Mère
Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo
Traduction et commentaires. Tape recordings (1958)
5 — Si seulement les hommes entrevoyaient les jouissances infinies, les forces parfaites, les horizons lumineux de connaissance spontanée, les calmes étendues de notre être qui nous attendent sur les pistes que notre évolution animale n’a pas encore conquises, ils quitteraient tout et n’auraient de cesse qu’ils n’aient gagné ces trésors. Mais le chemin est étroit, les portes sont difficiles à forcer, et la peur, le doute, le scepticisme sont là, tentacules1 de la Nature pour nous interdire de détourner nos pas des pâtures ordinaires.
Ce que Sri Aurobindo a écrit et qui a été traduit par «entrevoyaient», veut dire «voir dans sa totalité mais pour un très court moment». Il est évident qu’une vision constante de toutes ces choses, automatiquement, vous obligerait à prendre le chemin. Il est certain aussi que d’avoir un petit aperçu fragmentaire ne suffit pas; ce n’est pas un poids assez fort pour vous obliger à suivre la route.
Mais si on avait une vision totale, si courte soit-elle, on ne pourrait pas résister à la tentation de faire l’effort nécessaire pour réaliser; mais en fait, c’est la vision totale qui est rare. C’est pour cela que Sri Aurobindo nous dit: «Si seulement les hommes...»
À vrai dire, ceux qui sont prêts, qui sont indubitablement destinés à la réalisation, il est fort rare qu’ils n’aient pas, à un moment donné de leur vie, ne serait-ce que pour quelques secondes, l’expérience de ce qu’est cette réalisation.
Mais même ceux-là, même ceux dont le destin est sûr, ils ont à lutter terriblement, d’une façon obstinée, contre ce quelque chose que l’on semble absorber avec l’air qu’on respire: cette crainte, cette peur de ce qui peut arriver. Et c’est si stupide, parce que, en dernière analyse, le destin de chacun est le même: on naît, on vit — plus ou moins bien — et on meurt; puis on attend plus ou moins longtemps, on recommence à naître, à vivre — plus ou moins bien — et encore à mourir, et ainsi de suite indéfiniment, jusqu’à ce qu’on soit prêt à en avoir assez.
Peur de quoi? peur de sortir de l’ornière? peur d’être libre? peur de ne plus être un prisonnier?
Et puis, quand on a assez de courage pour surmonter cela, que l’on se dit: «Advienne que pourra! Après tout, n’est-ce pas, on ne risque pas grand-chose», alors on se méfie, on se demande si c’est raisonnable, si c’est vrai, si, tout ça, ce ne sont pas des illusions, si on ne se monte pas la tête, si cela correspond vraiment à quelque chose... Et notez, cette méfiance semble idiote, mais on la trouve même chez les plus intelligents, même chez ceux qui ont eu des expériences répétées, concluantes — je dis, c’est quelque chose que l’on absorbe avec la nourriture que l’on prend, avec l’air que l’on respire, avec le contact des autres, et c’est pour cela que l’on peut dire «les tentacules de la Nature», partout, comme une pieuvre, qui se glisse, en toutes choses, et qui vous attrape, et puis qui vous lie.
Et même quand on a surmonté ces deux obstacles, quand les expériences sont assez fortes pour que l’on ne puisse plus douter, que ce soit impossible (c’est comme si l’on doutait de sa propre vie), alors il reste cette chose affreuse, mesquine, sèche, acide: le scepticisme. Et ça, c’est basé sur l’orgueil humain, c’est pour cela que ça dure si longtemps. On veut se croire supérieur à toutes ces choses: «Oh! moi, je ne tombe pas dans ces panneaux! je suis un homme raisonnable, je vois les choses d’un point de vue pratique, on ne me trompe pas.» C’est affreux! c’est sordide. Mais c’est dangereux.
Même au moment des plus grands enthousiasmes, même au moment où l’on est plein d’une expérience exceptionnelle, merveilleuse, de tout en bas ça monte, c’est laid, c’est visqueux, c’est repoussant. Et pourtant ça monte et ça abîme tout.
Pour vaincre cela, il faut être un guerrier formidable, il faut lutter avec toutes les obscurités de la Nature, avec toutes ses malices, avec toutes ses tentations.
Pourquoi fait-elle cela? C’est comme si elle allait à l’encontre de son propre but. Mais je vous ai déjà expliqué cela très souvent: la Nature sait très bien vers quoi elle va, quel est l’aboutissement, elle le veut, mais... à sa manière. Elle ne trouve pas que l’on perd du temps, elle. Elle a l’éternité devant elle. Elle veut suivre son chemin comme il lui plaît, avec autant de méandres qu’il lui plaît, avec des retours en arrière, en s’écartant du droit chemin, en recommençant plusieurs fois la même chose pour voir ce qui arrivera; et alors, ces illuminés hurluberlus qui veulent arriver tout de suite, aussi vite que possible, qui ont soif de vérité, de lumière, de beauté, d’équilibre... ils l’ennuient, ils la talonnent, ils lui disent qu’elle perd son temps. Son temps! Elle répond toujours: «Mais j’ai l’éternité devant moi, est-ce que je suis pressée! pourquoi êtes-vous si pressés?» et avec un sourire encore elle leur dit: «C’est à la mesure de l’être humain, votre hâte; élargissez-vous, devenez infinis, soyez éternels, et vous ne serez plus pressés.»
Il y a un tel amusement sur le chemin, pour elle — mais ça n’amuse pas tout le monde.
C’est ce qui arrive quand on voit les choses de très haut, de très loin, quand on voit les choses très vastes, presque infinies: tout ce qui trouble l’être humain, le fait souffrir, cela disparaît; et alors, ceux qui sont très sages et qui ont abandonné la vie pour une sagesse très haute, vous disent avec un sourire: «Pourquoi souffrez-vous? Sortez de là, vous ne souffrirez plus!» C’est très bien individuellement, mais enfin, si l’on pense aux autres, on peut vouloir que cette comédie, un peu tragique, finisse plus tôt. Et c’est très légitime d’être fatigué de vivre comme un animal sur un pâturage, fatigué de se promener de bout d’herbe en bout d’herbe, de ruminer dans un coin ce que l’on a absorbé, d’avoir des horizons très limités et de manquer toutes les splendeurs de la vie.
La Nature, ça l’amuse peut-être que nous soyons comme cela, mais nous, nous en avons assez, nous voulons être autrement.
Et c’est cela, c’est quand vraiment on en a assez et qu’on veut que ce soit autrement, que l’on a le courage, la force et la possibilité de vaincre ces trois ennemis terribles qui sont la peur, le doute et le scepticisme. Mais je le répète, il ne suffit pas de s’asseoir un beau jour, de se regarder être et de lutter avec cela en soi une fois pour toutes; il faut le faire et le refaire et le refaire et continuer d’une façon qui paraît presque sans fin, pour être sûr d’en être débarrassé. À vrai dire, on n’est peut-être jamais débarrassé vraiment, mais il arrive un moment où l’on est, au-dedans de soi, si différent que cela ne peut plus vous toucher. On peut les voir, mais on les voit avec un sourire; et avec un simple geste, ils s’en vont, ils retournent là d’où ils sont venus, peut-être un peu changés, peut-être moins forts, moins obstinés, moins agressifs — jusqu’au moment où la Lumière sera assez forte pour que toute l’obscurité disparaisse.
Quant à ces merveilles dont Sri Aurobindo nous parle, il vaut mieux ne pas les décrire, parce que chacun les sent, les éprouve, en a l’expérience à sa manière — et pour chacun c’est la meilleure. Il ne faut pas adopter la manière des autres, il faut avoir la sienne propre, alors l’expérience a toute sa valeur, tout son prix inestimable.
Pour finir, je vous souhaite à tous de les avoir, ces expériences. Et pour cela, il faut de la foi, de la confiance, beaucoup d’humilité et une grande bonne volonté.
S’ouvrir, aspirer, et attendre. Ça vient sûrement. La Grâce est là, elle ne demande qu’à pouvoir travailler pour tous.
10 octobre 1958
1 Une nouvelle lecture du manuscrit a plus tard révélé qu’en fait Sri Aurobindo a employé le mot «sentinelles» et non «tentacules».