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Mère

l'Agenda

Vol. 1

20 décembre 1961

(Le disciple lit à Mère quelques extraits de la lettre qu’il vient de recevoir de son éditeur à Paris)

Voilà, je te passe les précautions oratoires:

«Cher Monsieur..., je dois commencer par vous dire que si ce texte est un excellent essai, ce n’est pas, dans son état actuel, un livre pour la série «Maîtres Spirituels». Essayons d’énumérer les raisons de cette inadaptation. Tout d’abord, l’impression générale est celle d’un texte ABSTRAIT. J’imagine aussitôt tout ce que vous pouvez, me répondre, et j’ai si grand peur des malentendus! Mais je vous assure, en me plaçant ici au point de vue des lecteurs, puisqu’il s’agit encore une fois d’une collection destinée à un grand public que nous commençons à bien connaître, que ce public ne peut pas suivre pendant des pages et des pages des considérations sur ce qu’il faut bien appeler un «système» philosophique et spirituel... Cette impression est évidemment déclenchée d’abord par le fait que vous avez commencé par vingt et une pages où l’on est supposé connaître et l’existence historique de Shri Aurobindo, et la nature des Védas et des Upanishads, et je ne sais combien de notions de rite, de vérité, de divinité, de sagesse, etc., etc.. A mon sens, et la solution va vous paraître cruelle car vous tenez certainement à ces vingt et une pages [sur le Secret du Véda], elles devraient être purement et simplement supprimées, car tout ce que vous y dites et qui est très riche de sens, ne peut s’éclairer que quand on a lu la suite. Il y a beaucoup de livres dans lesquels on peut demander aux lecteurs l’effort de ne comprendre le début que quand ils ont lu la fin: mais pas des livres de culture populaire. On pourrait envisager une introduction de trois ou quatre pages pour situer le climat spirituel et le monde culturel dans lesquels a pris place la pensée de Shri Aurobindo; encore faudrait-il que ce soit suffisamment «descriptif», et non pas une pré-synthèse de ce que vous exposez ensuite. D’une manière générale (vous allez sourire en me trouvant bien cartésien! mais nous nous adressons à des lecteurs plus ou moins imprégnés de cartésianisme diffus, et vous pouvez les aider si vous le voulez à renverser leur méthode, mais à condition de vous faire comprendre au départ), vous n’utilisez pas assez l’analyse, et avant l’analyse la description des réalités analysées... C’est pourquoi les parties de pure analyse philosophique nous paraissent extrêmement longues, et même en dehors du caractère abstrait que présente le chapitre sur l’évolution qui devrait certainement être plus bref, on y piétine. Après avoir attendu avec patience, et parfois impatience, un éclairage sur l’expérience propre de Shri Aurobindo, on lit avec un véritable étonnement... que «l’on peut puiser les énergies en haut, au lieu de les puiser autour de soi dans la nature matérielle, ou dans un sommeil animal,» ou que «l’on peut modifier son sommeil et le rendre conscient... maîtriser les maladies avant qu’elles n’entrent dans le corps.» Le tout tient en moins d’une page; et vous concluez que «l’esprit qui était l’esclave de la matière redevient le maître de l’évolution.» Mais ce qui a conduit Shri Aurobindo à le penser, les expériences qui lui ont permis de le vérifier, celles qui permettent à d’autres hommes de considérer la méthode comme transmissible, les difficultés, les obstacles, les réalisations, comment ne serait-ce pas l’essentiel de ce qu’il y a à dire pour que le lecteur comprenne?... Encore une fois, il s’agit ici d’une pédagogie qui est intimement liée à l’esprit de la collection... Permettez-moi d’ajouter aussi que je trouve toujours déplorable qu’une pensée ne soit pas exprimée seulement pour elle-même et que sa définition s’accompagne d’une ironie agressive sur des conceptions que l’auteur ne partage pas. C’est inutile, et cela nuit d’autant plus à la pensée présentée qu’elle l’est en contraste avec des notions caricaturées: les allusions que vous faites aux conceptions de l’âme, de la création, de la vertu, du péché, du salut, telles que vous croyez pouvoir les évoquer n’auraient d’intérêt que si les lecteurs pouvaient retrouver en eux-mêmes ces mêmes conceptions. Mais comme elles sont caricaturées sous votre plume, cela leur donne l’impression d’un contraste trop aisément obtenu entre des idées admirées et d’autres méprisées. Elles le seraient à juste titre si elles correspondaient à quelque chose de réel dans la conscience religieuse de l’Occident... J’ai trop d’estime pour vous et pour le monde spirituel dans lequel vous vivez pour renoncer à vous dire cela par crainte de vous peiner...»

Amen.

(silence)

Hier, dans la nuit, Sri Aurobindo m’a dit: «Ils n’auraient été contents que si on leur avait donné un bon bagage de miracles douteux.» (Je suis en train de traduire de l’anglais.)

C’est exactement cela. C’est cela qu’ils veulent, qu’on leur raconte des miracles.

Moi, je ne crois pas que l’on puisse changer ton livre – couper des morceaux, ça ne veut rien dire. Si tu me demandais vraiment ce que je ferais, j’en écrirais un autre en me mettant à leur place: quelque chose qui puisse montrer un Sri Aurobindo compréhensible – presque un Sri Aurobindo aimable –, c’est-à-dire seulement le côté constructif de son enseignement et sous sa forme la plus extérieure, sans les notions... pas philosophiques mais les notions vraiment spirituelles de son enseignement: ça, c’est complètement fermé à leur compréhension.

Ils ne sont pas prêts! Ils ne sont pas prêts.1

(silence)

Au point de vue européen, c’est [Sri Aurobindo] une immense révolution spirituelle qui réhabilite la Matière et la création, tandis que dans la religion chrétienne, au fond, c’est une chute – on ne sait pas très bien comment il se fait que ce qui est sorti de Dieu ait pu devenir si mauvais (!) mais enfin il ne faut pas entrer dans une trop grande logique. C’est une chute. La création est une chute. Et c’est pour cela qu’ils sont beaucoup plus facilement convaincus par le Bouddhisme. J’ai vu cela en détail avec Richard qui avait été édu-qué entièrement dans la philosophie européenne, avec l’influence chrétienne et l’influence positiviste: eh bien, sous ces deux influences, quand il a abordé la philosophie cosmique de Théon, et après, la révélation de Sri Aurobindo, immédiatement, dans son «Pourquoi du monde», il expliquait que le monde est le fruit du Désir, et ce Désir serait le désir de Dieu. Tandis que Sri Aurobindo dit (en termes simples): «Dieu a créé le monde pour la Joie de la création» ou plutôt «Il a sorti le monde de Lui-même pour la Joie de vivre une vie objective.» Et c’était la thèse de Théon aussi, que le monde EST le Divin sous une forme objective, mais, pour lui, l’origine de cette forme objective était le désir d’être – tu comprends, tout ça, ce sont des jeux sur les mots, mais cela fait que, dans un cas, le monde est reprehensible, et dans l’autre il est adorable! Et ça fait toute la différence. Et pour tout l’esprit européen, tout l’esprit chrétien, le monde est reprehensible. Et c’est cela, quand on leur montre cela, ils ne peuvent pas le supporter.

Et naturellement la réaction très normale contre cette attitude, c’est la négation de la vie spirituelle: prenons le monde tel qu’il est, brutalement, matériellement, «courte et bonne» (n’est-ce pas, ça finira là avec cette courte vie), faisons ce que nous pouvons pour bien nous amuser pendant ce temps-là, souffrir aussi peu que possible, et ne pensons à rien d’autre. Et c’est la conclusion normale d’avoir dit: la vie est une chose condamnée, reprehensible, antidivine; alors que faire? – On ne veut pas se débarrasser de la vie on se débarrasse du Divine.2

C’est exactement cela.

Alors ils ne peuvent pas, même ceux qui sont très intelligents (cet homme est très intelligent): immédiatement c’est fermé.

J’ai l’impression que l’obstacle, c’est ce monsieur et que si ce livre sortait, il serait compris – pas partout mais il serait compris. Il ne sera pas compris par les gens enfermés dans leur catholicisme (mais ceux-là, il n’y a rien à en faire). Mais pour tous les gens qui s’en fichent ou qui n’ont pas le préjugé chrétien, je suis sûr que c’est accessible.

Mais je sais que si nous le publions et que si ça part d’ici, il y aura tout un grand public en Europe et en Amérique qui l’avalera comme du pain béni, et ça fera un travail magnifique – tous ceux qui comprennent le français. Mais SI cela vient d’ici. Et ce n’est pas là cause de ce qu’ils pensent de nous [Ashram], c’est à cause de ce qu’il y aura dedans [dans le livre].

Ils vont «nettoyer» ton livre, n’est-ce pas! ils ne peuvent pas. J’ai vu ça quand le livre est parti: ils ne peuvent pas, ils ne peuvent pas. Ils font une barrière; ils ne peuvent pas recevoir ce qu’il y a dedans; et par conséquent ils feront tout ce qu’ils pourront pour annuler cet effet.

Naturellement, d’ici, cela mettra beaucoup plus de temps à toucher le grand public, mais je vois comment les choses marchent dans l’univers: ça ira beaucoup plus sûrement et directement à ceux qui sont prêts à recevoir. Et il ne faut pas croire que c’est un public d’«élite», des gens particulièrement intelligents et raffinés qui seront touchés: parmi les gens très simples, dont le cœur est ouvert, il y a une intelligence profonde qui s’ouvre et comprend ces choses beaucoup mieux que chez les gens très cultivés – beaucoup mieux – parce qu’ils sentent, ils sentent cette vibration, la vibration justement de cet Espoir profond, de cette Joie profonde, quelque chose qui correspond au besoin intense de leur être. Tandis que les autres commencent à sophistiquer et à raisonner et ça enlève la moitié du pouvoir.

Au point de vue pratique, j’aimerais beaucoup mieux que ce soit imprimé ici et que l’on fasse l’effort nécessaire pour que le livre aille toucher autant de gens que possible. Au fond, l’éditeur, c’est un moyen facile, on se donne moins de mal. Mais ce n’est pas du tout le meilleur moyen – il s’en faut de beaucoup, de beaucoup. ÇA, je le sais, parce que tout le temps, je vois ton livre avec la perception que Sri Aurobindo en a, et très-très positivement il aime beaucoup ton livre, il a beaucoup mis dedans, et il voit que ça peut aider énormément – mais pas à une très brève échéance. On a toujours l’impression d’une centaine d’années pour que ça ait son plein effet. Tandis qu’avec ton éditeur, ce sont des effets beaucoup plus violents, extérieurs, et qui font beaucoup plus de bruit, mais ça s’éteint beaucoup plus vite.

Changer l’importance des images dans le livre est pour moi assez essentiel. Je les ai laissées partir parce qu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, mais je dois dire que je n’étais pas très contente.3 Ce n’est pas une compréhension profonde, ce n’est pas une compréhension d’âme – c’est justement une compréhension d’intelligence très développée.

Quelques images, très peu, qui donnent simplement une ouverture d’âme. C’est tout à fait suffisant.4

(silence)

Reste une chose. Il est évident que, malgré leur obstruction au point de vue spirituel profond, ils représentent une certaine bonne volonté, et que cette bonne volonté peut être utilisée et doit être reconnue – il faut lui donner une place. C’est pour cela que je te disais d’écrire un livre sur un plan beaucoup moins élevé, un livre... comme moi, je pourrais en écrire un si j’écrivais!

Mais Mère...

C’est-à-dire, tu sais comment moi, j’écris: c’est toujours «comme ça», on a toujours l’impression...

Il n’y a que toi qui puisses écrire ça!

Non. Non, je ne crois pas. C’est seulement une attitude à prendre.

Non, douce Mère, c’est une question d’expérience. Il faut écrire avec l’expérience profonde tout le temps.

Oui!

Oui, mais moi, je n’ai pas cela .’J’ai une perception «comme ça», mais la vraie expérience, je ne l’ai pas... Enfin je veux bien, douce Mère, si tu crois que je suis capable de faire cela.

Moi, je crois!

Évidemment mon livre serait... Je dirais en anglais: What I have known of Sri Aurobindo [ce que j’ai connu de Sri Aurobindo], et je le pense tout là-haut. Ce que j’ai connu de Sri Aurobindo, c’est... ce que j’ai pu percevoir de l’Avatar. Ce qu’il représente. C’est comme cela que je le vois. Et alors mis «comme cela», what I have known, avec un minimum d’événements extérieurs, tout petit minimum, et toutes les expériences des rencontres: à ce moment là, ça a ouvert ça; à ce moment-là, je me suis aperçue de ça; à ce moment-là, j’ai vu ça, senti ça; à ce moment-là, j’ai été capable de faire ça – et tout cela, c’était Sri Aurobindo.

Je sais que si je faisais ce livre, ça ferait fureur! parce que n’importe quel idiot le lirait et pourrait le lire comme une histoire, et il serait tout à fait content – et puis il ne s’apercevrait pas que ça le prend au-dedans et qu’il est en train de changer.

Un livre philosophique? – Non. Un livre spirituel? – Non, pas-du-tout! Un bon petit livre de bon sens et voilà, c’est ça qu’ils verraient!

Je n’ai pas le temps.

Il y aurait bien la possibilité que je griffonne les choses et puis que tu les écrives, c’est-à-dire que tu en fasses un livre, mais... Je n’ai pas le temps et... enfin c’est la première minute que j’y pense. Il y a dix minutes, je n’y pensais pas.

Maintenant, je le vois, ce livre. Je le vois. Mais quand je sortirai d’ici, avec toute cette foule et tout ce travail, ça s’en ira. Il faudrait que je sois très tranquille, que je n’aie rien à faire. Et puis écrire quand ça me vient parce que je ne peux pas, je n’ai jamais pu faire les choses d’une façon logique – jamais. Il faut que, tout d’un coup, l’expérience vienne – un souvenir, une expérience –, alors je note, puis je mets ça de côté, je ne m’en occupe plus. Et quand une autre vient, même chose. C’est là qu’il n’y a pas (souriant) de plan dans le livre! Mais ce serait très simple: pas de plan d’idées, pas de plan de développement, rien du tout, simplement une histoire.

Par exemple, l’importance que le départ a eue:5 comment il était présent pendant tout le temps que je n’étais pas avec lui; comment il a orienté toute ma vie au Japon; comment... Ce serait naturellement à travers le miroir de ma propre expérience, mais ce serait Sri Aurobindo – pas moi, pas ma réaction: Lui, mais à travers mon expérience parce que c’est la seule chose dont je puisse parler.

Et il y aurait des choses intéressantes même pour...

Mais j’ai deux objections très sérieuses à faire. L’une, c’est que ce serait une grosse révélation occulte (il y aurait beaucoup d’occultisme – ce que les gens appellent soi-disant des «miracles», ou des choses de ce genre), une grosse révélation. Ça, j’ai une hésitation à le faire parce que je considère que ce n’est pas encore le moment. Ça, surtout. Et puis forcément, ce serait beaucoup trop personnel malgré tout, même si ce n’est pas écrit dans un sens personnel. Forcément beaucoup trop personnel. Et ce n’est pas le moment.

Forcément ce serait beaucoup trop la personne physique, et ça, ce n’est pas intéressant. Ce serait intéressant seulement si la Personne, avec un grand P, venait s’exprimer. Mais alors ce serait formidable.

Ça se fera un jour, je le sens maintenant – mais quand ce sera cette Personne-là qui écrira. Encore il y a trop de mélanges. Il y a trop de ça (Mère touche son corps), cet ensemble de petite... il y a encore un peu trop de la réaction de la petite personne physique – pas dans ce que je dirai mais dans le cerveau qui sera obligé de transcrire.

Mais quelque chose d’autre pourrait être fait... C’est dommage que tu ne l’aies pas rencontré... – Peut-être que c’est mieux? C’est très difficile de s’élever au-dessus des apparences.6

Tiens, simplement pour te donner un exemple: au moment où j’avais commencé à travailler (pas avec Théon personnellement mais en France, avec une relation à lui, un garçon qui était un camarade de mon frère7), eh bien, à ce moment-là, j’ai eu une série de visions, et plusieurs de ces visions... (note que je ne savais rien de l’Inde, rien, comme les gens d’Europe n’en savent rien: c’est «un pays, avec des gens qui ont des habitudes et des religions», et une histoire confuse, imprécise, et il y a beaucoup de choses «extraordinaires» qui se sont passées là et dont on a parlé. Voilà. C’est-à-dire que je ne connaissais rien), et alors je voyais – j’ai vu dans ces visions, Sri Aurobindo tel qu’il était physiquement, mais glorifié; c’est-à-dire le même homme, tel que je devais le voir la première fois, presque maigre, avec cette couleur doré-bronzé et ce profil un peu aigu, cette barbe folle, ces longs cheveux, habillé d’un dhoti et le pan du dhoti ramené sur l’épaule, les bras nus et une partie du corps nue, les pieds nus. À ce moment-là, je croyais que c’était un «costume de vision»! – C’est-à-dire que je ne savais rien de l’Inde, je n’avais jamais vu des Indiens habillés à l’indienne.

Donc je l’ai vu. Et c’était à la fois des visions symboliques et des faits spirituels: des expériences et des faits spirituels tout à fait décisifs, de rencontre et de perception (unie) de l’Œuvre” à accomplir. Et dans ces visions, j’ai fait une chose que, physiquement, je n’avais jamais faite: je me suis prosternée, et à la manière hindoue. Et tout cela, sans aucune compréhension dans le petit cerveau (compréhension, c’est-à-dire que je savais vraiment ce que je faisais, comment je le faisais – rien du tout). Je faisais, et en même temps il y avait l’être extérieur qui se demandait: «Qu’est-ce que c’est que tout ça!»

Cette vision-là, je l’avais notée (ou je l’ai peut-être notée plus tard), mais je n’en avais jamais parlé à personne (naturellement ce sont des choses qu’on ne raconte pas). J’avais seulement l’impression que c’était prémonitoire, qu’un jour quelque chose comme cela se passerait. Et c’était resté in the background of the consciousness [à l’arrière-plan de la conscience], c’est-à-dire que c’était là, pas actif mais constant.

Théon, lui, avait une longue robe, pas du tout comme celle-là [violette], et c’était un Européen (il devait être Russe, je n’en suis pas sûre, il était ou Polonais ou Russe; mais j’ai l’impression qu’il était plus certainement Russe et d’origine juive, et qu’il avait dû partir de son pays – il n’a jamais rien dit à personne, c’est seulement une impression). Quand je l’ai vu, j’ai vu que c’était un être qui avait beaucoup de pouvoir. Il y avait une certaine analogie: il était assez grand, à peu près de la même taille que Sri Aurobindo (pas un homme grand: un homme moyen) et mince, maigre, avec un profil très analogue. Mais j’ai vu que ce n’était pas lui parce que... (je n’ai pas vu, j’ai senti), quand je l’ai reconnu, quand je l’ai rencontré, il n’y avait pas cette vibration. Et pourtant c’est lui qui d’abord m’a enseigné les choses, et je suis allée deux années de suite à Tlemcen et j’ai travaillé. Mais il y avait toujours cette autre chose qui était là, en arrière, dans la conscience.

Et alors, quand Richard est venu ici, il a rencontré Sri Aurobindo (parce qu’il était hanté par l’idée de rencontrer le «Maître», le Gourou, le «grand Instructeur»), il a rencontré Sri Aurobindo qui ne voyait personne (il était ici en cachette) et qui l’a vu sur son insistance. Richard est revenu avec une photographie. C’était une de ces photographies du commencement: il n’y avait rien dedans. C’était rien, ça ne ressemblait pas du tout à ce que j’avais vu – c’était le reste de l’homme politique. Je ne l’ai pas reconnu. Je me suis dit: «C’est drôle, c’est pas ça» (parce que je n’avais qu’une vision extérieure, je n’ai pas eu de contact dedans). Mais tout de même, j’avais la curiosité de le rencontrer. En tout cas, je ne peux pas dire qu’en voyant cette photographie, j’ai senti: «C’est celui-là», pas du tout. J’avais l’impression que c’était un homme très intéressant, et c’est tout.

Je suis venue ici... Il y avait seulement en moi quelque chose qui voulait que je rencontre Sri Aurobindo, la première fois, toute seule. Richard est venu le trouver le matin, et moi j’avais rendez-vous l’après-midi. Il habitait dans la maison qui fait maintenant partie du dortoir (pas le premier dortoir, le second dortoir), l’ancien Guest House.8 J’ai monté cet escalier et il m’attendait debout, en haut de l’escalier... Ex-ac-te-ment ma vision! Habillé de la même manière, dans la même position, de profil, la tête en haut. Il a tourné la tête vers moi... et j’ai vu dans ses yeux que c’était Lui. Les deux choses ont fait comme ça, hop! (geste de choc instantané), et immédiatement l’expérience intérieure s’est jointe à l’expérience extérieure, et il y a eu fusion, le choc décisif.

Mais à ce moment-là, ce n’était que le commencement de ma vision. C’est seulement après toute une série d’expériences, dix mois de séjour à Pondichéry, cinq ans de séparation et le retour à Pondichéry, puis la rencontre dans la même maison et de la même façon, que la fin de la vision s’est produite. À ce moment-là, j’étais debout, juste à côté de lui (ma tête n’était pas sur son épaule mais à la place de son épaule, je ne sais pas comment dire – physiquement, il n’y avait pour ainsi dire pas de contact), nous nous sommes tenus tous deux comme cela, nous regardions par la fenêtre ouverte, et alors, ensemble, exactement, nous avons senti que... «maintenant la Réalisation se ferait.» Que le sceau était mis et que la Réalisation se ferait. J’ai senti en moi la Chose qui descendait comme une masse, la certitude (la même certitude que j’avais sentie dans ma vision, je l’ai sentie ce jour-là). Et à partir de ce moment-là, il n’y a eu rien à se dire, pas de paroles, rien – on savait que c’était ça.

Mais entre les deux, il y a eu toute une série d’expériences où il participait, et qui étaient des gradations de prise de conscience. Mais c’est noté partiellement dans Prières et Méditations (j’ai coupé tous les morceaux personnels). Mais il y avait une expérience dont je n’ai pas parlé là (c’est-à-dire que je ne l’ai pas décrite, j’ai mis seulement la conclusion), l’expérience où je dis: «L’homme n’a pas voulu...» (Je ne sais plus comment c’est.) J’offrais la participation à l’œuvre universelle et à la nouvelle création, et l’homme n’a pas voulu, l’a refusée, et maintenant c’est à Dieu que je l’offre...9

Je ne sais pas, je le dis fort mal, mais c’était une expérience concrète au point d’être sentie physiquement, dans une maison japonaise (c’était une maison de campagne japonaise où nous habitions, près d’un lac). Il y avait eu toute une série de circonstances, d’événements, toutes sortes de choses – une longue-longue histoire très romancée –, mais un jour que j’étais toute seule, en méditation (je n’ai jamais eu de ces méditations très profondes: ce sont seulement des rassemblements de conscience – Mère fait un geste brusque montrant tout l’être qui se rassemble d’un seul coup) et je voyais... Tu sais que j’avais entrepris la conversion du Seigneur du Mensonge: j’avais essayé de le faire à travers une émanation incarnée dans un être physique [Richard],10 et le grand-grand effort a été pendant les quatre années de séjour au Japon. Et les quatre années se terminaient, et une certitude absolue, intérieure, qu’il n’y avait rien à faire: que ce n’était pas possible – pas possible de cette façon, il n’y avait rien à faire. Et j’étais comme cela, toute concentrée, demandant au Seigneur: «Voilà, je T’ai fait serment de faire cela, j’avais dit: «Même s’il faut descendre dans l’enfer, je descendrai dans l’enfer pour le faire...» Maintenant, dis-moi ce qu’il faut que je fasse?»... Évidemment le Pouvoir était là: tout d’un coup, tout s’est immobilisé en moi; tout-tout l’être extérieur s’est immobilisé complètement – j’ai eu une vision du Suprême... plus belle que celle de la Guîtâ. Une vision du Suprême.11 Et alors, cette vision m’a prise littéralement dans ses bras; elle s’est tournée vers l’Ouest, c’est-à-dire vers l’Inde, et m’a présentée – et j’ai vu qu’à l’autre bout c’était Sri Aurobindo. C’était... je l’ai senti physiquement. J’ai vu, vu... J’avais les yeux fermés mais j’ai vu (j’ai eu deux fois cette vision du Suprême: une fois ici, longtemps après, mais cette fois-là c’était la première fois)... indescriptible. C’était comme si cette Immensité se réduisait à un Être un peu géant, qui me soulevait comme un fétu de paille et qui me présentait – pas un mot, pas autre chose, rien que ça. Puis tout a disparu.

Le lendemain, on commençait à préparer le départ pour revenir dans l’Inde.

Quand je suis revenue du Japon après cette vision, c’est là que cette rencontre de Sri Aurobindo a eu lieu, avec la certitude de la Mission qui s’accomplira.

(silence)

On peut raconter ça d’une façon très simple, ce ne sont pas des choses métaphysiques. Naturellement, c’est de l’occultisme, mais c’est tout à fait concret et simple: des choses qu’un enfant peut comprendre.

Et ça, ce sont les vrais jalons de toute l’Histoire.

J’ai l’impression qu’un jour ce sera dit. Mais il faut d’abord que ça (Mère touche son corps), ce soit suffisamment changé. Alors ça aura toute sa valeur.

Tu comprends, toutes mes certitudes – toutes sans exception – ne sont JAMAIS venues à travers le mental. La compréhension intellectuelle est venue longtemps après. Chacune de ces expériences a été comprise longtemps après. Petit à petit, petit à petit, tout ça devient capable de comprendre de quoi il s’agit (je ne parle pas de tout ce que l’on sait philosophiquement; ça, ce n’est rien, c’est du grimoire d’érudit, ça ne m’intéresse pas du tout), mais la compréhension là-haut, de la conscience intellectuelle, est venue longtemps après l’expérience. L’expérience est venue, depuis ma toute petite enfance, comme ça, massive – ça vous prend et puis vous n’avez pas besoin de croire ou de ne pas croire, de savoir ou de ne pas savoir, rien de cela, plan! Il n’y a rien à dire: vous êtes en face d’un fait.

Et c’est ça, justement, une fois, dans les dernières années de difficultés, Sri Aurobindo m’a dit que c’était ma supériorité; il m’a dit que c’était pour cela qu’il y avait (comment dire?) plus de possibilités que j’aille jusqu’au bout.

Je n’en sais rien encore. Le jour où je le saurai... ce sera fait, probablement. Parce que ça viendra de la même façon, ça viendra comme un fait massif: ce sera COMME ÇA. Et longtemps après que ce sera «comme ça», la compréhension dira: «Ah! mais c’est ça!»

Ça vient d’abord, et puis on le sait après.

Pour le moment, c’est pas là.

(silence)

Un livre comme ça (avec les voiles suffisants naturellement), dit le plus simplement du monde – comme j’ai dit La Science de Vivre, je crois, comme ça – et puis, bon, on parle aux gens leur propre langage. Oh! pas de philosophie surtout! rien de tout cela! Seulement on raconte des histoires extraordinaires comme on raconterait une histoire matérielle, la même chose. Mais l’Histoire est là, c’est ça le plus important!

Ça a commencé depuis que j’étais toute petite, et l’Histoire était là.

Mais ça n’a jamais passé par ma tête d’abord, jamais-jamais-jamais! Il y a de ces expériences qui me sont arrivées quand j’étais enfant et que je n’ai comprises que quand Sri Aurobindo m’a dit certaines choses, alors j’ai dit: «Ah! c’était ça!...» Voilà. Jamais, jamais je n’avais eu la curiosité de comprendre de cette façon-là [avec la tête], ça ne m’intéressait pas – le résultat m’intéressait: comment ça changeait au-dedans, comment l’attitude vis-à-vis du monde était changée, comment la position vis-à-vis de la création était changée. Ça, ça m’intéressait, toute petite. Tout ce petit monde que les petits enfants ont autour d’eux, comment ça se faisait-il qu’après certains incidents, qui avaient des allures tout à fait ordinaires, ma relation avec lui était tout à fait changée? Et c’était toujours la même chose: au lieu de se sentir en dessous, avec quelque chose qui vous pèse sur la tête et on va comme un âne sur le chemin, c’était quelque chose qui faisait comme ça (geste de soulèvement), et on était au-dessus, on pouvait commencer à changer: ça, qui était de travers, pourquoi pas le mettre droit? Comme on range un tiroir.

Pourquoi? Comment? Ce que cela veut dire? – Qu’est-ce que ça peut me faire! Ce qui est important, c’est que ce soit droit!

Ça a commencé à l’âge de cinq ans. Il y aura bientôt quatre-vingts ans de cela.

Si Dieu veut et qu’on arrive au bout, alors on racontera simplement ce qui s’est passé, c’est tout – pas, pas d’enseignement! Voilà, mon petit.

Pense à ce que je t’ai dit. Je voudrais ça: que ton livre, nous le publiions tel qu’il est, avec toute, sa force, tout ce que Sri Aurobindo y a mis, et puis qu’on travaille un peu pour le faire marcher et faire son travail. Et puis, que tu t’entendes avec ces gens... Il faudrait d’abord que tu écrives presque tout, simple, tu sais, quelque chose de simple, et très positif: le côté très constructif – très constructif, très simple. Pas essayer de convaincre, pas de grands problèmes – non-non-non, pas de grands problèmes!... Sri Aurobindo est venu dire au monde que l’homme n’est pas la dernière création, qu’il y a une autre création, et il ne l’a pas dit parce qu’il l’a su, il l’a dit parce qu’il l’a senti. Et il a commencé à le faire. Et puis voilà.

Ça n’aura pas besoin d’être long.

Tu désires que je refasse un autre livre!?

Oui... sans te donner beaucoup de mal! (Mère rit) Comme ça, simplement – si tu veux, si tu sens. Tu comprends ce que je veux dire: un livre qui soit vrai en ce sens que tu ne diras rien qui ne soit parfaitement vrai, mais sur un plan accessible... pas à l’homme «supérieur»: accessible au brave homme qui trouve que vraiment la vie n’est pas bonne et pas agréable et qui se demande s’il n’y aurait pas moyen que ce soit mieux.

Sans... sans grandes spéculations.

Il y a des choses de Sri Aurobindo, comme cela, dans son livre, On Himself, il y a beaucoup de choses. Tu verras, mon petit, si tu sens. Si tu le sens.

Et l’écrire dans une détente, comme ça. Et puis, on leur donnera de jolies petites photos... de revues illustrées! Ce serait une très plaisante réponse: «Ah! c’est cela que vous voulez! Mais voilà, comment donc!

Seulement je réclame le droit de publier mon premier livre. Mais je ne vous ferai pas concurrence parce que ce sera publié en Inde (c’est nous qui le publierons). Voilà. Rendez-moi mon manuscrit, on vous fera quelque chose de bien gentil.»

Et note que ça peut être d’une très grande beauté dans sa simplicité, et d’une beauté que les gens qui ont du chagrin peuvent sentir, que les gens qui sont fatigués de la vie peuvent sentir, que les gens qui ont la tête cassée de tous ces raisonnements et de tous ces dogmes peuvent sentir – les gens qui sont fatigués de trop bien penser.

Moi, je suis la première! Il n’y a rien qui me fatigue plus que les philosophes.12

L'enregistrement du son fait par Satprem    

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1 L’enregistrement du début de cette conversation n’a pas été conservé.

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2 Il existe un enregistrement de ce passage, mais le fragment suivant n’a pas été conservé.

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3 Ces images n’avaient pas été choisies par le disciple.

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4 L’enregistrement reprend à partir d’ici.

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5 En 1915, quand Mère est partie de Pondichéry pour la France, puis le Japon.

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6 En fait, le disciple a rencontré Sri Aurobindo en 1946 ou 1947.

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7 Thémanlys.

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8 Rue François Martin.

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9 Mère fait probablement allusion à ce passage de Prières et Méditations (3 septembre 1919): «Comme l’homme n’a pas voulu du repas que j’avais préparé avec tant d’amour et de soin, alors j’ai invité Dieu à le prendre...»

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10 Voir conversation du 5 novembre 1961.

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11 Mère fait peut-être allusion à ce passage de Prières et Méditations (10 octobre 1918): «Mon Père m’a souri et m’a prise dans ses bras puissants...»

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12 Il existe un enregistrement de cette conversation, à part les passages signalés au début.

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