quand on la regarde, on n'a pas cette impression-là.
Ah! (se moquant du disciple) mais c'est superficiel, c'est une vision superficielle'!
(silence)
Il paraît que je lui ai laissé la «pleine liberté» d'organiser Auroville. Alors elle l'appelle la «ville universitaire». On lui a dit que ce mot était employé dans un sens précis; elle m'a dit: «Oh! j'ai expliqué», et sur les invitations du 28 (pour la pose de la première pierre), elle voulait que l'on mette «la cité universitaire»; mais on ne lui a pas demandé son conseil, on a fait l'invitation et on a mis: «The city of universal culture» [la cité de la culture universelle].
C'est cela, c'est toujours un signe chez les gens qui ont un pouvoir constructeur purement mental: ils veulent forcer les mots à exprimer ce qu'ils veulent dire. Je lui ai dit: «Ça ne se fait pas, tu auras beau dire, ce mot pour tout le monde aura le sens qu'il a; invente un autre mot ou fait une tournure de phrase.»
(Ton agressif) – «Mais c'est ça que cela veut dire»...
Et elle voulait avoir un petit orang-outang, parce qu'il paraît que l'espèce orang-outang est en train de disparaître de la terre, alors elle en voulait un pour perpétuer l'espèce – je ne sais pas pourquoi... Et quand M est allé à Tahiti, elle lui avait demandé de rapporter un orang-outang. Pauvre M...! ce n'est pas une besogne très amusante. Alors M m'a dit avant de s'en aller: «Il paraît que je dois rapporter un orang-outang?» Je lui ai répondu: «J'aimerais beaucoup que vous ne le trouviez pas!»
Et il ne l'a pas trouvé!9
ADDENDUM
(Une lettre de Satprem
à un ami sur le «Yoga de la sexualité».)
Le 28 janvier 1967
Je vais essayer de répondre à vos questions aussi simplement que possible, c'est-à-dire sans enfumer le problème dans les vapeurs sibyllines de mystérieuses traditions, mais en me servant directement de mon expérience. Et après tout, c'est la meilleure façon de retrouver la vérité des traditions, qui, elles aussi, sont nées d'une expérience. Il est un plan de vérité simple où toutes ces expériences se rejoignent.
On peut commencer par regarder le problème dans le grand sens, celui de l'évolution. Les espèces ont évolué du minéral au végétal et à l'animal puis à l'homme. Tout indique que le progrès de l'évolution n'est pas un progrès dans les formes mais un progrès de la conscience. Les formes sont seulement un support de mieux en mieux adapté au progrès de la conscience. Nous sommes arrivés au stade homme, mais il n'y a pas de raison de supposer qu'il est définitif et suprême (sinon il n'y a pas d'évolution), pas plus qu'un observateur objectif aurait eu raison de supposer, il y a cent millions d'années, que le caméléon ou le babouin était le plus haut terme de l'évolution. Nous sommes simplement arrivés au stade évolutif décisif où nous pouvons intervenir consciemment pour accélérer le processus naturel, qui autrement pourrait encore demander quelques millions d'années avec beaucoup de gâchis. Le yoga et toutes les disciplines spirituelles finalement ne sont pas autre chose que des procédés d'accélération consciente de l'évolution dans le sens vrai.
Ici, il peut y avoir quelque débat sur ce «sens vrai», certains vous disent (avec les religions que nous connaissons) que le sens vrai n'est pas ici, mais dans je ne sais quel ciel au-delà. C'est un point de vue, mais si cette évolution matérielle ne porte pas son sens en soi, c'est que nous sommes en présence d'une sinistre farce inventée par je ne sais quel masochiste divin. Si Dieu existe, il doit être un peu moins bête que cela et l'on peut penser que cette évolution matérielle a un sens divin et que c'est le lieu d'une manifestation divine dans la Matière. Notre discipline spirituelle, par conséquent, doit viser à obtenir cet homme divin ou peut-être cet autre être encore inconnu qui sortira de nous comme nous sommes sortis des balbutiements hominiens. Quelle est la place de la fonction sexuelle dans cette évolution? Jusqu'à présent, le progrès de la conscience s'est servi du progrès des espèces, c'est-à-dire que la reproduction sexuelle était la clef de la multiplication des espèces afin d'arriver à la forme la plus appropriée pour manifester la conscience. Depuis l'apparition de l'homme, il y a 2 ou 3 millions d'années, la Nature n'a pas produit d'espèces nouvelles, comme si elle avait trouvé en l'homme le mode d'expression le plus approprié. Or l'évolution ne peut pas rester stagnante, sinon ce n'est plus une évolution. C'est donc que la clef de l'évolution n'est plus dans la multiplication des espèces par voie de reproduction sexuelle mais directement par le pouvoir même de la conscience. Jusqu'à l'homme, la conscience était encore trop enfouie dans son support matériel; avec l'homme, elle s'est suffisamment dégagée pour assumer sa maîtrise véritable sur la Nature matérielle et opérer d'elle-même ses propres mutations. Du point de vue de la biologie évolutive, c'est la fin de la sexualité. Nous arrivons au stade où l'on doit passer de l'évolution naturelle par le pouvoir sexuel, à l'évolution spirituelle par le pouvoir de la conscience. La Nature ne s'attarde généralement pas à développer les fonctions et les organes qui ont fini de servir son dessein évolutif, on peut donc prévoir que la fonction sexuelle s'atrophiera chez les êtres qui sauront canaliser leur énergie non plus pour se reproduire, mais pour développer leur conscience. Il est bien évident que nous n'en sommes pas tous là et que pendant longtemps encore la Nature aura besoin du pouvoir sexuel pour poursuivre son évolution au sein de l'espèce homme, c'est-à-dire pour conduire l'homme assez brutal que nous sommes encore, à un homme plus conscient, plus capable de saisir le sens véritable de son évolution et finalement tout à fait capable de passer de l'évolution naturelle à l'évolution spirituelle. L'inégalité du développement des individus est la raison évidente pour laquelle on ne peut pas faire de règles générales ni distribuer des prescriptions infaillibles. À chaque stade convient sa loi. Mais quels que soient les délais, il est évident aussi, du point de vue de la biologie de l'évolution, que la fonction sexuelle s'achève quand elle a rempli ses fins, c'est-à-dire quand elle est parvenue à mettre au monde un homme suffisamment conscient. On ne peut donc pas raisonnablement établir une discipline spirituelle d'accélération de l'évolution sur un principe qui va à rebours de l'évolution. Il suffit, d'ailleurs, d'avoir juste passé un tout petit peu la ligne difficile, le point X du passage de l'évolution naturelle à l'évolution spirituelle, pour s'apercevoir que toutes les tentatives pseudo-mystiques pour enjoliver les relations sexuelles de l'homme et de la femme sont des trompe-l'œil. Je n'ai rien contre les relations sexuelles (dieu sait!), mais vouloir les recouvrir d'une phraséologie yoguique ou mystique est une illusion mensongère, une «self-deception». Il n'y a donc pas de «clef à retrouver» dans ce sens-là, elle n'existe pas.
Il y a une clef dans les relations de l'homme et de la femme, mais pas dans leurs relations sexuelles. Les soi-disant «tantriques de la main gauche» (Vâma Mârga) sont par rapport au tantrisme véritable ce que sont les Contes de Boccace par rapport au Christianisme, ou le Bacchus romain qui cuve son vin par rapport au Dionysos des mystères grecs. Je connais le tantrisme, c'est le moins que je puisse dire. Quant aux Cathares, pour qui j'ai la plus haute estime, ce serait leur faire peu d'honneur de croire qu'ils faisaient une sorte de «yoga de la sexualité». À travers ma propre expérience, il m'a souvent semblé retrouver l'expérience des Cathares et je vois bien que si certains d'entre eux ont essayé de mêler la relation sexuelle à la relation vraie entre l'homme et la femme, ils se sont vite aperçus de leur erreur. C'est une voie sans issue, ou plutôt sa seule issue est de faire voir qu'elle ne conduit nulle part en avant. Les Cathares étaient des hommes trop sincères et trop conscients pour persister dans une expérience alourdissante. Car, en définitive, c'est bien de cela dont il s'agit, l'expérience sexuelle de par sa nature même (qu'il y ait «reflux» ou pas de reflux et quel que soit le mode) est un raccrochage automatique aux vieilles vibrations animales – tu n'y peux rien, tu peux y mettre tout l'amour que tu veux, mais la fonction elle-même est liée à des millénaires d'animalité, c'est comme si tu voulais plonger dans un marécage sans soulever de boue. Ce n'est pas possible, le «milieu» est comme cela. Et alors, quand on sait ce qu'il faut de transparence, de décantation, d'immobilité intérieure pour pouvoir lentement passer à une conscience supérieure, ou pour permettre à une lumière supérieure d'entrer dans nos eaux sans être immédiatement obscurcie, on ne voit pas du tout comment une activité sexuelle peut vous faire passer dans cette limpidité immobile où les choses peuvent commencer à se produire??? L'union, l'unité de deux êtres, la rencontre vraie et totale de deux êtres ne se produit pas à ce niveau-là et par ces moyens-là. C'est tout ce que je peux dire. Mais j'ai vu que dans la tranquillité silencieuse de deux êtres qui ont la même aspiration et qui ont surmonté le passage difficile, il se produit peu à peu quelque chose de tout à fait unique, qui est insoupçonnable tant que l'on en est encore aux «débats de la chair», pour employer un langage de père prédicateur! Je crois que l'expérience des Cathares commence après ce passage. Après, le couple homme-femme prend son sens véritable, son «efficacité» si je puis dire. Le sexe est seulement un premier mode de rencontre, c'est le premier moyen inventé par la Nature pour briser la coquille des ego individuels – après, on grandit et on découvre autre chose, non par inhibition ou refoulement, mais parce que quelque chose d'autre, infiniment plus riche, prend la place. Ceux qui veulent précieusement conserver le sexe et le mystifier pour passer au deuxième stade de l'évolution, font penser à des enfants qui s'accrochent à leur trottinette, ce n'est pas plus sérieux que cela, il n'y a pas de quoi faire un yoga avec cela, pas de quoi non plus s'indigner ou hausser les sourcils. Je n'ai donc rien à critiquer, j'observe seulement et je mets les choses à leur place. Tout dépend du stade auquel on se trouve. Et ceux qui veulent se servir du sexe pour telle ou telle raison plus ou moins sublime, mon dieu, qu'ils fassent leur expérience. Comme me disait Mère pas plus tard qu'hier à ce même propos: «À dire vrai, le Seigneur se sert de tout. On est toujours en route vers quelque chose.» On est toujours en route, par n'importe quel moyen, mais ce qu'il faut, autant que possible, c'est garder l'esprit clair et ne pas se tromper soi-même.
Je vais tâcher de retrouver un ou deux passages de Sri Aurobindo pour vous donner son point de vue.
Signé: Satprem
*
* *
(de Sri Aurobindo)
«Il n'est pas d'erreur plus périlleuse que d'accepter l'intrusion du désir sexuel et sa satisfaction subtile sous une forme quelconque et de considérer qu'ils font partie de la sâdhanâ. Ce serait le moyen le plus efficace d'aller droit à une chute spirituelle et de précipiter dans l'atmosphère des forces qui bloqueraient la descente supramentale en faisant descendre à sa place des puissances vitales adverses semant le trouble et le désastre. Il faut absolument rejeter cette déviation si elle essaie de se produire et l'extirper de la conscience afin que la Vérité puisse se manifester et l'œuvre s'accomplir.
«C'est aussi une erreur de s'imaginer qu'il suffise de rejeter physiquement l'acte sexuel, et que son imitation intérieure fasse partie de la transformation du centre sexuel. L'action de l'énergie sexuelle dans la Nature est un mécanisme à certaines fins particulières dans l'économie de la création matérielle ignorante. Mais l'excitation vitale qui l'accompagne produit une vibration dans l'atmosphère créant une occasion des plus favorables à l'irruption des forces et des êtres vitaux dont la seule occupation précisément est d'empêcher la descente de la lumière supramentale. Le plaisir qui s'y associe est une dégradation de l'ànanda divin, non sa vraie forme. Le vrai ànanda divin dans le physique a une qualité, une substance, un mouvement différents; essentiellement existant en soi, sa manifestation ne dépend que d'une union intérieure avec le Divin. Vous parlez de l'Amour divin, mais l'Amour divin quand il touche le physique, n'éveille pas les grossières tendances du vital inférieur; s'y complaire ne ferait que le repousser et le ferait fuir à nouveau sur les hauteurs d'où il est déjà si difficile de l'attirer dans l'épaisseur de la création matérielle que lui seul peut transformer. Cherchez l'Amour divin par la seule porte qu'il consente à franchir: la porte de l'être psychique, et rejetez l'erreur du vital inférieur.»
Sri Aurobindo
1 Le jour où le disciple a écrit cette lettre, Mère a vu le disciple comme assis entre les deux ailes violettes d'un V de victoire (voir Agenda VIII du 4 février 1967). Voir en Addendum le texte de cette lettre.
2 Il a déjà été question de cet enfant à propos de la «réincarnation» de Paul Richard.
3 Le disciple a négligé de dire que l'explication donnée par la «grande-prêtresse» est que «la mère singe caresse son petit sur tout le corps, y compris le sexe, par conséquent...»
4 Voir Agenda VIII du 13 septembre 1967.
5 Cet enfant est mort quatre mois plus tard d'un «accident».
6 En fait, il y avait aussi deux Indiennes de l'Ashram.
7 Un autre bébé du même âge.
8 Voir Agenda VIII Au 11 octobre 1967.
9 Il existe un enregistrement de cette conversation, mais nous ne le diffuserons pas car il contient trop de noms.